La journée du 14 octobre 2024 pourrait bien marquer un tournant dans les modes d’action syndicale en Belgique. Car on observe une première : une grève de la consommation. Soit un boycott qui ne dit pas son nom.
Au-delà de la grève nationale annoncée dans le commerce – supermarchés, enseignes non alimentaires, magasins de bricolage –, les syndicats FGTB, CNE et CGSLB lancent un appel inédit : une “grève de la consommation”. “Par solidarité avec les travailleurs, ne pas faire de shopping ce jour-là, notamment dans les supermarchés”, martèlent les organisations.
Une forme de boycott citoyen visant à appuyer leurs revendications contre les mesures gouvernementales jugées injustes, en particulier la réforme des pensions. Et si le boycott n’est pas une nouveauté, il n’avait encore jamais été utilisé en Belgique pour contester des politiques d’austérité plus générales. On peut donc parler d’une première.
La colère des PME et des indépendants
Une initiative qui a fait bondir les représentants des petites entreprises. Si les grandes enseignes disposent d’une marge de manœuvre suffisante, il n’en va pas de même pour les commerçants locaux. L’Union des classes moyennes (UCM) rappelle qu’“une journée de grève représente une perte sèche”.
“Les petites entreprises ne peuvent pas absorber les interruptions d’activité sans compensation, contrairement aux grandes structures. Et ces actions renvoient une image désastreuse du climat social aux investisseurs”, déplore l’organisation. Pour Anne-Sophie Snyers, secrétaire générale faisant fonction de l’UCM : “À force de tout refuser, on n’obtient rien du tout. Nos priorités sont ailleurs que dans la rue : relocalisation, simplification administrative, accès au financement et transition écologique sont les vrais leviers pour renforcer la compétitivité des PME, pas la grève.”
Du côté de la fédération belge du commerce et des services Comeos, on aurait surtout aimé un appel plus positif. Un appel qui inciterait plutôt les consommateurs à se rendre dans les commerces physiques, car le secteur est sous pression. Et en ce sens, “le nouveau cadre légal est une mesure nécessaire car, qu’on le veuille ou non, les comportements ont changé”.
Le Syndicat neutre pour indépendants (SNI) est encore plus virulent dans La Libre Belgique, dénonçant même “un pur sabotage de l’économie locale. Une attaque totalement irresponsable contre les milliers de PME du commerce.”
Les syndicats défendent un geste collectif
Face aux critiques, les syndicats se défendent de vouloir nuire aux indépendants. Pour eux, le geste est symbolique et collectif : il s’agit de montrer la solidarité entre travailleurs et consommateurs. Ainsi, pour la CNE, « le commerce est à un tournant historique de dégradation, y compris pour les petits indépendants ».
Les syndicats affirment avoir alerté les autorités à plusieurs reprises, notamment pendant le conflit chez Delhaize, sur les dangers de l’extension des franchises. Rien n’aurait changé et, aujourd’hui, ce serait tout le secteur qui en paierait le prix, puisque « l’économie actuelle ne profiterait plus qu’aux grandes enseignes ».
Une action plus symbolique que concrète
Et c’est là tout le paradoxe de l’action : une initiative pensée pour défendre le pouvoir d’achat risque d’affecter justement ceux qui dépendent directement de la consommation locale.
Dans les faits, l’impact économique de cette grève de la consommation devrait rester limité pour les grandes chaînes, les clients reportant simplement leurs achats au lendemain. Mais pour les petits commerces, le coup est plus rude : une journée sans clients, dans un contexte déjà fragile, peut peser lourd.
Comme le souligne encore l’UCM, “les grèves coûtent déjà cher au commerce et aux PME : des contrats ne se concluent pas, des entretiens d’embauche sont annulés, la mobilité est paralysée. Tout cela fragilise encore davantage un tissu économique déjà sous pression.”
Le précédent français : “Bloquons tout”
Ce type d’action n’est pas sans rappeler le mouvement “Bloquons tout”, qui a agité la France en septembre 2025. Né sur les réseaux sociaux, ce mouvement sans leader appelait à paralyser l’économie française pour protester contre la baisse du pouvoir d’achat et les politiques d’austérité.
Comme en Belgique, l’idée était de faire pression sur le gouvernement via l’économie. Et là aussi, il était question de protester en s’en prenant à la consommation, via un boycott des cartes bancaires. L’ambition était également de mettre à mal le système bancaire, mais après coup, la Banque de France a jugé l’impact économique “difficile à quantifier” et très limité. En gros, ce fut un flop.
En Belgique, Comeos précise qu’elle n’a remarqué aujourd’hui aucun impact de l’initiative dans les magasins, et ce aussi bien dans les grandes enseignes que les petits commerces.
Le boycott, nouvelle arme sociale
L’essor de cette “grève de la consommation” s’inscrit également dans une tendance mondiale : le boycott comme outil de contestation. En 2025, cette forme d’action a pris une ampleur inédite.
Des campagnes de boycott ont visé McDonald’s, Starbucks, Burger King ou Pizza Hut, accusés de positions controversées sur le plan social ou géopolitique. Résultat : en 2024, McDonald’s a connu sa première baisse de ventes mondiales depuis 2020, avec un bénéfice net en recul de 12 %.
Le mouvement BDS a poussé Intel à suspendre un investissement de 25 milliards de dollars en Israël, tandis que des boycotts massifs ont ciblé Tesla, Amazon, Walmart et Disney pour leurs choix politiques ou sociaux. En Europe, un mouvement de boycott des produits américains a même émergé début 2025, alimenté par les débats sur la souveraineté économique et la justice climatique.
Un levier citoyen à l’équilibre fragile
Porté par la puissance des réseaux sociaux, le boycott s’impose de plus en plus comme une forme d’action directe et décentralisée, où le citoyen devient acteur politique à travers son porte-monnaie. Mais cette multiplication des appels à ne pas consommer entraîne un risque réel de banaliser le geste et d’en diluer la portée.
C’est précisément cette contradiction que cristallise la grève de la consommation belge du 14 octobre.