Paul Jorion
Le sens du bien et du mal, et McKinsey
Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”, disait François Rabelais. Consultance sans conscience n’est que ruine tout court, faudrait-il sans doute ajouter.
Mc Kinsey & Co. est, avec ses 30.000 employés, l’une des principales sociétés de consultance au monde. Elle doit sa réputation à un coup de maître en 1975. Voici un bref rappel du problème qu’il s’agissait de résoudre. Il y a trois parties prenantes à l’entreprise: la direction, les actionnaires, les salariés. Souvent, dans les négociations, les salariés l’emportaient parce qu’ils trouvaient à s’allier à l’une des deux autres parties. Dès lors, comment opérer pour que les intérêts du patronat et de la Bourse s’alignent et que les salariés soient une fois pour toutes mis sur la touche? McKinsey inventa les stock-options: la rémunération de la direction indexée de fait sur le cours de l’action en Bourse. Le résultat dépassa toute attente. Au lieu d’être distraite par des objectifs à long terme, la direction aurait désormais les yeux rivés au bilan de résultats trimestriels et s’efforcerait d’y dissimuler à chaque fois la “divine surprise” qui ferait bondir la cotation.
Enron fut le fleuron de cette philosophie: légère en capitaux immobilisés et axée sur les stock-options distribuées à des rangs bien inférieurs à ceux de la direction: à tous ceux dans la compagnie qu’il s’agissait de motiver. Or, s’il est possible de faire briller un bilan trimestriel avec du dur, il est possible également de le faire avec du vent. La firme d’audit d’Enron était Arthur Andersen ; elle y laissa sa peau, même si elle ressuscita partiellement sous le nom d’Accenture.
On a peut-être oublié l’innovation pourtant sensationnelle qu’elle avait mise au point pour Enron: le cash swap, l’échange d’argent liquide. Deux firmes échangent simultanément la même somme dans la même devise. Exemple: je vous donne 2 millions; vous me donnez 2 millions. Vous me direz: “Mais c’est une opération blanche: il ne s’est rien passé!” Ah pardon! Nous inscrirons chacun au bilan ces 2 millions sous une rubrique qui nous vaudra un avantage fiscal.
Et c’est une incapacité du même ordre, à distinguer le bien du mal, qui vient de forcer McKinsey à régler une amende de 573 millions de dollars. La formule qu’elle avait conçue pour la firme pharmaceutique Purdue visait à faire vendre par celle-ci le maximum d’opioïdes, d’antalgiques opiacés, grâce à une indexation “favorable” liée au nombre de morts causées (± 300.000 aux Etats-Unis depuis 1999). L’opération s’appelait Evolve to excellence, et il ne s’agit pas de cynisme: une “excellence” en termes de profits car l’opération s’annonçait très rentable et s’avéra l’être effectivement.
Voici quelques extraits de l’acte d’accusation de la cour du Massachusetts en date du 4 février: “McKinsey s’est (…) associée à Purdue pour tester (…) un logiciel maison (qui) permettrait à d’autres fabricants d’opioïdes de cibler et de maintenir un suivi actif des médecins prescripteurs à haut volume” ; “L’une des propositions (…) était de verser des remises supplémentaires pour toute nouvelle overdose due à l’OxyContin” ; “McKinsey proposa à Purdue un plan de retrait du secteur des opioïdes, en vertu duquel elle continuerait à (en) vendre par le biais de nouvelles filiales, changement devenu nécessaire en raison d’événements négatifs ayant significativement compromis l’image de la marque Purdue”.
Qui est responsable d’une telle horreur? Pour le théoricien du management, Tom Peters, lui-même ancien de McKinsey, auteur d’une récente carte blanche dans le Financial Times, aucun doute possible: c’est Milton Friedman qui a fait de la valeur actionnariale de l’entreprise, sa “raison d’être” (en français dans le texte). Et Tom Peters d’aller plus loin: “Fermez toutes ces maudites écoles de commerce”, écrit-il, jugeant que le sens du bien et du mal leur a toujours été étranger. “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”, disait François Rabelais. Consultance sans conscience n’est que ruine tout court, faut-il sans doute ajouter.
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