Jean-Pierre Schaeken Willemaers
L’embargo sur le pétrole russe: une sanction inefficace?
Le sixième paquet de sanctions contre la Russie, dont l’embargo progressif sur le pétrole russe, divise une nouvelle fois l’Union européenne.
Devant la levée de boucliers de certains États membres particulièrement touchés par les séquelles de l’embargo sur le pétrole russe, la Commission a été contrainte de le restreindre aux livraisons maritimes, permettant aux pays enclavés tels que la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie, dont la dépendance au gaz russe peut aller jusqu’à 100%, d’assurer leur approvisionnement par oléoduc.
Quelles que soient les préoccupations au sein de l’UE, il est urgent qu’elle s’interroge sur l’efficacité de sa politique d’embargos. Est-elle de nature à faire fléchir Vladimir Poutine et à le décider de mettre fin à cette guerre?
Rappelons que les sanctions avaient été conçues pour affaiblir la Russie en la privant notamment des revenus provenant de la vente de pétrole aux Européens. Qu’en est-il en réalité ?
Force est de constater que les exportations de pétrole russe sont restées étonnamment résilientes depuis le début de la guerre en Ukraine (malgré une baisse de production), grâce notamment au transport par voie maritime.
Elles ont atteint 80 millions de barils transportés par tankers en mai 2022 contre 30 millions avant l’invasion de l’Ukraine.[1]
La Russie n’est pas à court d’acheteurs, principalement en Asie dont l’Inde et la Chine, pays à forte croissance, qui ont d’autres priorités que les sanctions internationales liées à la guerre en Ukraine. Ainsi, l’Inde profite des offres alléchantes qui leur sont consenties tandis que les États membres de l’UE payent le prix du marché pour les achats qu’ils continuent de faire (ce qui n’est pas le cas de pays européens hors UE, comme la Serbie).
L’Inde s’est vue offrir une réduction de 35 dollars par rapport au prix d’avant la guerre. La Russie a également proposé un paiement sur base des monnaies nationales (roupie/rouble) ce qui rend les contrats d’achat plus attrayants.
Elle souhaite que l’Inde s’engage à acheter 15 millions de barils en 2022.
Rosneft du côté russe et Indian Oil Corporation du côté indien explorent la faisabilité d’un transport du pétrole via Vladivostok pour éviter les obstacles d’un routage par l’ouest.[2]
Ces négociations bilatérales s’inscrivent dans le cadre de liens commerciaux anciens, la Russie ayant été un des rares pays à acheter des produits indiens et à les payer en roupies, à une époque où la devise indienne avait du mal à s’imposer et où l’Inde ne disposait pas d’un crédit financier suffisant. Les relations commerciales entre les deux pays se sont poursuivies durant la guerre froide ce qui a permis à l’Inde de construire son arsenal militaire avec des armes russes. La Russie a également soutenu l’Inde aux Nations Unies à diverses reprises. Cette dernière lui a renvoyé l’ascenseur en s’abstenant lors du vote sur la résolution condamnant l’invasion russe en Ukraine. Les bonnes relations commerciales entre les deux pays ne devraient pas changer malgré les pressions occidentales. En effet, la décision de l’Inde de s’en tenir strictement à sa neutralité concernant la guerre russe en Ukraine n’est pas seulement de garder ses options ouvertes dans un monde à centres multiples de puissance. Elle a évolué vers un opportunisme économique : le pétrole russe est une affaire trop bonne pour s’en passer. Jusqu’à présent, le Président Biden n’a pas imposé des sanctions plus dures qui pourraient éventuellement convaicre des pays comme l’Inde à arrêter d’acheter le brut russe.[3]
En avril 2022, L’inde a acheté 627 000 barils/jour, soit environ 18,8 millions de barils/mois, de brut russe, en forte augmentation par rapport aux 274 000 barils/j du mois de mars de cette même année[4]. Selon les analyses de Refinitif, cité par CNN Business, l’Inde a importé 23 millions de barils de pétrole russe en mai.[5] C’est environ neuf fois plus que la moyenne mensuelle observée en 2021, soit 382.000 tonnes. Depuis le début de la guerre, fin février, l’inde a importé 32 millions de barils de pétrole russe.
La consommation indienne totale de pétrole en 2021 s’est élevée à 4,76 millions de barils/jour.
En outre la Russie est le plus grand fournisseur d’armes à l’Inde. L’année passée, les deux pays ont renouvelé pour 10 ans leur accord de coopération militaire.
La Russie peut-elle aussi compter sur la Chine ? Les pétroliers russes ont proposé de donner aux Chinois la possibilité de payer en yuans leurs achats de pétrole. Ce sont des raffineurs indépendants qui sont le plus séduits par cette opportunité de marché. Selon les calculs de l’agence Kpler, 86 000 barils transitent en plus tous les jours par rapport à l’année dernière. Au moins six superpétroliers auraient aussi conclu des accords pour expédier des barils russes vers l’Asie, selon plusieurs courtiers maritimes. Chacun pouvant transporter jusqu’à 2 millions de barils de brut. Les indépendants peuvent plus facilement passer sous les radars occidentaux : de plus, la demande à court terme s’est calmée à Pékin depuis la mise en place des mesures de confinement. La Chine peut donc stocker tranquillement le brut acheté à bas prix, et l’utiliser plus tard.[6]
La Russie était le deuxième fournisseur de charbon de la Chine l’année dernière, comblant le vide laissé par la lutte commerciale de Pékin avec l’Australie. Près de la moitié des importations en provenance de Russie sont du charbon métallurgique, qui est fortement demandé après la reprise partielle de la production dans le centre sidérurgique chinois de Tangshan. Ce type de charbon n’est pas soumis aux contrôles gouvernementaux des prix qui s’appliquent au combustible des centrales électriques. Pour Moscou, cette stratégie est plutôt gagnante puisque le rouble a retrouvé son niveau d’avant l’invasion de l’Ukraine. Après avoir plongé à environ 140 roubles pour un dollar début mars, la devise russe est maintenant revenue à près de 80 roubles/dollars.[7]
Avec de telles possibilités pour la Russie de compenser les pertes de revenus provenant des ventes de pétrole en Europe par une réorientation de ses fournitures pétrolières vers l’Asie, tout en continuant à approvisionner certains pays européens, est-il réaliste de considérer que l’embargo est une mesure efficace pour faire fléchir Vladimir Poutine ?
Est-ce que l’Europe et l’Ukraine n’en pâtissent pas plus que la Russie ?
Cet embargo a, en effet, pour conséquences immédiates de prolonger la souffrance du peuple ukrainien ainsi que la destruction des infrastructures du pays et de gonfler les coûts des produits alimentaires et de l’énergie en Europe.
Des négociations sans a priori visant à mettre un terme à cette guerre désastreuse ne sont-elles pas une meilleure approche, voire la seule issue possible ?
[1] “These charts show how invasion of Ukraine has changed global oil flows”, CNBC, May 31 2022.
[2] “Russia offers discounts on oil to India, one of Putin’s fuel buyers”, Debjit Chakraborty and Unni Krishnan, Bloomberg March 31 2022.
[3] “India finds Russian oil an irresistible deal”, no matter the diplomatic pressure”, Emily Schmall & Stanley
Reed, The New York Times, May 4 2022.
[4] “Where are Russia’s barrels of oil going?”, Sreve Mufson, The Washington Post, may 11 2022.
[5] “L’Asie à la rescousse de Moscou ? Les importations de pétrole russe explosent en Inde et augmente en Chine”, C. Pohu, Business AM, 1 juin 2022.
[6] “Les raffineurs chinois divisés face à un pétrole russe bradé, BFM business, 5 mai 2022.
[7] “Pétrole, charbon : la Chine continue ses échanges avec la Russie, payés en yuans”, Olivier Chichepostiche, BFM business, 7 avril 2022.
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