1984 de George Orwell est souvent brandi comme un épouvantail pour comprendre notre époque. Mais on oublie trop vite son autre chef-d’œuvre, publié quatre ans plus tôt. Sorti il y a tout juste 80 ans, La Ferme des animaux est lui aussi douloureusement actuel.
Paru le 17 août 1945 (Animal Farm dans sa version originale), ce récit est une satire de la révolution russe et de la manière dont elle a été détournée par l’autocratie stalinienne. Orwell voulait démonter le mythe d’une Russie véritablement socialiste, afin de permettre au socialisme démocratique de s’épanouir en Occident.
L’histoire d’une révolution qui tourne mal
La Ferme des animaux raconte un coup d’État raté. L’État est une ferme, les révolutionnaires des animaux. Tous veulent chasser leur « dictateur », le fermier Jones, mais finissent par reproduire le même totalitarisme.Moutons, poules, vaches, chevaux se retrouvent dominés par une élite de cochons qui s’arrogent des privilèges grandissants. Les cochons falsifient l’histoire, réécrivent les règles, et Napoléon — le verrat en chef — instaure un véritable culte de la personnalité. La propagande est assurée par des porte-paroles et des scribes dévoués, tandis qu’une police brutale — incarnée par les chiens — maintient le peuple en laisse.
Une parabole toujours actuelle
La fable illustre comment les idéaux les plus nobles — égalité, révolution, émancipation — peuvent être dévoyés par l’ambition. C’est une métaphore cinglante du pouvoir, de la corruption et de la manipulation politique. Et cette dystopie a remarquablement résisté au temps : ses dynamiques restent tristement familières.
L’œuvre résonne avec les débats contemporains sur les dérives autoritaires, qu’elles viennent de droite ou de gauche, et sur les compromis économiques ou stratégiques avec des régimes peu recommandables. Manipulation du langage, réécriture des normes, glissement progressif vers la tyrannie : autant de mécanismes toujours observables aujourd’hui.

Pour Richard Blair, le fils d’Orwell, le livre demeure d’une actualité brûlante. Dans The Guardian, il confie : « La Ferme des animaux reste une source d’inspiration inoubliable pour tous ceux qui se battent pour la liberté. Dans un monde où l’autoritarisme, le nationalisme, la xénophobie et les mensonges politiques ne cessent de croître, nous avons plus que jamais besoin de ce livre. »
Une critique mordante de la « gouvernance par les chiffres »
« Napoléon fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur était demandé à titre tout à fait volontaire, étant bien entendu que tout animal qui se récuserait aurait ses rations réduites de moitié. », écrit Orwell dans son livre. La logique du « volontariat obligatoire » et du travail dominical rappelle aujourd’hui certaines injonctions du type « travailler plus pour ne pas perdre », au nom de la compétitivité.
Dans la ferme, les cochons brandissent également chiffres et bilans pour justifier la faim et la fatigue : produire plus, travailler davantage, tout en réduisant les rations. L’écho avec 2025 est frappant. Confrontés à l’inflation et à la dette, les gouvernements multiplient les indicateurs — PIB, taux d’emploi, trajectoires budgétaires — au risque de masquer la stagnation du pouvoir d’achat et la montée des inégalités.

On glisse vers une « gouvernance par les chiffres », où la légitimité politique se construit sur des indicateurs plus que sur le bien-être réel des citoyens. Orwell prévient pourtant : « Malgré tout, il y avait des moments où moins de chiffres et plus à manger leur serait mieux allé. »
Quand la subversion est récupérée
Orwell montre aussi comment une révolution peut être confisquée. Incapables de résister à la rhétorique des cochons, les animaux voient leur contestation détournée. Ce mécanisme — fédérer grâce au populisme avant d’imposer une domination — est, là aussi, toujours d’actualité. Des promesses de rupture deviennent, une fois au pouvoir, des instruments d’asservissement. L’apathie des masses rend possible cette dérive, comme le souligne Orwell : « Les animaux […] ne savaient pas à qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de l’avis de qui parlait le dernier. »
Cette torpeur illustre la fragilité démocratique des sociétés actuelles saturées d’informations et de contre-discours.
Quand les élites s’isolent
Dans le livre d’Orwell, Les cochons finissent par s’installer dans une maison luxueuse, protégée par des chiens fidèles, coupée du reste des animaux. De la ferme à 2025, le parallèle est ici aussi relativement évident : face à la défiance, élites politiques et économiques s’isolent dans des cercles étanches — banques centrales, cabinets de conseil, sommets internationaux — dont le langage technocratique accentue le fossé avec les citoyens.
Un espoir fragile mais concret
Si La Ferme des animaux n’offre pas de solution, elle agit comme un avertissement. La manipulation, la corruption et surtout la résignation sont autant d’obstacles à une société plus juste. Si les deux premiers semblent plus difficiles à endiguer, le dernier peut être combattu à titre individuel.
Orwell rappelait ainsi que tous les politiciens devaient être surveillés avec vigilance, et écartés dès lors qu’ils plaçaient leurs intérêts au-dessus de ceux de leur peuple. Comme il l’écrivait : « Tous les animaux sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres. » Et c’est peut-être là le message essentiel d’Orwell : plus qu’un rappel des mécanismes qui fragilisent nos démocraties, son livre est un appel à la vigilance citoyenne. Et dans un monde fragmenté par les bulles informationnelles, les inégalités et les populismes, ce message n’a rien perdu de sa force.
Critiquer un allié en pleine guerre avait de quoi rendre les éditeurs frileux. Considéré comme trop sensible, le manuscrit de la ferme des animaux eut du mal à trouver preneur. Ce fut finalement Secker & Warburg — réputé pour publier des ouvrages de gauche controversés — qui prit le risque. Bien lui en prit : le succès fut immédiat. En un an, quelque 250 000 exemplaires furent écoulés. Huit décennies plus tard, l’ouvrage s’est vendu à plusieurs millions d’exemplaires, traduit en plus de 60 langues et régulièrement réédité.
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