Paul Vacca
“Les théoriciens de la Terre plate se répandent tout autour du globe”
Il était une fois Benedict Redgrove, un photographe américain. Né en 1969, fasciné depuis sa plus tendre enfance par la conquête spatiale, il raconte que son premier souvenir date du jour où il a suivi les premiers pas sur la Lune à la télévision depuis son landau.
Il y a quelques années, lui vient l’envie de réunir dans un livre des photos d’objets liés aux voyages spatiaux de la Nasa : tenues, capsules, gants, casques ou même tampons en caoutchouc pour imprimer les noms des astronautes sur leur combinaison… Son ambition : transmettre l’esthétique si particulière de ces icônes du rêve spatial américain.
Un rêve qui se heurte vite à la réalité terrestre. Obtenir les autorisations de la Nasa lui prend cinq ans et les contraintes logistiques liées aux prises de vue s’accumulent grevant son devis bien au-delà de son budget. Il monte alors un compte de financement participatif via Kickstarter, une plateforme de crowdfunding pour une somme de 189.277 dollars. Une plateforme qui fonctionne au ” tout ou rien ” – soit vous obtenez la somme demandée, soit rien – pour éviter que les donateurs soient lésés lorsqu’un projet n’est pas financé à 100%.
Et comme c’est devenu très courant, pour soutenir sa campagne de financement, Redgrove s’achète quelques messages sur Facebook. Il découvre à cette occasion le système publicitaire du réseau social. La possibilité de choisir son audience en déterminant ceux qu’il souhaite toucher – sa cible, jusque-là c’est comme pour un média traditionnel. Mais aussi, ceux à qui il ne veut pas exposer ses annonces : ceux susceptibles de troller sa page avec des messages de haine. Au premier chef, la mouvance du complot qui nie l’existence des voyages sur la Lune pensant que la Nasa et le gouvernement américain ont monté de toutes pièces cette expédition, mais aussi les nombreux membres actifs de la Flat Earth Company – aussi appelés les ” platistes ” – qui défendent avec le plus grand sérieux du monde que la Terre est plate.
Ses messages sont acceptés et postés par Facebook. Mais dans les heures qui suivent, Redgrove reçoit un message lui indiquant que son annonce a été retirée. L’explication est laconique : ” publicité trompeuse générant de nombreuses réactions négatives “. Il retente 15 ou 20 fois avec toujours le même scénario : le message est validé puis se retrouve invariablement refusé pour les même raisons.
Redgrove subodore assez vite que c’est l’algorithme de Facebook qui rejette ses annonces, pas un employé. Il cherche à en savoir plus via Facebook mais impossible de joindre quelqu’un. Silence radio. Il comprend alors que les commentaires sous ses messages émanant de platistes ou de négationnistes grippent la machine. Lorsqu’il parvient enfin à contacter Facebook, on lui sort la litanie habituelle, façon Mark Zuckerberg devant les sénateurs américains : une erreur incompréhensible, le système n’est pas encore parfait, cela nécessite de regarder en profondeur, nous allons tout mettre en oeuvre pour essayer de comprendre ce qui s’est passé…
Quelle morale tirer de cette histoire ? Le simple constat déjà que le ciblage (sur)vendu par Facebook n’est pas opérant puisque les platistes ont pu voir en masse l’annonce de Redgrove. Et aussi qu’une annonce factuelle peut être annulée par le seul fait qu’un groupe de personnes se sente offensé et la déclare fausse. Bref, Facebook n’a aucune maîtrise sur les messages même publicitaires sur son réseau.
Dans un sens, c’est rassurant. Cela prouve qu’ils ne sont pas tout- puissants. Mais c’est inquiétant aussi. On remarque une fois encore que la créature de Zuckerberg lui échappe totalement. Un mythe chasse l’autre : Big Brother cède sa place à Frankenstein.
Mais il y a une autre morale plus inattendue. Contre toute attente, le dénigrement des platistes a eu un effet bénéfique pour Redgrove. Celui-ci est le premier à le reconnaître : elle lui a permis d’obtenir une audience inespérée et surtout à mobiliser ses troupes. A son insu, il a pu tester la puissance effective de la polarisation : plus on divise, plus on clive, plus on ” engage ” son propre camp. Et, de fait, les promesses de dons ont afflué lui permettant d’obtenir à quelques jours du compte à rebours son financement total. Sans les attaques des platistes peut-être n’aurait-il obtenu que des likes indifférents et pas d’engagements ? Et nous ne lui aurions certainement pas consacré une tribune aujourd’hui.
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