Les deux économistes évoquent leur engagement et s’affrontent en ligne claire sur leur vision du monde : là où Bruno Colmant insiste sur le rôle de l’État stratège, Rudy Aernoudt plaide pour une diminution de son rôle. Le libéralisme est-il mort ? Les robots vont-ils changer le monde ? Comment payer nos pensions ? Un échange existentiel.
Rudy Aernoudt et Bruno Colmant illustrent les deux faces d’une économie en pleine mutation. Le premier a été chef de cabinet de plusieurs ministres libéraux et accompagne désormais le président du MR, Georges-Louis Bouchez. Le second a travaillé pour le libéral Didier Reynders avant de virer sa cuti pour devenir un sympathisant de la sociale-démocratie, conscient de l’enjeu écologique. Ils ont battu le fer pour Trends-Tendances. Un échange édifiant sur les clivages actuels.
TRENDS-TENDANCES. Vous considérez-vous comme des économistes engagés ?
BRUNO COLMANT. Oui, je suis un économiste engagé. Je suis un enfant de l’État-providence et j’ai toujours voulu rendre au pays ce que j’ai reçu par le transfert de connaissances.
Mais vous avez changé de sensibilité ces dernières années…
B.C. J’ai nuancé mon engagement, c’est vrai. J’ai fait partie de cette génération totalement illusionnée par l’économie de marché que l’on apprenait à l’université. Ma formation aux États-Unis a renforcé cette empreinte néolibérale. Je m’en suis écarté progressivement. Cela n’a pas été facile parce que j’ai dû me déconstruire intellectuellement et j’ai dû l’expliquer publiquement.
Vous êtes devenu un sympathisant du PS ?
B.C. Je suis un social-humaniste. En tout cas, je ne me retrouve plus dans le MR actuel.
Je ne me retrouve plus dans le MR actuel.
Rudy Aernoudt, pourquoi vous êtes-vous engagé en politique ?
RUDY AERNOUDT. C’est la sixième fois que j’occupe un poste de chef de cabinet. Nous avons besoin d’intellectuels et d’économistes qui s’engagent. C’est notre devoir. Je viens de l’université de Gand où 85% des intellectuels sont de gauche, mais cela ne me gêne pas, je préfère que l’on dise ce que l’on pense. Je suis économiste, mais aussi philosophe, et je suis un grand fan d’Hannah Arendt quand elle dit : “L’indifférence, c’est le début de la fin de la démocratie”. Tous les économistes devraient s’engager, cela manque en Belgique, sur base d’une opinion argumentée.
Là-dessus, vous êtes d’accord, mais sur le fond, vous ne l’êtes pas : Bruno Colmant, vous attribuez les maux du monde actuel au néolibéralisme !
B.C. Le libéralisme est positif pour l’entrepreneuriat et l’innovation. Dire qu’il n’a pas apporté de progrès humain, ce serait un mensonge éhonté. Cela a apporté de la prospérité. Mais la déroute a commencé dès le moment où l’on a parlé d’économie de marché : comme si les marchés savaient mieux que les pouvoirs publics comment gérer…
C’était le reflet d’une financiarisation de l’économie…
B.C. Exactement. Cette logique financière a pour conséquence de disqualifier l’humain et l’écologie. C’est l’immédiateté du gain, indépendamment des conséquences que cela entraîne. Aux États-Unis, cela a d’ailleurs vulnérabilisé les travailleurs qui n’ont aucune protection collective et font face aux mouvements dans le capital.
Rudy Aernoudt, partagez-vous ce constat, ne serait-ce qu’en partie ?
R.A. Non ! Ce n’est pas parce que le marché échoue que l’État fait mieux. Il peut intervenir dans le cas de dérives, oui, mais pas se substituer à lui. En Belgique ou en France, le gouvernement a trop de poids. Chez nous, le gouvernement ponctionne 54% de l’économie totale, cela tue toute initiative privée. Cela accentue le déficit, contraint à prélever plus de taxes encore, et cela ne mène à rien. Si l’on tue le libéralisme, c’en sera fini de la prospérité.

Rudy Aernoudt – Trends-Tendances
Faudrait-il plus de libéralisme, alors ?
R.A. Le libéralisme, c’est la liberté d’agir, de travailler, d’innover, et cela doit rapporter. Mais c’est aussi la responsabilité de veiller aux gens qui ne sont pas capables de travailler. Pour que cela fonctionne, il faut éviter les abus qui empêchent le financement du système. Liberté et responsabilité, cela va de pair. Nous avons trop d’État. Contrairement à Bruno, je veux moins d’État et moins d’impôts. Regardez les Pays-Bas : ils sont à 44% de dépenses publiques contre 54% chez nous, et cela fonctionne très bien. On pourrait diminuer nos dépenses de 10%.
B.C. Je ne suis pas d’accord. Il faut faire attention aux comparaisons internationales. Par exemple, aux Pays-Bas, l’essentiel des pensions se fait par capitalisation.
R.A. C’est ce que l’on devrait faire chez nous aussi.
B.C. Mais nous, nous voulons une solidarité transgénérationnelle. Non, on ne peut pas gérer un État comme un marché parce qu’il gère un projet de santé à long terme, avec des fonctions morales comme l’éducation, les soins de santé… Le marché ne fera jamais cela, il limitera la solidarité et raccourcira l’horizon de temps. Jamais un marché ne sécrétera un enseignement fondamental, il veut de l’utilitarisme.
Le problème, aujourd’hui, c’est que l’État se mêle de tout.
Mais cela ferait partie de ses missions de base comprises dans ces 44% envisagés, non ?
R.A. C’est précisément la question : quelle sont les missions essentielles pour l’État ? L’enseignement, la sécurité, la santé en partie… Le problème, aujourd’hui, c’est que l’État se mêle de tout. Quand on regarde les baromètres d’efficacité de l’État, nous obtenons parmi les pires scores de l’Europe. Il faut redéfinir ses missions de base. Je suis d’accord avec Bruno quand il souligne la nécessité de réguler le marché, mais il ne faut pas le tuer. Regardez la Commission européenne d’Ursula von der Leyen : elle a adopté 13.000 nouvelles directives qui doivent toutes être traduites dans nos législations. Cela ne va pas. Des études montrent que le niveau d’intervention optimal de l’État dans l’économie, c’est entre 38 et 42% du PIB.
B.C. Le problème, c’est qu’à l’arrière-plan de tous les scénarios économiques, il y a le vieillissement de la population. Mécaniquement, les dépenses des pensions et des soins de santé vont augmenter. On peut évidemment rompre le contrat social, mais les plus âgés se retrouveraient en grandes difficultés financières. Si l’on change ce contrat, on doit le faire sur un horizon de 40 ans, celui d’une carrière complète. Par ailleurs, ce poids de l’État va diminuer quand ce papy-boom sera épuisé par la biologie humaine, dans 15 ans à peu près. En Belgique, aujourd’hui, les cotisations sociales ne couvrent plus que la moitié des prestations sociales. L’État doit compenser le manque. C’est d’ailleurs toute l’ambiguïté du MR qui dit vouloir baisser les impôts, alors qu’ils devront les augmenter pour financer ces prestations sociales. Il faut être nuancé dans ce débat.
Est-ce une contradiction dans votre chef, Rudy Aernoudt ?
R.A. Quand on voit le niveau d’impôts que les gens payent, ce n’est pas possible ! Comment voulez-vous motiver les gens, les jeunes en particulier ? Donc, oui, je persiste à dire qu’il faut diminuer les impôts. Par ailleurs, il faut lutter contre les abus : on ne peut pas nous expliquer qu’il y a autant de malades de longue durée en Belgique qu’en Allemagne. Le concept de solidarité a été mal utilisé. Bien sûr, il y a un problème démographique. Mais je pose la question, en tant qu’intellectuel : a-t-on besoin de fixer l’âge de départ à la pension ? Pourquoi ne laisse-t-on pas cela ouvert ? Si toi, Bruno, tu as envie de donner des cours jusqu’à 75 ans, pourquoi pas ?
B.C. Personne ne m’empêche de le faire.
R.A. Les professeurs doivent s’arrêter à 65 ans ou 67 ans. Au-delà, ils ont des limites de revenus. Une telle liberté serait un concept libéral !
Mais dans ce cas, on pourrait partir à 53 ans, non ?
R.A. Pas avec la même rémunération, alors ! Je reviens avec mes principes : libéral et responsable ! Si je fais un choix, je paye le prix de mon choix.
Diminuer les impôts, est-ce soutenable ?
R.A. Qui fait fonctionner l’économie ? La classe moyenne. Elle paye 78% de tous les impôts, alors qu’elle ne représente que 72% de la population. Les gens de cette classe sont pressés comme des citrons. À ce rythme, on risque de tuer l’activité. Non, il faut diminuer les impôts.
Mais ne faut-il pas faire contribuer les “épaules les plus larges” ?
R.A. Le problème chez nous, je le répète, ce ne sont pas les impôts, mais les dépenses. C’est là-dessus qu’il faut travailler au lieu d’inventer de nouvelles taxes. Quand je lis que Bruno veut une taxe sur les robots… Tu l’as proposée, non ?
B.C. Prenons les choses dans l’ordre. En ce qui concerne l’âge de la retraite, tout le monde comprend qu’il doit être légèrement augmenté, c’est d’ailleurs un gouvernement libéral qui l’a décidé. Si tout le monde part quand il veut, cela signifie qu’il n’y aura plus assez de moyens pour payer les retraites. En ce qui concerne les impôts, la volonté de les baisser mène à un cul-de-sac arithmétique. Postuler que la croissance économique et la diminution des dépenses vont compenser cela, c’est un postulat incorrect, surtout avec la croissance d’à peine 1% que l’on connait actuellement.
R.A. Je vais citer quelqu’un qui n’était pas libéral, Che Guevara : “Soyons réalistes, exigeons l’impossible”. Il faut une croissance économique plus importante, le gouvernement doit tout faire pour y arriver : faire travailler les gens plus longtemps, remettre les chômeurs au travail ou les faux malades de longue durée et réduire les impôts sur le travail.

Bruno Colmant – Trends Tendances
Mais beaucoup d’institutions disent que l’effet retour est aléatoire !
R.A. Une étude montre que 50% des entreprises belges ont un potentiel de croissance qu’elles n’utilisent pas. Il faut changer le contexte pour libérer cela.
B.C. Les effets retour promis par le gouvernement sont exagérés. Je ne connais pas les chiffres de Rudy sur ce potentiel des entreprises, mais à mon avis, la croissance de demain sera surtout “machiniste” avec la numérisation et l’intelligence artificielle. Elle n’aura pas un effet de ruissellement. La valeur des entreprises va augmenter, mais la valeur humaine sera plus relative.
Êtes-vous vraiment favorable à une taxation des robots ?
B.C. Si la valeur du travail humain se réduit avec l’intelligence artificielle et si les gains de productivité sont pris par les machines, il ne serait pas illogique de réfléchir à des cotisations sociales payées par les entreprises pour une quote-part des emplois disparus. Dans un monde qui se robotise, la question va se poser. Nous sommes exactement dans le même débat que Marx avait identifié, il y a un siècle et demi, sur la façon de partager ces gains de productivité dans une révolution industrielle. Dans le monde, la part des revenus du capital augmente par rapport à celle des revenus du travail, et cette tendance va s’accélérer. Il suffit de voir la capitalisation boursière des géants de la tech…
Est-ce un risque que vous mesurez ?
R.A. J’ai visité en Chine les “dark factories”, ces entreprises qui fonctionnent sans lumière et tournent sans personne, même pour contrôler. Une grande partie de la production sera faite par les robots et l’IA. Mais ce travail qui va se libérer, on en aura besoin pour autre chose : on a parlé du vieillissement, du secteur des soins… Le marché, régulé par le gouvernement, doit déterminer ces besoins. Je ne pense pas que tout le monde sera sans boulot. Ces technologies sont une opportunité car la productivité est une clé. Mais il faut une vision à terme qui dépasse les élections.
B.C. Précisément, et cette réflexion n’a pas lieu. Je précise que cette révolution ne vaut pas que pour les machines : on aura bientôt des “dark offices” où l’on remplacera les cols blancs. Nous sommes face à une révolution industrielle qui est gigantesque : après l’effet de sidération, le changement sera important les cinq prochaines années.
R.A. C’est pourquoi il faut repenser le rôle de l’État, en trouvant la bonne combinaison.
B.C. Tu as raison sur le fait de réinvestir dans le travail, mais il faut assurer les missions sociales.
Rudy Aernoudt, vous êtes devenu chef de cabinet de Georges-Louis Bouchez. Un choix du cœur ?
R.A. Quand il m’a contacté, j’étais professeur à HEC Paris et à l’Université de Gand à plein temps, mais j’ai accepté parce que j’approuve sa vision économique à 100%. Il envisage celle-ci à plus long terme, pour les prochaines générations, et elle repose sur la croissance économique. Il faut du capital, du travail et un état d’esprit pour entreprendre. Mais il faut créer le contexte pour cela.
Quitte à cliver ? Car Georges-Louis Bouchez est très clivant…
R.A. Au niveau du caractère, il n’y a pas beaucoup de différence entre lui et moi. Je pense qu’il faut cliver et provoquer pour faire changer les choses. Il faut tourner le fer dans la plaie. Les gens doivent comprendre le degré d’urgence… Lors des manifestations, on ne cesse de réclamer des moyens supplémentaires, mais il suffit de regarder les chiffres : veut-on transmettre ces déficits à nos enfants et en arriver à une situation comme la Grèce ?
B.C. On ne sera jamais dans une situation comme la Grèce.
R.A. Ah non ? Tu parlais des pensions : s’il faut une génération et demi pour passer à un système de capitalisation, rajoute cela à notre dette et on atteint pratiquement 300% du PIB. L’état financier de notre pays est critique.
Bruno Colmant, que pensez-vous de cette volonté de cliver ?
B.C. Tout d’abord, je regrette que notre démocratie se soit transformée en particratie.
R.A. Là, nous sommes d’accord.
B.C. Le fondement de notre Constitution a été dévoyé : nous ne sommes pas dirigés par les personnes que nous avons élues. La voix d’un adhérent d’un parti devient plus importante que la voix d’un électeur. Ensuite, je ne suis pas pour le discours clivant : il est dangereux dans un monde qui a besoin de tempérance et de calme. Je suis favorable à un débat contradictoire, mais cela ne doit pas s’apparenter à de la saturation médiatique. Cela est d’autant plus dangereux que les humains ont été progressivement désunis les uns des autres en raison du modèle économique, des réseaux sociaux… Le discours clivant rend l’émotivité plus importante que l’érudition. Je suis inquiet de voir que cela contribue à l’énervement social.