Jean-Pierre Schaeken Willemaers
Les mutations de la mondialisation
Jean-Pierre Schaeken Willemaers analyse le changement majeur que représente la constitution de blocs géopolitiques.
Après trente années de mondialisation croissante, les crises successives (financière, sanitaire et la guerre en Ukraine) ont bouleversé l’économie mondiale et provoqué un repli sur soi. Le protectionnisme n’est plus un gros mot. La sécurité énergétique s’impose comme une priorité des gouvernements, en particulier, européens. Ce n’est, d’ailleurs, pas la seule préoccupation : l’approvisionnement en matières premières et en denrées alimentaires est devenu un souci quotidien.
Il y a non seulement pénurie de denrées alimentaires telles que le blé, mais également d’engrais et de pesticides ainsi qu’un manque d’infrastructures. À titre d’exemple, les exportations ukrainiennes de blé ont chuté d’environ 30 millions de tonnes en 2022/2023 par rapport à la campagne précédente (60 millions de tonnes), soit 7% des exportations mondiales.[1]
La pénurie de tous ces biens de première nécessité ont conduit à une forte augmentation de leurs prix et à une inflation généralisée.
Ce nouvel écosystème conduit à une fragmentation de la mondialisation c’est-à-dire à un monde multipolaire composé de plusieurs blocs de pays organisé en fonction de considérations géopolitiques, qui échangent peu, voire pas du tout entre eux, non seulement parce qu’ils ne partagent pas les mêmes valeurs, mais aussi parce qu’ils fonctionnent selon des normes différentes. Après le offshoring (la délocalisation motivée principalement par le bas coût de la main-d’oeuvre) place donc au friend shoring qui consiste à reconfigurer les chaînes économiques globales de sorte que les relocalisations se limitent aux pays politiquement amicaux et fiables.[2]
Deux superpuissances dominent le monde actuellement : les États -Unis, le leader du bloc occidental, et la Chine.
Le bloc dit “occidental” (essentiellement, les États-Unis, le Canada, l’Union européenne et l’Australie) ne posait, jusqu’à la présidence de Donald Trump, pas de problème de cohésion. Depuis lors, les relations entre l’UE et les États-Unis ont tendance à se distendre à la suite de la posture conflictuelle de ces derniers à l’égard de Pékin et plus récemment de l’IRA (Inflation Reduction Act), considéré par les européens comme une violation des règles de l’organisation mondiale du commerce (OMC) et qualifié par ceux-ci d’inamical. Notons qu’à cet égard l’UE ne fait pas autre chose en appliquant une taxe carbone à ses frontières (Carbon Border Adjustment Mechanism) qui n’est rien d’autre qu’une taxe d’importation.
C’est dans ce cadre qu’Emmanuel Macron s’est rendu aux États-Unis du 29 novembre au 2 décembre de cette année. Il a plaidé auprès du Président Biden des exemptions pour les industriels européens pénalisés par l’IRA qui prévoit des subventions massives au Made in America, notamment dans les domaines de l’automobile, de l’énergie et du climat. L’Europe peine à organiser la riposte à cette concurrence sous forme d’un Buy European.
Des règlements européens, présentés comme un cadre pour protéger l’environnement, ne sont en fait que des mesures protectionnistes. Un exemple flagrant est la proposition de loi européenne sur la diligence raisonnable obligatoire pour mettre fin à la déforestation dans la chaîne d’approvisionnement. Elle impose de vérifier que les marchandises n’ont pas été produites sur des terres déboisées ou dégradées.[3]
Les sanctions effectives ou annoncées du bloc “occidental”, non seulement à l’égard de la Russie, mais également vis-à-vis des pays qui soutiennent cette dernière et ceux qui n’adhèrent pas aux valeurs occidentales, fragilisent les relations entre les États-Unis et l’Union européenne et, au sein de cette dernière, entre les États membres. Le commerce de l’énergie, des denrées alimentaires et des matières premières en est particulièrement affecté. L’UE, nettement plus dépendante de l’étranger que l’Amérique du Nord, subit les pénuries de plein fouet. Elle fait difficilement face à l’inflation qui en résulte.
Si le bloc occidental ne paraît plus aussi soudé qu’auparavant, il y a peu de chance que cette nouvelle donne entraîne le découplage du tandem États-Unis/UE, cette dernière étant bien trop dépendante des américains et notamment de son bouclier militaire.
La Chine constitue un bloc à elle seule. Pourrait-elle concrétiser un rapprochement avec le bloc russe (auquel, faut-il le rappeler, l’Ukraine fait historiquement partie) ? Elle a une position ambigüe sur ce sujet.
Xi Jin-Ping n’ignore pas les avantages qu’il peut tirer de bonnes relations avec Moscou, mais n’a aucun intérêt à se mettre à dos les pays occidentaux, ni à se couper du reste du monde dont son pays a été le principal bénéficiaire depuis vingt ans.[4]
Ces deux blocs, suspects aux yeux des européens en raison , entre autres, de leur régime dictatorial, ont des raisons de coopérer, l’un pour sécuriser son approvisionnement en gaz, en pétrole et en minerais qui lui font défaut, voire en céréales, et l’autre pour pérenniser ses exportations des produits précités et avoir accès aux technologies stratégiques et aux métaux qu’il ne peut plus importer d’ “Occident”, du moins actuellement.
Rappelons à ce propos que le Brésil, l’Afrique du Sud et de nombreux pays en développement n’ont pas été convaincus par le discours des pays “occidentaux” à l’encontre de la Russie. La plupart d’entre eux se sont abstenus ou ne se sont pas présentés à l’Assemblée générale des Nations unies lors du vote sur l’agression russe contre l’Ukraine, estimant prioritaire l’accès au blé et aux hydrocarbures russes.
La position des pays du “Sud” a été confirmée et s’est même étendue à un nombre plus important de pays lors du vote de la résolution visant à suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le 7 avril 2022.[5]
L’Union européenne est divisée à propos des relations avec la Chine. C’est le cas de l’Allemagne et de la France, les deux principaux pays européens.
Le chancelier allemand, accompagné d’une délégation d’industriels, a plaidé, durant sa visite éclair en Chine du 4 novembre 2022, pour davantage de coopération et de relations commerciales équitables afin d’assurer plus de débouchés pour l’industrie allemande. Il a décidé d’y aller seul malgré la proposition du président Macron de se joindre à lui. On peut le comprendre, la Chine étant son plus important partenaire commercial, enjeu fondamental pour un pays dont la prospérité dépend fondamentalement de ses exportations : une illustration des intérêts divergents.
Ce voyage a été très controversé en raison du contexte de défiance croissante de l’Occident face au régime dictatorial chinois et de la crainte de répéter le scénario de dépendance excessive d’un seul fournisseur,
comme ce fut le cas de l’Allemagne par rapport au gaz russe.
Le président Macron s’est rendu en Chine, dans la foulée du chancelier allemand, avec un programme plus général couvrant outre la défense des intérêts économiques et commerciaux de la France et de l’Europe, les crises internationales, la guerre en Ukraine et ses conséquences sur le reste du monde, la culture et les questions climatiques, se comportant comme le représentant de l’Union européenne, alors que le chancelier allemand s’est focalisé sur la promotion de ses exportations.
Enfin, qu’en est-il des non-alignés et de leur capacité à rester autonome des blocs américains et chinois, notamment la Turquie, l’Indonésie et l’Inde ? L’Union européenne aurait-elle une carte à jouer ?
[1] Stephan von Cramon-Taubadel, How to address the food crisis without jeopardizing climate goals, Institut Bruegel, 9 décembre 2022.
[2] La mondialisation fragmentée, un scénario qui pourrait bouleverser le monde, Fabrice Gliszczynski, La Tribune, 18 juillet 2022.
[3] Le protectionisme n’est plus un gros mot à Bruxelles, Pierre Cleppe, Contrepoints, 20 novembre 2022.
[4] La mondialisation fragmentée : ce scénario qui pourrait bouleverser le monde, Fabrice Gliszczynsk, La Tribune, 18 juillet 2022.
[5] Nouvelle alliance pour sortir de l’interrègne, Mario Pezzini, Le Grand Continent, 26 mai 2022.
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