Jésus est une start-up qui n’aurait jamais dû réussir
Comment le christianisme s’est-il imposé comme la religion la plus importante au monde? Dominique Desjeux mobilise ses outils d’anthropologue et démontre que le développement de la religion n’est pas différent de celui qui permet à une invention de conquérir le marché. Vous avez dit désenchanteur?
Expliquer le développement du christianisme comme on analyserait la conquête de parts de marché du MacBook ou de Starbucks? Shocking! Pourtant lorsqu’on lit Le Marché des dieux, l’essai de l’anthropologue français Dominique Desjeux, on est stupéfié par la pertinence de cette sulfureuse approche.
Professeur émérite à la Sorbonne, fasciné par les processus qui permettent à une invention de devenir une innovation adoptée par le plus grand monde, Dominique Desjeux s’est intéressé toute sa vie aux organisations en appliquant aux problèmes qu’on lui soumettait un modèle qu’il a hérité du sociologue Michel Croizier. “Un modèle qui, dit-il, fonctionne dans n’importe quelle organisation: entreprises, administration, ONG. Il s’agit d’analyser le pouvoir non pas comme une domination, mais comme un rapport qui s’organise autour des zones d’incertitude, dans une interaction entre les acteurs. J’ai appelé cette méthode ‘l’anthropologie stratégique’. Stratégique parce que cela a à voir avec les organisations. Anthropologie parce que je travaille toujours sur la couche matérielle et logistique, sur les réseaux sociaux et sur la symbolique et l’imaginaire.”
La crise du cuivre est essentielle pour comprendre comment les juifs finiront par adopter un dieu unique.
Il y a une dizaine d’années, l’anthropologue s’est donc demandé pourquoi le christianisme s’était développé pour devenir leader dans le marché des religions. Pour y répondre, Dominique Desjeux a lu, s’est renseigné et a accumulé des milliers de pièces d’un puzzle historique qui montre une image étonnante: celle d’un christianisme qui aurait très bien pu ne pas exister s’il n’y avait pas eu la crise du cuivre (12e siècle av. J.-C.), l’hellénisation de la Méditerranée (à partir du 4e siècle av. J.-C.), la destruction du temple (70 apr. J.-C.) ou les ennuis monétaires de l’empire romain (4e siècle apr. J.-C.).
Car cette religion qui allait devenir la première du monde partait avec de nombreux handicaps: la vie publique de Jésus, un messie parmi de nombreux autres, ne s’étire que sur deux ou trois ans. De plus, cette vie publique se termine mal, sur la croix, et à la mort de Jésus, le nombre de ses disciples est infime: 2.000 ou 3.000, selon certaines estimations. En outre, contrairement à ce que l’on croit souvent, “Jésus ne voulait pas créer une religion, mais réformer le judaïsme. Jésus était resté juif, sans doute pharisien”, estime Dominique Desjeux. Mais alors, quels sont les processus qui ont fait émerger, malgré tout, le christianisme?
Une crise climatique, déjà
Partons du commencement: de l’émergence de l’idée d’un dieu unique. “La crise du cuivre, explique Dominique Desjeux, est essentielle pour comprendre comment les juifs, qui étaient polythéistes comme presque tout le monde, ont fini par adopter un dieu unique, Yahvé. Un historien anglais montre qu’entre le 15e et le 12e siècle avant notre ère, une grande sécheresse et un grand changement climatique sévissent.”
Une partie de population ne peut plus se nourrir et émigre en Egypte et en Turquie. Parallèlement, cet épisode provoque l’effondrement de “l’empire du cuivre”, l’empire mycénien en mer Egée. Ces événements sont loin d’être anodins car le cuivre est alors un métal crucial pour l’armement comme pour la fabrication des ustensiles de la vie de tous les jours. Le marché est récupéré par les Qénites, un peuple de forgerons qui habitent au sud de la mer Morte. Parmi les dieux qénites, il en est un particulièrement puissant: Yahvé. “Au 10e siècle environ, David est en train de créer son royaume, et voyant que les Qénites ont un dieu puissant, il l’adopte puisqu’il est plus efficace, car il rend riche et protège.”
Yahvé n’est toutefois encore qu’un primus inter pares dans un monde juif encore polythéiste. Mais au 6e siècle av. J.-C., les armées du roi Judas sont défaites par Nabuchodonosor. L’élite juive part en exil forcé à Babylone, chez les vainqueurs. Et c’est là que les juifs rencontrent un véritable monothéisme: le culte de Zoroastre. Ils rentrent d’exil en -538 en ramenant l’idée du dieu unique dans leurs bagages… Après la crise du cuivre et le retour de Babylone, survient un troisième changement majeur: l’hellénisation de la Méditerranée après les victoires d’Alexandre le Grand. A partir du 4e siècle av. J.-C., la culture grecque se répand sur le pourtour méditerranéen et on voit apparaître des royaumes hellénisants. Un de ceux-ci, les Séleucides, contrôle Jérusalem et la Judée.
La résurrection des Maccabées
Mais au sein de la communauté juive, il y a débat sur le mode de vie grec. Afin de pouvoir aller au gymnase sans être moqués par les Grecs, une partie des juifs ne veulent plus être circoncis. Certains se font même refaire un prépuce. Ils abandonnent aussi la casherout, le code alimentaire contraignant prescrit par la religion juive. S’ensuit un conflit entre juifs, mais aussi entre des juifs traditionalistes et les Séleucides. C’est la révolte des Maccabées. Dans cette guerre, les Séleucides observent que les Maccabées ne combattent pas certains jours, en raison du shabbat. Ils en profitent pour justement les attaquer à ce moment-là.
“Cela a posé un vrai problème de théologie, poursuit Dominique Desjeux: comment expliquer que des personnes qui respectent la loi de Dieu, qui avaient respecté le jour du shabbat pendant lequel les Séleucides les avaient attaqués et massacrés, puissent mourir du fait même du respect de cette loi?” C’est alors qu’apparaît l’idée de résurrection. Le juste souffre parce qu’il a respecté la loi. Mais il ressuscitera.
Un cygne noir: la destruction du Temple
Au moment de l’apparition de Jésus, une partie du puzzle est donc déjà constituée: l’idée du dieu unique, l’idée de résurrection, le débat sur la réforme du judaïsme. Et puis Jésus apparaît. On l’a vu, il cumulait quelques handicaps concurrentiels. Une trentaine d’années après sa crucifixion, “Pierre, Paul, Jacques (le frère de Jésus) sont morts… Il n’y a qu’un nombre infime de disciples. Jésus est une start-up qui n’aurait jamais dû réussir”, sourit Dominique Desjeux.
Mais deux éléments vont faire en sorte qu’il n’en soit rien. Le premier est l’apparition de personnalités mobilisatrices qui vont défendre ce qui n’est pas encore le christianisme. “Les ‘personnalités mobilisatrices’ sont des organisateurs comme Lénine pour Marx ou comme Steve Jobs par rapport à Steve Wozniak.” Ces deux personnalités mobilisatrices sont Pierre et Paul de Tarse, qui n’a pas connu Jésus mais a rejoint ses disciples vers l’an 33. “Ils vont porter le changement et l’innovation en dehors de la Palestine”, souligne l’anthropologue.
La carte des synagogues sur le pourtour méditerranéen deviendra la carte du développement des communautés chrétiennes.
L’autre événement, “c’est un cygne noir: la destruction du temple”. En 70, en effet, une tendance révolutionnaire est portée par les Zélotes. Ceux-ci incitent le peuple juif à se révolter contre les Romains qui, en représailles, rasent le temple de Jérusalem qui était la base de la religion juive. Cette dernière est menacée dans ses fondements. Deux tendances vont alors s’affronter. “Il y a ceux qui disent: recentrons-nous sur notre coeur de métier, restons juifs, obéissons aux règles de la Torah, explique Dominique Desjeux. Cela donnera le judaïsme rabbinique, qui va recréer tout de suite après la destruction du temple un ensemble de règles et de rituels. Et puis, il y a les prosélytes, qui sont en faveur de l’ouverture, de la globalisation: pour devenir puissants, convertissons les païens, disent-ils. Les évangiles, écrits entre 70 et 100 environ, sont rédigés pendant cette bataille et montrent un Jésus prosélyte, qui proclame: ‘allez enseigner à toutes les nations’ et qui se déclare en faveur d’une abolition, au moins partielle, de la loi.”
Un produit invendable
Toutefois, pour vendre la religion juive à l’international, il y a un problème: l’expérience client est désastreuse. “Le produit est invendable, souligne Dominique Desjeux. Il y a la circoncision, les nombreux rituels de purification, la casherout très rigide. La force des prosélytes a été de dire: simplifions les règles, pour qu’elles soient acceptables par des païens. Ils vont se faire expulser des synagogues par les traditionalistes et vont alors créer des communautés. La diaspora juive est très importante: environ 6 millions de juifs sur un empire romain comptant 75 millions de sujets, note Dominique Desjeux. Et la carte des synagogues sur le pourtour méditerranéen devient aussi la carte du développement des communautés chrétiennes.” C’est donc parce qu’il existait déjà une telle plateforme logistique – le réseau de synagogues – que le christianisme prendra son essor.
Il se développe, mais le judaïsme traditionnel est encore très bien implanté. Ce dernier va toutefois perdre la bataille en raison d’une nouvelle crise, économique et monétaire. Depuis le troisième siècle en effet, Rome est secouée par des guerres civiles incessantes, la production agricole baisse et la monnaie ne vaut plus rien. “Or, explique Dominique Desjeux, l’empire romain est militaire et esclavagiste. Sans monnaie, plus possible de payer l’armée et donc plus possible de capturer des esclaves. L’empire ne contrôle plus l’énergie humaine qui le fait vivre.”
La reconstitution de la diffusion du christianisme fait bien ressortir les trois grandes étapes que l’on retrouve dans la plupart des processus d’innovation, hier comme aujourd’hui.
Dominique Desjeux affirme qu’en se convertissant au christianisme, l’empereur Constantin va résoudre le problème. “En se convertissant, Constantin fait que le paganisme n’est plus la religion officielle, et l’empereur peut faire main basse sur les trésors des temples. Le grand historien Bruno Dumézil observe que ‘les statues païennes qui étaient en or, les revêtements des temples qui étaient dorés, tout cela va être fondu pour fabriquer le solidus qui permettra de payer les soldats’.” Ce solidus deviendra le sol, monnaie qui aura une longévité exceptionnelle.
Invention, innovation, réception
“La reconstitution anthropologique de la diffusion du christianisme fait bien ressortir les trois grandes étapes que l’on retrouve dans la plupart des processus d’innovation, hier comme aujourd’hui, résume Dominique Desjeux. La première est celle de l’invention, celle de Jésus, plus individuelle, portée par un tout petit groupe, aux origines incertaines et aux concurrences multiples. Tout est flou. Tout est fragile. Tout est en ébullition. Rien n’est certain. La deuxième est celle de l’innovation. Elle est plus collective. C’est le processus social par lequel l’invention sera diffusée. Et dans ce processus, des personnalités mobilisatrices comme Paul de Tarse vont jouer un rôle moteur. La troisième est celle de la réception. Elle est bien souvent déclenchée par une crise climatique, monétaire ou politico-militaire qui change les rapports de force en permettant une nouvelle alliance entre des groupes sociaux déjà en place et d’autres en émergence.”
Dans l’histoire, ce n’est pas le sens qui explique les changements. Ce sont les crises et les questionnements sur l’utilité: qu’est-ce que votre dieu m’apporte?
Nous aurions dû le préciser avant: Dominique Desjeux a une riche culture religieuse (il est passé par le petit séminaire et un collège jésuite) mais il est agnostique. Il se défend pourtant de tout discours athée. “On m’a dit: mais que faites-vous de la foi, du sens? Je suis convaincu que les individus ont besoin de sens. Je suis convaincu que chacun a des croyances. Mais les croyances ne sont pas des explications. Et quand on se penche sur le jeu collectif, l’analyse des contraintes, des champs de forces, des réseaux, des intérêts: tout cela explique bien choses. Dans l’histoire, ce n’est pas le sens qui explique les changements. Ce sont les crises et les questionnements sur l’utilité: qu’est-ce que votre dieu m’apporte? M’assure-t-il une bonne récolte? Me protège-t-il contre les maladies, les guerres?”
Les croyants rétorqueront que cette vision désenchante le monde. “Je suis d’accord, répond Dominique Desjeux. Mais je dis simplement que derrière l’enchantement, les croyances ne fonctionnent pas dans le ciel. Leur fonctionnement passe par la logistique, les réseaux…” Et il ajoute: “Lorsque l’on met ensemble tous les petits bouts de ce que nous apprennent les historiens, on comprend pourquoi les crises sont porteuses d’une religion, tout comme elles peuvent être porteuses d’un service ou d’un produit. Sans crise, il ne se passe rien.”
Six crises successives
Si les crises portent les changements, nous devrions donc en connaître quelques-uns bientôt. “Nous avons connu en effet six crises récentes: la crise financière de 2008-2009, la crise sociale (les gilets jaunes) de 2019, la crise sanitaire de 2020, la crise logistique de 2021, la guerre en Ukraine, la crise de l’énergie et le réchauffement climatique en 2022, rappelle l’anthropologue. Nous avons déjà connu dans l’histoire ces types de crises, mais sur des dizaines de siècles, pas comme aujourd’hui, sur 12 ans.“
Je crois qu’il nous faudra aussi une sobriété du temps libre. Car c’est le temps libre qui a permis le développement de la consommation.
Quels changements perçoit-il? “Il faudra une sobriété de la consommation, l’abandon des énergies fossiles, une sobriété commerciale: il ne faut pas toujours vendre plus et le plus cher. Mais je crois qu’il nous faudra aussi une sobriété du temps libre. Car c’est le temps libre qui a permis le développement de la consommation. Cette nouvelle sobriété est à notre portée: nous pouvons avoir davantage d’activités – travailler plus, avoir davantage d’activités caritatives, sportives, etc. – pour limiter la consommation marchande.”
Sorcellerie et chiens truffiers
Et si les crises portent les religions, faut-il aussi s’attendre à un retour du sentiment religieux? “Oui. Et plutôt à un retour du polythéisme, ajoute Dominique Desjeux. Nous voyons clairement arriver dans les moments d’incertitude des théories conspirationnistes du pouvoir. Ces théories renvoient à un mécanisme de sorcellerie, qui est le mécanisme humain de base des théories conspirationnistes. Certaines théories qui inventent des causalités délirantes (des soucoupes volantes, etc.). Mais souvent, c’est un peu plus rationnel. Il y a des gens qui souffrent et des gens dont on estime qu’ils font souffrir.”
L’anthropologue ajoute: “Souvent, je remarque que les extrémistes observent quelque chose de vrai. Mais c’est comme les chiens truffiers. Ils dénichent la truffe, mais c’est à vous de la prendre. Ne laissez pas les chiens truffiers vous trouver des solutions. Elles sont mauvaises 9,9 fois sur 10″.
Dominique Desjeux, “Le marché des dieux”, PUF, 256 pages, 18 euros.
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