Le dernier baromètre des exportateurs de Credendo et Trends-Tendances traduit la nouvelle donne géopolitique. Six entrepreneurs sur dix voient désormais dans les États-Unis soit un rival, soit un risque réel pour l’Europe. Et quatre entreprises sur dix anticipent une absence de croissance de leurs exportations ces trois prochaines années.
Ce baromètre des exportateurs de Credendo et Trends-Tendances (1) reflète à nouveau avec une grande justesse l’atmosphère économique ambiante, observe Nabil Jijakli, deputy CEO de Credendo. L’année dernière, 88% des répondants estimaient que l’élection de Donald Trump augmenterait les tensions géopolitiques. Nous y sommes. Cette situation, marquée par les décisions d’un homme et de son entourage qui en quelques semaines ont multiplié les décrets souvent suspendus ou révisés ensuite, a créé un chaos et une incertitude qui se traduisent directement dans notre indice de confiance.”
“L’an dernier, nous avions une note moyenne de 6,1 ; cette année, elle est de 5,7, abonde Ineke Uyttersprot, research manager chez Roularta. Nous sommes retombés presqu’au même niveau qu’en 2020″, l’année de la pandémie.

Triple défi
Cette crise de confiance a plusieurs explications, observe Thierry Geerts, CEO de BECI, la Chambre de commerce et d’industrie de la Région bruxelloise. “Les exportateurs bruxellois font face à trois enjeux majeurs, dit-il. Premièrement, le coût de l’énergie. Oui, il a baissé, mais en Europe, et particulièrement en Belgique, le prix du gaz pour l’industrie est environ trois fois plus élevé qu’aux États-Unis, ce qui constitue un handicap structurel face à la concurrence internationale. Cela pousse les entreprises à se tourner vers l’Europe, où les coûts énergétiques sont comparables entre concurrents.”
Le problème des prix de l’énergie est évidemment partagé bien au-delà de Bruxelles : pour 65% des entreprises belges interrogées pour le baromètre des exportateurs, le niveau des prix de l’énergie et des matières premières est l’événement conjoncturel qui impacte le plus leurs activités d’exportation. Il est mentionné avant la guerre en Ukraine, les tensions géopolitiques et la pénurie de main-d’œuvre.
Le deuxième défi pointé par Thierry Geerts est la hauteur du coût salarial. “L’indexation automatique des salaires en Belgique a des avantages, mais les hausses rapides, comme il y a deux ans, ont réduit notre compétitivité à l’international”, souligne-t-il. Ici aussi, le sentiment dépasse Bruxelles. Le niveau des coûts de production, englobant donc l’indexation automatique des salaires, est mentionné comme le premier frein structurel, non lié à l’actualité, par les entreprises interrogées.
Incertitude ambiante
Et la dernière préoccupation “est l’incertitude ambiante, exacerbée par les annonces de tarifs douaniers de Trump”, souligne Thierry Geerts. “Bien que ces tarifs ne devraient pas atteindre les 50% redoutés – on table plutôt sur 10 à 15 % –, ils créent une instabilité qui complique les investissements et la planification des entreprises, dit-il. Les entreprises ont besoin d’un horizon stable pour investir dans des machines ou des stocks, et cette incertitude, combinée aux coûts élevés, est un vrai problème.”
Il y a quelques années, les entreprises développaient des activités en Russie et en Chine, avec les États-Unis comme marché stable. Aujourd’hui, la Russie est exclue, la Chine est compliquée et les États-Unis sont instables. Cela pousse les exportateurs à chercher des marchés plus stables, comme l’Europe, où les coûts sont similaires et la stabilité plus grande. Cette incertitude semble même dater d’avant Trump : pour Bruxelles-Capitale, les exportations pèsent 5,1 milliards d’euros, dont 8% vont vers les États-Unis.

Le commerce mondial au ralenti
L’instabilité résulte surtout de la nouvelle politique commerciale américaine mise en place depuis le 2 avril. L’impact de cette déclaration de guerre commerciale est palpable à plusieurs niveaux. Les entreprises interrogées ressentent la perte de dynamique du commerce mondial. “Ce qui est frappant dans l’enquête est le fait que quatre entreprises sur dix disent aujourd’hui ne pas s’attendre à une croissance de leurs exportations au cours des trois années à venir”, observe Nabil Jijakli.
Le retour du protectionnisme laisse une large trace sur l’économie mondiale, poursuit-il : “Selon les projections du Fonds monétaire international, la croissance de l’économie mondiale ne devrait être cette année que de 2,8%, c’est-à-dire près de 0,5 point de moins que les perspectives d’automne ou 1 point de moins que la moyenne historique des 20 dernières années (qui était de 3,8%). Et un des pays où la contraction est la plus importante, ce sont les États-Unis avec une prévision de diminution du PIB de plus de 1% .”
Pas étonnant, dès lors, que le marché américain ne soit clairement plus dans les priorités des exportateurs.
“Quand on demande aux entreprises exportatrices belges quels pays offrent les meilleures opportunités, les pays voisins (Allemagne, France, Pays-Bas) restent en tête (ils sont pointés par 68% des répondants), observe Ineke Uyttersprot. C’est une tendance en légère hausse et qui domine depuis plusieurs années.
En deuxième position, on trouve l’Union européenne (hors pays voisins), également en légère hausse. Mais ce qui est remarquable est la baisse pour la région États-Unis et Canada : seulement 16% des répondants la mentionne cette année, contre 29% l’année dernière. En revanche, le Royaume-Uni connaît une forte hausse, passant de 14% l’année dernière à 23% cette année.”

Allié ou facteur de risque ?
Ce revirement à l’égard des États-Unis est non seulement brusque, mais profond. “Il s’agit d’un retournement de paradigme, remarque Nabil Jijakli. Aujourd’hui, seulement 8% des entreprises considèrent les États-Unis comme un allié stratégique, alors que 44% estiment qu’ils sont un risque pour l’Europe.” Cette rivalité systémique des États-Unis se reflète notamment lorsque l’on demande à nos entreprises à qui les contrats de reconstruction de l’Ukraine profiteront principalement : 42% répondent aux entreprises américaines, et 11% seulement aux entreprises européennes.
“La reconstruction de l’Ukraine représente un enjeu colossal, estimé à 400 à 500 milliards de dollars, soit quatre fois le PIB du pays avant la guerre, observe Nabil Jijakli. Mais tant que la guerre persiste, ces projets restent en attente. Actuellement, les exportations vers l’Ukraine concernent surtout des armes ou des produits de première nécessité, comme les médicaments ou la nourriture. Les grands projets d’infrastructure ou d’énergie ne pourront démarrer qu’avec un apaisement de la situation.”
Mais il n’est pas certain que lorsque la guerre sera terminée et qu’il faudra reconstruire le pays, l’Europe tiendra un rôle important. “Elle joue toutefois un rôle clé dans l’aide financière, plus important que celui des États-Unis, avec des pays comme la Pologne, l’Allemagne et le Danemark en première ligne”, rappelle le deputy CEO de Credendo.

Avantage à l’Europe
Le marché européen reste donc un îlot de stabilité. “Pour les entreprises exportatrices, les opportunités se trouvent désormais dans deux régions du monde, souligne Nabil Jijakli. Il y a d’abord l’Europe où nous avons heureusement, avec l’Union Européenne, un marché unique, une monnaie unique, un espace de libre circulation. Imparfait, certes, mais on voit que dans les attentes de nos exportateurs, c’est vers ces pays-là que les entreprises se tournent.
Il faudra également observer comment les investissements dans la défense vont se concrétiser. L’industrie de la défense est un écosystème assez complet qui englobe la production industrielle, la recherche et développement, avec des applications dans le domaine spatial, l’intelligence artificielle…” Les entreprises interrogées partagent cette vision : elles sont 79% à affirmer que l’Europe peut assumer seule sa défense, elles sont 82% à dire que l’Europe doit augmenter ses dépenses dans ce domaine et elles sont 61% à dire que ces dépenses supplémentaires doivent être portées par un partenariat public-privé.
“À Bruxelles, les entreprises pensent sans aucun doute qu’elles pourront bénéficier d’un retour des dépenses de défense, ajoute Thierry Geerts. Nous avons des entreprises comme la Sabca, des entreprises de cybersécurité, etc. présentes à Bruxelles et qui voient cela comme une opportunité. Le plus important est peut-être l’effet indirect : toute la Silicon Valley, donc tous les géants numériques américains – les Gafam – ont profité du plan de défense des États-Unis et de la DARPA, cette agence américaine qui supporte l’innovation dans ce domaine. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui la Silicon Valley est ce qu’elle est.
Une dynamique intéressante
Que l’Europe se remilitarise n’est peut-être pas une bonne nouvelle en soi, mais si elle le fait intelligemment et commence à réinvestir dans l’innovation, et dans des technologies avec un double usage (militaire et civil, ndlr), cela aura un impact à plus long terme sans doute, mais très positif pour les entreprises belges. Car l’innovation est quand même la spécialité de la Belgique : grâce aux avantages fiscaux, nous avons davantage de centres de recherche et développement que partout ailleurs dans le monde.”
“Nous allons certainement avoir des changements dans les zones ou les régions vers lesquelles nos entreprises essayeront d’orienter leurs exportations, ajoute Nabil Jijakli. Certains pays ont une dynamique intéressante. On pense souvent à l’Inde, mais d’autres pays, comme l’Indonésie ou les Philippines, offrent aussi de multiples potentialités. Et l’Amérique latine, avec l’accord Mercosur, est aussi une possibilité pour les exportateurs européens.”

L’ESG, malgré tout
Une des surprises du baromètre concerne aussi le positionnement des entreprises dans la lutte contre le dérèglement climatique. Sur la durabilité des activités des entreprises et le rôle moteur que veut jouer l’Union européenne en la matière, les réponses des entreprises sont parfois étonnantes.
Quand on demande quel est l’avenir de l’ESG (la thématique environnementale, sociale et de gouvernance, à savoir les trois piliers de la durabilité), “un quart (24%) des répondants estime que l’Europe doit maintenir sa position de leader dans ce domaine sans faire de compromis. Deux tiers (65%), soit la grande majorité, adoptent une position plus modérée, estimant qu’il faut maintenir cet objectif tout en introduisant plus de flexibilité dans la réglementation et son suivi. Seuls 11% pensent qu’il faut suspendre ou abandonner ces exigences ESG”, détaille Ineke Uyttersprot.
Cette position s’accompagne aussi d’une grande incertitude quant à l’impact des mesures européennes sur l’activité de l’entreprise : 55% des répondants ne savent pas si les avantages de l’ESG l’emportent sur les inconvénients, alors que 30% penchent plutôt du côté des avantages, et “15% des entreprises interrogées y voient un frein au développement”, commente Ineke Uyttersprot. “Un sentiment plus marqué chez les répondants des entreprises exportatrices, où un sur cinq considère cela comme un véritable obstacle”, ajoute-t-elle.
“Malgré une moindre attention médiatique et des appels à plus de flexibilité, le soutien des entreprises à ces initiatives reste fort, comme en témoigne la mise en œuvre de la directive CSRD, qui a pour objectif d’améliorer et d’harmoniser la divulgation d’informations en matière de durabilité par les entreprises”, conclut Nabil Jijakli.
(1) L’enquête a interrogé 875 personnes, dont 401 ont répondu à toutes les questions.. Environ la moitié des répondants travaillent dans des entreprises exportatrices.
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