Les déjeuners de La Villa Lorraine: Bruno Colmant et Marc Ysaye
A gauche, un économiste que l’on dit de plus en plus à gauche. A droite, l’ex-patron de Classic 21 que l’on dit de plus en plus à droite. “Mais c’est beaucoup plus subtil que ça !”, répondent en chœur Bruno Colmant et Marc Ysaye qui ont croisé le couvert en exclusivité pour “Trends-Tendances”.
Changement de décor pour nos rencontres inattendues ! Désormais, c’est à la table doublement étoilée de La Villa Lorraine que se tiendront, une fois par mois, nos interviews croisées. Un restaurant d’exception à Bruxelles où se sont régalés l’économiste Bruno Colmant et la nouvelle recrue du MR Marc Ysaye, auréolé de son statut d’ancien directeur de chaîne à la RTBF et toujours batteur au sein du groupe Machiavel. Une rencontre toutefois “moins inattendue” que prévu puisque les deux hommes se connaissent déjà et se tutoient.
BRUNO COLMANT. Pourquoi t’es-tu engagé en politique ?
MARC YSAYE. Pour une raison bien simple : j’en ai toujours eu envie ! En fait, j’ai eu envie de faire trois choses dans ma vie : de la musique, de la radio et de la politique. A la base, je voulais même suivre des études de sciences politiques, mais la vie en a décidé autrement. J’avais 19 ans et j’ai tout quitté pour aller taper sur mes tambours. Et j’ai bien fait, puisque Machiavel a quand même une carrière qui a très vite marché. Aujourd’hui, j’ai 41 ans de radio derrière moi. Je viens d’avoir 70 ans et ça ne m’empêche pas de continuer à faire de la musique, bien sûr, mais je me suis dit : pourquoi ne pas tenter de faire une chose que j’ai toujours voulu faire? J’ai encore tellement d’énergie, d’enthousiasme, et du temps aussi…
TRENDS-TENDANCES. Mais pourquoi le MR ?
M.Y. Je suis entré en résonance avec le MR parce que les valeurs de ce parti me correspondent complètement. J’ai rencontré Georges-Louis Bouchez “via via”, on a eu un chouette contact, nous sommes tombés d’accord et la grande aventure commence aujourd’hui.
Bruno, vous avez été surpris par l’entrée de Marc en politique ?
B.C. Oui. Marc est une référence musicale en Belgique. Ce n’est pas un critique de musique, c’est un musicien qui connaît le son et j’affirme que Machiavel fait partie du patrimoine émotif de la vie de nombreux Belges. Il n’y a pas d’autres mots. J’ai été surpris par son choix politique, mais je vois ça comme un acte courageux parce que la Belgique aime bien les personnes qui restent dans leur case, confinées à une expertise, à une image publique. Le fait que Marc sorte de cette zone de confort, qu’il a construite lui-même d’ailleurs, je le considère comme un acte de courage. C’est un acte d’engagement.
M.Y. C’est effectivement comme cela que je le vois.
Mais surpris par ce choix du MR ?
B.C. Oui, j’ai été surpris. Cela fait longtemps qu’on se connaît, mais je ne connaissais pas les convictions politiques de Marc. Je bois ses paroles en matière musicale mais nous n’avons jamais parlé de politique. Donc, oui, j’ai été surpris, même si je vois plutôt Marc comme un libéral social qu’un libéral évangéliste américain (rires) !
M.Y. J’ai toujours été profondément libéral, mais dans le bon sens du terme. Je n’en ai pas fait état plus que ça, mais j’ai toujours voté libéral. Je sais qu’à la RTBF, ça peut surprendre parce que, là-bas, on doit être à gauche…
B.C. Tu étais membre du Parti libéral ?
M.Y. Je n’ai jamais été membre d’aucun parti. Jamais. Mais j’ai toujours eu énormément d’attrait pour la politique. Donc le MR est un choix naturel. Quand je fais le tour des partis, je ne vois pas où je pourrais me sentir mieux. D’ailleurs, j’ai dû décevoir plein de gens parce que je ne suis profondément pas de gauche.
B.C. Parce que, quand tu appartiens au patrimoine culturel collectif, tu portes des valeurs que je vais qualifier d’humanisme et qui épousent plus naturellement ce que j’appelle les classes populaires dont je suis issu. C’est le fond de ma pensée.
M.Y. Et toi Bruno, pourquoi n’es-tu pas encore entré en politique ?
B.C. J’ai été sollicité, mais je suis d’abord un professeur d’université, quelqu’un qui transmet du savoir, et donc je veux garder cet éloignement par rapport à un monde que je connais finalement assez mal. Par contre, j’imagine que si je peux être utile à un moment, notamment en Wallonie, plus spécifiquement dans des positions de réflexion, d’érudition, d’intelligence, je serais tout à fait prêt à m’engager, mais pas dans un processus électoral.
Bruno, vous avez été jadis le chef de cabinet de Didier Reynders, mais on a le sentiment, au fil des ans, que vous êtes de plus en plus à gauche…
B.C. Moi, j’ai une carrière qui est éclectique parce que je suis vraiment ce qu’on appelle un enfant de l’Etat providence. C’est-à-dire que mes circonstances familiales ont fait que seul l’enseignement m’a permis de me construire. Et je l’ai compris très facilement. Je me suis investi pleinement, non seulement dans l’acquisition de connaissances mais très rapidement dans la restitution de ces connaissances. Donc ma trame, à la fois psychologique et intellectuelle, c’est le transfert de connaissances. Alors il est vrai que j’ai eu une carrière qu’on peut qualifier d’hyper-capitaliste : j’ai travaillé dans des banques, j’ai présidé la Bourse de Bruxelles, j’ai dirigé une banque privée, j’ai travaillé pour Didier Reynders… Mais à un moment donné, je pense que j’ai eu un rappel de mes origines et de la conscience de ce que j’avais été dans mes temps plus anciens.
Je n’exclus pas de me mettre au service d’un ministre, de préférence wallon, parce qu’il y a, dans cette région, un vrai besoin d’intelligence collective.” – Bruno Colmant
Quel a été le déclic ?
B.C. Il y a plusieurs éléments qui ont, je pense, déclenché cette prise de conscience et ce recentrage politique, notamment la grande crise de 2008 où j’ai vu mon référentiel financier s’effondrer. Je me suis recentré dans une vision politique plus équilibrée que ce que j’avais pu entretenir jusque-là. D’ailleurs, aujourd’hui, je n’exclus pas de me mettre au service d’un ministre, de préférence wallon, parce qu’il y a, dans cette région, un vrai besoin d’intelligence collective.
M.Y. Bruno ne sera peut-être pas d’accord avec moi mais je pense qu’on entretient chez nous, en Wallonie, une espèce de pauvreté et d’assistanat permanent. Or, moi, je crois plutôt à l’émancipation par le travail. Je n’ai pas du tout été assisté. A la RTBF, j’ai dû me battre. Ce n’était pas gagné et j’ai dû faire toutes mes classes avant de devenir le patron de Classic 21. Ce que je veux dire, c’est que je préfère voir les gens travailler, être heureux, plutôt que de les voir maintenus dans une forme d’assistanat qui sert les partis de gauche.
B.C. J’ai travaillé pour Didier Reynders, qui est une des personnes qui m’a le plus transformé. C’est un homme qui a fait grandir toutes les personnes qui l’ont accompagné, mais c’est aussi un homme extrêmement tempéré, qui est dans l’équilibre permanent. Je le souligne parce que je suis préoccupé de l’image ostracisante que l’on donne aujourd’hui des personnes qui sont sans emploi. Il y a certainement des abus, personne ne va le contester, mais je suis instinctivement dérangé, inquiet, embarrassé de cette séparation dans la société entre les bons citoyens et ceux qui ne méritent pas d’être assistés parce qu’ils ne font rien.
Vous voulez dire que le MR joue davantage, aujourd’hui, sur cette fracture sociale ?
B.C. Oui. C’est incontestable.
M.Y. Moi, j’ai une autre lecture. Je ne pense pas que ce soient les gens qui sont victimes d’un système d’assistanat qui sont stigmatisés ici. Ce qui doit être combattu, c’est plutôt le système qui maintient ces personnes dans un état de pauvreté. Parce que, il faut le répéter, c’est quand même une base électorale. La gauche n’est pas quelque chose qui est, pour moi, émancipateur mais plutôt qui maintient les gens dans un système d’assistanat.
B.C. J’ai une lecture un peu différente. Je pense qu’en Wallonie, on n’est pas encore sorti d’une empreinte industrielle qui était très profonde. Et qu’on n’a sans doute pas mis en évidence la nécessité d’une formation permanente. Mais quand je vois des gens comme Thomas Dermine, j’ai une immense admiration. Cet homme sillonne la Wallonie en mettant en évidence l’entrepreneuriat et ça ne me donne pas l’impression d’un parti qui prône l’assistanat. Bien sûr, la Belgique vit des problèmes de pauvreté, de logement, de chômage, mais je veux maintenir cet état social parce que j’en suis la preuve. J’intègre dans mon être le fait que si je n’avais pas pu bénéficier d’un enseignement gratuit, si je n’avais pas pu bénéficier d’une bourse à l’université, je n’aurais peut-être pas pu donner aujourd’hui la connaissance que j’ai acquise hier.
M.Y. Alors, il ne faut certainement pas brader la solidarité, mais il faut peut-être agir autrement. Car il y a des abus aussi. Est-ce que rester 25 ans au chômage est une bonne idée ? Moi, je n’en ai pas l’impression.
B.C. Le défi, c’est de remettre au travail les gens qui sont des chômeurs de longue durée. C’est un véritable problème. Mais il faut être de bons comptes : le chômage ne coûte qu’à peu près 1% du PIB. Ce qui n’est pas énorme.
M.Y. Mais je crois qu’il faut vraiment, pour moi en tout cas, mener un vrai combat contre la pauvreté.
B.C. Je suis d’accord. Dans six ans, nous fêterons le bicentenaire de la Belgique et je pense que cela doit s’articuler autour d’une cause nationale. Un bon projet serait la lutte contre la pauvreté et la précarité. Ce qui demande de poser la question du modèle de société dans lequel on veut être et du niveau de solidarité. Ça, c’est un véritable débat dont, je pense, on ne parle pas. Parce que ce n’est pas très mobilisateur d’un point de vue médiatique.
Bruno, vous avez passé trois ans de votre vie avec Ségolène Royal qui est socialiste. Cela a-t-il changé votre perception du monde ?
B.C. Oui, profondément. Pour de multiples raisons. D’abord personnelle, mais aussi parce que cette femme est d’un niveau mondial. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui se retrouvent en couverture de Time. C’est une femme qui a dirigé la Cop21 et qui a acquis une maturité dans la perception des éléments géopolitiques. J’ai eu la chance de pouvoir échanger des convictions. C’est une chance extraordinaire. Je pense qu’elle m’a ouvert l’esprit dans le sens d’une exigence de maturité. Voilà.
Je pense qu’on entretient chez nous, en Wallonie, une espèce de pauvreté et d’assistanat permanent.” – Marc Ysaye
Marc, je voulais revenir sur votre adhésion au MR qui a été pour le moins chahutée en raison de votre activité sur les réseaux sociaux…
M.Y. Je tiens à préciser que nous sommes encore en démocratie et que je n’ai rien commis d’illégal. Je n’ai liké aucun tweet haineux ou raciste. Je n’ai rien écrit. Je n’ai rien retweeté. J’ai simplement liké l’une ou l’autre phrase de personnalités comme, par exemple, Marion Maréchal qui disait qu’il fallait, en France, remettre un peu d’ordre et arrêter d’avoir des bagnoles de flics caillassées en permanence. C’est tout. Pourquoi ne pourrait-on pas être d’accord avec ça ? Si Sandrine Rousseau avait écrit la même chose, on m’aurait érigé une statue (rires) ! Je profite de l’occasion qui m’est donnée ici pour siffler la fin de la récréation. Je ne suis pas d’extrême droite, je ne suis pas révisionniste, ni antisémite, ni facho. Et j’ai aussi liké des tweets de Paul Magnette ! Pour moi, cette polémique est un non-événement.
B.C. Je n’ai pas lu les tweets en question et, à vrai dire, je m’en fous. Mais je trouve que cette espèce de violence est tout à fait injustifiée. Je pense qu’il y a des personnes qui ont dû se sentir violentées parce que Marc, encore une fois, appartient au patrimoine collectif et que, là, il leur échappe un peu. En rejoignant un parti politique, il n’est plus l’homme de tout le monde, mais l’homme de certains. Et donc, ça a créé un excès de réactions.
M.Y. L’homme de tout le monde, c’est l’homme de gauche ? C’est justement ça, le problème ! Si j’avais liké Mélenchon ou Sandrine Rousseau, j’aurais été moins emmerdé, ça c’est sûr ! Car il faut admettre que, dans le paysage médiatique actuel, le simple fait de dire qu’on est de droite est beaucoup plus touchy que de dire qu’on est de gauche. Il y a aujourd’hui, en Belgique, une espèce de camp du bien qui détient la vérité universelle, qui est bien-pensant, fait de l’entre-soi et est certain d’avoir raison. Ce camp du bien refuse l’existence même des pensées de droite. Il va définir quelles sont les bonnes pièces de théâtre, les bons auteurs, les bons films, etc. Mais là, on est carrément dans le fascisme !
Après avoir rejoint le MR, certaines de vos conférences, pourtant 100% rock, ont d’ailleurs été déprogrammées…
M.Y. Alors c’est parti d’un gars, à Stavelot, qui a eu peur d’avoir, avec cette affaire, 4.000 personnes qui allaient manifester contre ma venue dans son festival Paroles d’humains. N’importe quoi (rires) ! Il y a eu ensuite un effet domino, amplifié par la gauche, les réseaux, etc. Et je me suis dit : c’est quand même magnifique, nous voilà en plein régime soviétique ! Dans les années 1950, c’était comme ça.
B.C. Combien de conférences ont-elles été annulées ?
M.Y. Une seule. Toutes les autres ont été “reportées” à l’année prochaine. On verra bien…
Ça vous rend triste ?
M.Y. Ça me renforce, dans mes convictions. Car il y a vraiment un problème avec la gauche, avec cette dictature de la bonne pensée. C’est intolérable dans un pays démocratique. On ne peut pas accepter ça. On ne peut pas accepter qu’on annule, ni même qu’on reporte, un cycle de conférences d’une personne qui ne vient parler que de rock. C’est une atteinte claire à la démocratie. Mais dans quel pays vivons-nous ?
B.C. Je trouve ça dommage, la dictature de la pensée. Elle m’est étrangère. Moi, je suis un Voltairien. Voltaire a dit : je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez dire ce que vous avez à dire.
M.Y. Un grand danger pour les générations à venir, c’est justement le wokisme. Je ne sais pas si tu vas dire que je suis un vieux réac ou pas, mais c’est un vrai problème…
B.C. Ah non, je n’y connais rien ! Je ne comprends même pas ce que tu veux dire.
M.Y. Je vais te donner un exemple. Le wokisme, c’est une nouvelle version cinéma de Blanche-Neige où les sept nains deviennent des créatures magiques pour ne pas froisser les nains et où le baiser final qui réveille Blanche-Neige passe à la trappe parce qu’il n’est pas consenti. Avec le wokisme, on va débaptiser les rues et déboulonner les statues qui dérangent. On va réécrire l’histoire. Mais il y a un effet boomerang : en deux ans, la valeur boursière du groupe Disney, qui a succombé aux pressions des wokistes, a chuté de 50%. Le wokisme, c’est cauchemardesque ! Cela détruit tout et ne construit rien. C’est extrêmement dangereux parce qu’on monte les jeunes contre les vieux, les blancs contre les noirs, les hommes contre les femmes. Ce n’est que de la discorde et de la destruction en permanence.
B.C. Tu es entré en politique, donc si tu as très peu de voix, ce sera la grande déception ?
M.Y. Absolument pas ! J’espère évidemment siéger quelque part pour pouvoir faire bouger les choses, dans la culture ou les médias. Mais si je ne fais pas beaucoup de voix, ce n’est pas un problème. Au moins, j’aurai essayé. Et je ne me dirai pas jusqu’à la fin de ma vie : merde, j’aurais quand même dû essayer !
Marc Ysaye
•Né le 3 janvier 1954
•Cofondateur du groupe rock Machiavel en 1975
•Il rejoint la RTBF en 1982 comme assistant radio et devient animateur sur Radio 21 en 1988
•Directeur de
la chaîne
Classic 21 de 2004 à 2019
•Animateur de conférences-
spectacles sur l’histoire du rock
•Il rejoint les rangs du MR
le 4 janvier 2024 en vue des prochaines élections
Bruno Colmant
•Né le 24 juillet 1961
•Docteur en économie appliquée (Solvay)
•Administrateur délégué chez ING (1996-2006)
•Chef de cabinet de Didier
Reynders (2006-2007)
•Président de
la Bourse de Bruxelles
(2007-2009)
•Postes de direction chez Ageas, puis Roland
Berger et Degroof
Petercam dans les années 2010
•Professeur d’université et auteur de près de 90 livres
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