Et si l’Amérique truquait ses chiffres économiques ? Avec une dette publique record, des marchés nerveux et une polarisation politique extrême, la tentation de lisser la réalité pourrait sembler séduisante.
Aux États-Unis, la question commence à circuler : et si les chiffres économiques étaient… enjolivés ? Sauf que mentir à ses créanciers est une mauvaise idée. Et c’est bien pire lorsqu’il s’agit d’un pays dit CNN. L’histoire parle d’elle-même : Grèce, Argentine, la manipulation statistique se paie toujours cash – hausse des taux, fuite des investisseurs, crises sociales. Pour l’instant, Washington semble à l’abri : son économie colossale, le rôle unique du dollar et la solidité de ses institutions statistiques font tampon. Mais le message est simple : jouer avec les chiffres, c’est jouer avec le feu.
La Grèce et le magicien qui faisait disparaître l’inflation et le déficit
La crise de la dette grecque trouve en partie ses racines dans la manipulation des données budgétaires au tournant des années 2000. Afin de satisfaire aux critères de Maastricht et de rejoindre la zone euro en 2001, Athènes a maquillé l’état réel de ses finances publiques. Pour « faire baisser » artificiellement le déficit, des dépenses comme celles des chemins de fer furent comptabilisées comme des transactions financières plutôt que comme des dépenses d’État. Ainsi, elles n’apparaissaient pas dans le budget.
À l’époque déjà, plusieurs observateurs, dont l’économiste Miranda Xafa, affirmaient que les chiffres publiés ne reflétaient pas la réalité économique. Elle se souvenait du responsable des statistiques nationales comme d’un « magicien qui faisait disparaître l’inflation et le déficit ». Mais il faudra attendre l’élection d’un nouveau gouvernement en 2004 pour qu’un audit révèle l’ampleur de la manipulation : le déficit réel des années précédentes avoisinait les 8,3 % du PIB, contre seulement 1,5 % déclaré.
Cette falsification systémique sape rapidement la confiance des partenaires européens et des investisseurs. Un rapport du FMI en 2006 évoque des « doutes sérieux » sur la fiabilité des statistiques grecques et souligne la nécessité de garantir l’indépendance des organes statistiques. Entre 2005 et 2009, les avertissements d’Eurostat se multiplient, et les marchés commencent à exiger des taux d’intérêt de plus en plus élevés pour prêter à Athènes.
Le choc de 2009–2010 et la réforme institutionnelle
En 2009, au plus fort de la crise financière mondiale, les révisions opérées par la nouvelle autorité statistique grecque (ELSTAT) portent le déficit public à 15,8 % du PIB. Ce chiffre, validé par Eurostat, révèle l’ampleur des déséquilibres accumulés et précipite la Grèce dans une spirale de défiance. Mais il ne fait pas l’unanimité.
Une ancienne membre du conseil d’ELSTAT, Zoe Georganta, accusa le directeur d’ELSTAT, Andreas Georgiou, d’avoir exagéré les chiffres pour justifier l’adoption de mesures d’austérité sévères. Un ancien vice-président de l’agence estimait lui aussi que le déficit avait été volontairement gonflé pour favoriser l’intervention internationale. Georgiou fut finalement poursuivi en justice pour « atteinte à l’intérêt national » et reconnu coupable en 2018 pour ne pas avoir soumis les nouvelles données budgétaires au Parlement avant leur diffusion à Eurostat — sanctionné par une peine de deux années de sursis.
Que ce soit à la hausse ou à la baisse, les fluctuations n’ont pas été sans conséquences.
Ces falsifications ont aggravé l’impact de la crise financière mondiale de 2008-2009 sur la Grèce. Elles ont détourné les investisseurs et entraîné des taux d’intérêt exorbitants pour détenir ses obligations. Les mesures d’austérité imposées par le FMI et la Banque mondiale pour sauver la Grèce ont provoqué la colère de la population, avec des manifestations violentes à Athènes à la clé.
Quand l’Argentine maquille ses chiffres : une économie prisonnière de la défiance
En Argentine, les accusations de manipulation des données d’inflation et de croissance hantent depuis longtemps la troisième économie d’Amérique latine. L’Argentine est riche en ressources naturelles, dispose d’une agriculture parmi les plus productives au monde et d’un potentiel industriel considérable. Pourtant, son histoire récente est marquée par des crises monétaires à répétition. Au cœur de cette instabilité, on retrouve la manipulation des statistiques officielles.
En 2007, sous la présidence de Néstor Kirchner, l’Institut national de statistique et recensement (INDEC) bascule dans l’orbite du pouvoir politique. Sa directrice, Graciela Bevacqua, est démise de ses fonctions après avoir publié des chiffres faisant état d’une inflation bien supérieure aux déclarations du gouvernement.
Dès lors, les données officielles ne correspondent plus à la réalité vécue par les Argentins. Alors que l’inflation dépassait probablement 20 % par an, l’INDEC n’en reconnaissait qu’environ 10 %. Les statistiques de croissance du PIB furent également enjolivées pour maintenir l’image d’une économie en expansion.
Ici comme en Grèce, les conséquences furent rapides. « Le problème de la manipulation statistique, c’est qu’elle ne trompe pas les marchés ni la population », explique l’économiste Nouriel Roubini. « Elle mine la crédibilité de l’État, ce qui coûte bien plus cher à long terme ».
Car derrière la bataille des chiffres, les conséquences sont très concrètes. L’inflation réelle ronge le pouvoir d’achat, alors même que les salaires et les retraites sont ajustés selon les données officielles. En masquant l’ampleur de la hausse des prix, l’État limite mécaniquement les hausses salariales et sociales, aggravant le mécontentement.
Isolement international
Outre la méfiance de ses citoyens, la falsification va plonger le pays dans un isolement international. En 2013, le Fonds monétaire international adresse un carton jaune historique à Buenos Aires pour « manquements graves » dans la publication de données, faisant de l’Argentine le premier pays sanctionné par le FMI pour la mauvaise qualité de ses statistiques.
Cela a aussi un coût financier, puisque les investisseurs vont exiger des primes de risque de plus en plus élevées. Associée aux défauts de paiement répétés (notamment en 2001 et 2014), l’absence de données crédibles enferme l’Argentine dans une notation « junk » (spéculative) sur les marchés.
Avec l’élection de Mauricio Macri en 2015, l’Argentine tente de restaurer la confiance. L’INDEC est réorganisé, ses publications redeviennent plus transparentes, et le FMI lève sa sanction en 2016. Mais la crédibilité ne se reconstruit pas du jour au lendemain.
L’Argentine a connu une inflation hors norme au début des années 2020, atteignant plus de 210 % à la fin 2023, conséquence d’une récession durable, d’un endettement extérieur élevé et de dévaluations successives du peso. Le gouvernement de Javier Milei, élu en décembre 2023, a adopté une stratégie visant à stabiliser le taux de change et réduire l’inflation. Si la méthode de la tronçonneuse combinant austérité budgétaire et contrôle du change a permis de ralentir l’inflation mensuelle, qui est à 1,6 % en juin 2025, la situation reste fragile. Depuis sa prise de fonction en décembre 2023, Javier Milei, président de l’Argentine, s’est engagé à instaurer une dollarisation complète de l’économie nationale. Or le déficit courant et la faiblesse du stock de dollars font que le risque d’une crise monétaire s’accentue, faisant craindre de nouvelles périodes de fortes turbulences pour les Argentins.
Pourquoi les États-Unis ne sont pas la Grèce ni l’Argentine
Les États-Unis sont cependant loin de ces scénarios, explique Robert Shapiro, président du cabinet de conseil Sonecon et ancien sous-secrétaire au Commerce sous Bill Clinton à CNN. Quand la Grèce et l’Argentine ont été démasquées, leurs économies étaient déjà en grande difficulté, rappelle-t-il. Or, les États-Unis évoluent dans une configuration économique et institutionnelle radicalement différente.
La première différence tient à la taille de l’économie. La Grèce, avec un PIB de moins de 250 milliards de dollars au moment de la crise de 2009, pesait à peine 2 % de la zone euro. L’Argentine, malgré sa richesse en ressources naturelles, reste une économie de taille intermédiaire, autour de 640 milliards de dollars en 2022 selon la Banque mondiale. À l’opposé, les États-Unis représentent à eux seuls près d’un quart du PIB mondial, avec une production supérieure à 30 000 milliards de dollars. Ce poids colossal leur confère une résilience et une attractivité structurelles que ni Athènes ni Buenos Aires ne peuvent revendiquer.
Préserver la neutralité
Vient ensuite la crédibilité institutionnelle. La Grèce a sciemment manipulé son déficit budgétaire pour entrer dans la zone euro. L’Argentine, de son côté, a transformé son institut de statistiques (INDEC) en outil politique dès 2007, publiant des chiffres d’inflation largement sous-estimés.
Aux États-Unis, malgré les inquiétudes des dernières semaines autour de l’indépendance du Bureau of Labor Statistics (BLS), l’infrastructure statistique reste largement respectée, transparente et auditable. Il est quasiment impossible pour un commissaire de manipuler les chiffres. Il ne s’agit pas ici de masquer des fragilités, mais de préserver la neutralité des institutions statistiques face à la pression politique. Une nuance essentielle pour la confiance des marchés. Même les corrections importantes, comme la révision de –818 000 emplois annoncée en 2024, relèvent de contraintes méthodologiques plutôt que de manipulations intentionnelles.
La troisième différence réside dans l’accès au financement international. La Grèce, après la révélation de ses manipulations, a vu les investisseurs déserter, ses taux obligataires exploser et n’a dû son salut qu’à l’aide de la BCE, du FMI et de l’Union européenne. L’Argentine, marquée par une succession de défauts (2001, 2014, 2020), paie encore aujourd’hui une prime de risque exorbitante pour se financer et reste isolée des marchés.
Les États-Unis ont un avantage unique
Les États-Unis, en revanche, bénéficient d’un avantage unique : l’hégémonie du dollar, monnaie de réserve mondiale. Les bons du Trésor sont considérés comme l’actif le plus sûr au monde. Même avec une dette publique supérieure à 100 % du PIB, les investisseurs continuent de s’y réfugier en période d’incertitude.
Enfin, l’impact social et économique est sans commune mesure. Les falsifications grecques ont débouché sur une décennie de récession et des plans d’austérité draconiens. En Argentine, la manipulation des données n’a fait qu’aggraver l’inflation, dépassant 100 % en 2022, et miner durablement la confiance des citoyens envers l’État.
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Aux États-Unis, les controverses actuelles n’ont pas ébranlé la croissance, qui reste robuste, ni remis en cause la place centrale du pays dans la finance mondiale. « Nous sommes la plus grande économie du monde. Nous sommes de loin le plus grand centre financier de la planète », souligne encore Shapiro à CNN.
Par ailleurs, les États-Unis disposent d’autres sources publiques et privées pour compléter la lecture de leur économie, comme le Bureau of Economic Analysis ou le Census Bureau. « Ces institutions sont composées quasiment uniquement de statisticiens et d’économistes », rappelle Shapiro toujours à CNN. « Leur travail est totalement apolitique. »
Le rôle central des statistiques publiques
Les expériences argentine et grecque illustrent néanmoins le rôle central des statistiques publiques dans le fonctionnement d’une économie moderne. Sans chiffres crédibles, les investisseurs se retirent, les politiques économiques deviennent incohérentes et la population perd confiance dans l’État. Autrement dit, falsifier les statistiques peut offrir un répit politique à court terme, mais cela enferme le pays dans un cercle vicieux de méfiance, de coûts de financement accrus et de crises récurrentes.
Et si des mises à jour méthodologiques peuvent améliorer les outils, il est crucial que la crédibilité de ces institutions reste intacte. « Il n’existe pas de substitut à des données gouvernementales crédibles », souligne encore Michael Heydt, analyste souverain principal chez l’agence de notation Morningstar DBRS. Une chose que Trump ferait bien de ne pas oublier.