Jean-Pierre Schaeken Willemaers
Les réseaux électriques européens sont-ils gérables sans intelligence artificielle?
Le reformatage bas carbone du système électrique européen implique une augmentation accélérée dans le mix électrique du renouvelable essentiellement intermittent (conduisant à une décentralisation de la génération électrique), une autoproduction accrue provenant de petits, voire de moyens consommateurs, une croissance substantielle de la production thermique (gaz) pour assurer la sécurité d’approvisionnement, c’est-à-dire pour compenser l’intermittence, et dans quelques États membres la fermeture des centrales nucléaires.
La pénétration de l’éolien et du photovoltaïque, au-delà d’un certain seuil, déstabilise le système électrique et n’assure plus, en toutes circonstances, le maintien de la fréquence et de la tension dans les limites requises sans lourds investissements dans les systèmes de compensation de l’intermittence et dans les infrastructures.
Ces contraintes compliquent la gestion des réseaux d’autant plus que las actifs (équipements, câbles de transmission et de distribution ainsi que les appareils de mesure et de contrôle) sont vieillissants.
Les gestionnaires de réseau doivent faire face à de nombreux défis en termes de stratégie à court et moyen terme (équilibre entre l’offre et la demande) et à long terme
(la planification des investissements malgré les contraintes budgétaires et un contexte social plutôt défavorable aux grands projets d’infrastructure) en plus des défis d’usage et de technologie.
Si les mesures prises s’avéraient insuffisantes pour répondre à la demande croissante d’électricité (numérisation de l’économie et voitures électriques), il n’y aurait plus d’autres solutions pour éviter des coupures de courant plus fréquentes et de durées plus longues que l’importation d’électricité et le délestage des consommateurs.
Or les importations des pays voisins s’avèrent de plus en plus problématiques, les États membres et plus particulièrement ceux de l’Ouest européen étant confrontés aux mêmes problèmes de pénurie et d’évolution de leur mix électrique. Quant aux interruptions forcées de fournitures, elles sont hautement préjudiciables pour les entreprises et donc pour la prospérité des pays concernés.
Le défi pour l’Union européenne n’est pas seulement économique, mais il est également social. La grogne croissante des populations contre la prolifération de groupes, voire de gigantesques parcs d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques (nuisances diverses, dégradation du paysage, etc.), l’augmentation du prix de l’électricité résultant de la réorganisation du mix électrique ainsi que la crainte de coupures de courant plus fréquentes et plus longues, ne fera que s’amplifier si la politique verte actuelle n’est pas notablement modifiée. Pourrait-elle aboutir à un soulèvement du type gilet jaune ? À quelle échéance ?
Comment éviter une telle issue ?
Les réseaux intelligents s’adossant aux nouvelles technologies et au numérique sont-ils la solution ? Permettraient-ils d’éviter ou du moins de fortement réduire les investissements onéreux dans le stockage et les infrastructures avec leurs impacts environnementaux et humains, notamment en réduisant les pics de consommations annuelles ?
Les technologies avancées et le numérique permettent :
- l’évaluation dynamique de la capacité du transport d’électricité et donc la possibilité d’extraire plus de valeur des câbles existants et d’éviter ainsi des investissements inutiles dans de nouvelles lignes ;
- une meilleure prévisibilité et un contrôle plus précis du réseau grâce aux informations transmises automatiquement par les appareils de mesure stationnaires ou embarqués (drones), les détecteurs de toutes sortes et les modèles mathématiques avancés et leur traitement numérique. La détection précoce d’usures, de températures trop élevées ou de surtensions dans des câbles ou dans des appareils de postes électriques, etc. permet de prendre les mesures adéquates, réalisées automatiquement. De telles actions de prévention sont de nature à éviter des interruptions de fourniture de courant ou autres dysfonctionnements coûteux pouvant conduire à de sérieuses perturbations de réseaux, voire à des black-out ;
- une contribution simple et efficace à la gestion automatique de la demande grâce à des compteurs intelligents couplés à des appareils intelligents chez les consommateurs ;
- le contrôle et le support automatiques par des onduleurs et autres électroniques de puissance;
- le stockage intégré activé pour aplanir les variations de la production d’électricité ainsi que les déséquilibres entre l’offre et la demande, du moins pendant de courtes périodes ;
- le stockage derrière le compteur local permettant d’absorber le surplus de production des panneaux solaires.
Grâce à ces progrès techniques et à la gestion en temps réel qu’ils permettent, il est possible, en plus d’engager les opérations de maintenance à temps, d’éviter les avaries sur les réseaux par des actions préventives. Parmi celles-ci, l’inspection aérienne du réseau est précieuse. À part le recours habituel aux hélicoptères, l’utilisation de drones est une alternative intéressante et meilleur marché que ces derniers pour récolter les données de manière plus précise et plus fiable (par capteurs numériques embarqués), sans présence humaine ce qui limite les risques au-dessus d’une installation sous haute tension. Ils facilitent également la surveillance d’ouvrages peu accessibles.
Depuis peu, les gestionnaires de réseau témoignent d’un intérêt grandissant pour cette technologie bien que des verrous réglementaires, technologiques et économiques restent à lever : le survol de tiers, les vols hors de vue de longue distance et la protection des données liées à la capture d’images.[1]
L’IA permet également de traiter les demandes des clients, de gérer les connexions et les installations de manière la plus optimale possible, en faisant glisser partiellement les consommations des heures de pointe vers les heures plus creuses par programmation adéquate de compteurs intelligents, grâce à des contrats incitatifs ou en faisant appel à des réserves constituées volontairement par des producteurs ou des agrégateurs, moyennant rémunération.
L’IA peut d’ores et déjà contribuer à une meilleure gestion des réseaux électriques des États membres qui ont développé la production électrique intermittente et deviendra de plus en plus nécessaire au fur et à mesure de l’augmentation de la pénétration de l’éolien et du photovoltaïque.
[1] Réseaux électriques : qu’apporte la révolution numérique ?, Clément Delfini et Sarah Snoussi, Ernst & Young, 9 avril 2021.
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