Jane Goodall, infatigable défenseuse de l’environnement: “Espérer, c’est être prêt à agir”
Dans son dernier ouvrage, la primatologue britannique plaide pour l’espoir face au dérèglement climatique et aux disparitions d’espèces. Rencontre avec la scientifique de rénommée mondiale.
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- Jane Goodall, infatigable défenseuse de l’environnement : “Espérer, c’est être prêt à agir”
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C’est en 1960, à l’âge de 23 ans, que Jane Goodall part pour l’Afrique. Elle y observe les chimpanzés dans leur habitat naturel et fait plusieurs découvertes majeures, dont celle de leur dextérité, une aptitude considérée jusque-là comme exclusivement humaine. Imprimant un tournant à sa carrière, la primatologue commence à parcourir le monde dans les années 1980 pour sensibiliser le grand public à la question de la sauvegarde de la nature. Bien que forcée de ranger momentanément ses valises pour cause de crise sanitaire, Jane Goodall, aujourd’hui âgée de 87 ans, poursuit inlassablement sa mission. Elle vient de publier un nouvel ouvrage, intitulé Le livre de l’espoir (*) (le cinquième dont le titre contient le terme “espoir”), dans lequel elle exprime sa confiance dans la résilience de l’être humain et de la nature. Pour elle, agir ensemble, mettre les intelligences en commun et apporter chacun sa pierre à l’édifice permettra de lutter contre les changements climatiques et de préserver les espèces animales de l’extinction.
Il y a du changement, c’est certain ; reste à savoir s’il est suffisamment rapide.
La scientifique a par ailleurs créé le Jane Goodall Institute, qui finance grâce à des dons de particuliers et d’entreprises des projets axés sur la lutte contre la pauvreté, des centres d’accueil pour animaux et des réserves naturelles (elle est en effet convaincue que le bien-être de l’espèce humaine et celui des animaux et de l’environnement sont intrinsèquement liés). L’Institut a des ramifications dans une dizaine de pays, dont la Belgique, où il peut compter sur l’aide d’une cinquantaine de volontaires. Chacun des instituts Jane Goodall organise en outre des groupes appelés Roots & Shoots (”racines et pousses”) qui encouragent les jeunes à préparer le “leadership de demain”.
TRENDS-TENDANCES. Le programme éducatif Roots & Shoots existe depuis 1991. Les jeunes de l’époque sont aujourd’hui adultes. Certains d’entre eux ont-ils atteint des positions qui leur permettent de faire la différence?
JANE GOODALL. Je sais que certains sont entrés en politique, d’autres dans les affaires ; beaucoup sont devenus enseignants. L’un est ministre de l’Environnement au Congo, un autre l’a été en Tanzanie où il a osé s’opposer à l’ancien président à propos d’un barrage qui aurait inondé une réserve. C’est un homme fantastique, fermement attaché aux valeurs que Roots & Shoots a toujours prônées: respect de l’autre, des animaux, de l’environnement.
Les jeunes d’aujourd’hui se montrent plutôt radicaux sur les questions de défense de l’environnement.
Je peux difficilement leur donner tort, c’est leur avenir qui est en jeu. Personnellement, j’estime plus efficace de parler au coeur des gens que de leur balancer des invectives à la tête. Mais la situation est tellement critique que tout est bon à prendre.
Vous vous entretenez régulièrement avec des représentants du monde des affaires. Que leur proposez-vous?
Je leur dis toujours: passez vos chaînes d’approvisionnement au crible. Certaines étapes sont-elles nuisibles à l’environnement? Les salaires sont-ils équitables? Tous les coûts environnementaux sont-ils répercutés dans les prix? Il y a du changement, c’est certain. Reste à savoir s’il est suffisamment rapide.
Quelles sont les conditions idéales?
J’ai discuté avec le CEO d’une grande firme singapourienne. Trois choses l’ont motivé à rendre son entreprise plus écologique et sociale. La première est qu’il existe des matières premières que nous consommons plus vite que la nature ne peut les remplacer. Il est donc indispensable de changer de paradigme. Ensuite, les consommateurs réclament de plus en plus un mode de production éthique. Mais le principal moteur du changement a été sa fille qui, à l’âge de huit ans, lui a demandé en rentrant de l’école: ”Papa, on m’a dit que tes usines détruisent la planète. Dis-moi que ce n’est pas vrai. C’est aussi ma planète, tu sais! ” Cet échange fut pour lui révélateur. C’est ce que j’appelle ”parler au coeur des gens”, c’est-à-dire leur présenter des arguments qui engendrent un changement d’attitude authentique et sincère.
Parler au coeur des gens, c’est engendrer un changement d’attitude authentique et sincère.
Votre nouveau livre parle d’espoir. Vous opérez une distinction entre espoir et optimisme.
Imaginez que nous soyons dans un tunnel obscur, au bout duquel brille une lumière. L’optimiste partira du principe que la lumière se rapprochera d’elle-même ; l’être qui espère, en revanche, sera prêt à ramper s’il le faut jusqu’à la lumière, à franchir tous les obstacles qui l’en séparent. Espérer, c’est être prêt à agir. Et c’est cet espoir que nous devons cultiver.
Penchons-nous sur votre carrière scientifique. Vous resterez dans la mémoire collective celle qui a démontré la capacité des grands singes à fabriquer et à utiliser des outils. Vous avez dit que cette découverte ne vous avait même pas surprise.
C’est vrai, je n’ai pas été surprise. Wolfgang Köhler, un psychologue allemand, avait soumis au début du siècle passé des chimpanzés en captivité à des tests d’intelligence: à partir de morceaux de bambou, ils avaient réussi à fabriquer un long bâton avec lequel ils avaient décroché des régimes de bananes situés en hauteur. Wolfgang Köhler a soumis des enfants au même test ; ils ont eux aussi utilisé le bâton mais en le projetant en direction des bananes. Les scientifiques ont méprisé les découvertes de Wolfgang Köhler en prétendant que les singes en captivité avaient tout simplement imité ce que faisaient les humains. J’ai été la première à observer cette capacité à utiliser des instruments dans la nature. Quoique…, la première? C’est juste que personne n’a jamais pensé à interroger les Pygmées. Car eux le savaient, soyez-en sûr.
Autre découverte surprenante à mettre à votre actif, celle de l’agressivité des chimpanzés: à l’instar des humains, ils peuvent s’entretuer, se faire la guerre, organiser des raids meurtriers.
Cela m’a beaucoup choquée. Je pensais que les singes étaient comme nous, mais en plus gentils ; qu’ils pouvaient, certes, avoir le sang chaud, hurler et tempêter, mais pour le show. J’ai été stupéfaite de constater qu’ils pouvaient assassiner, s’organiser en bandes. Lorsque j’ai commencé à en parler, certains scientifiques ont tenté de me faire minimiser mes conclusions: beaucoup d’entre eux se cramponnaient à l’image du singe doux et pacifique.
Ceci dit, je reste convaincue que seul l’être humain est capable de se montrer réellement mauvais. La méchanceté humaine est bien pire que l’agressivité la plus marquée parmi les chimpanzés. Les grands singes sont dans l’immédiateté: ils ne vont jamais se réunir pour planifier des tortures ou un assassinat. Nous, oui ; ça, c’est de la vraie barbarie.
Il me semble pourtant qu’organiser un raid meurtrier exige une certaine préparation.
Ils veulent protéger leur territoire. Mais la question est pertinente: le chimpanzé a-t-il conscience de sa capacité à faire le mal et à faire souffrir? Peut-être. Je l’ignore. Ce que je sais, c’est que l’être humain peut être sciemment et consciemment cruel.
Les chimpanzés sont capables d’altruisme. Peut-on supposer que si leur cruauté n’est pas consciente, leur compassion ne l’est pas davantage?
Ils s’entraident spontanément dans les situations de détresse. Ils sont mus par une sorte d’instinct maternel que ressent l’intégralité du groupe. Ils ne réfléchissent pas avant d’agir. Nous sommes capables de considérations morales qui vont au-delà de l’ “ici et maintenant”. Les chimpanzés pas. J’en conclus que nous, les humains, sommes à la fois meilleurs et pires qu’eux.
Pourquoi y a-t-il tant de femmes spécialistes des singes? Vous-même, Dian Fossey, Burité Galdikas, Sarah Hrdy, Shirley Strum, Francine Patterson, Vanessa Woods… Avez-vous plus de facilités à communiquer avec eux? Etes-vous meilleures “relations publiques”?
Il existe aussi beaucoup d’éminents primatologues hommes, vous savez! Mais bon, je ne peux parler que de mon cas. Louis Leaky, le paléontologue qui m’avait recrutée à l’époque, estimait que les femmes étaient plus patientes et plus attentives sur le terrain. On peut voir là un lien avec la théorie de l’évolution: les mères ont toujours dû faire preuve de patience, veiller sur leur progéniture et comprendre la dynamique du groupe si elles voulaient pouvoir élever leurs petits dans de bonnes conditions. Il se trouve que ces caractéristiques tombent à pic quand on étudie les animaux sociaux sur le terrain.
Vous me faites penser à saint François d’Assise, qui communiquait lui aussi avec les animaux et invitait ses contemporains à vivre davantage en harmonie avec la Création.
Alors, je dois vraiment vous raconter ceci: j’avais été invitée à la Grace Cathedral, à San Francisco, à l’occasion d’une journée internationale des animaux. Les gens pouvaient faire bénir leur animal. L’église était pleine à craquer de chats, de chiens, de perroquets, et il y avait même un singe. Vous imaginez la cacophonie et l’énergie que devait mettre le prêtre pour avancer dans son programme. On m’avait demandé de prononcer le prêche. Le moment venu, je suis montée en chaire, j’ai commencé à parler… et subitement, il n’y a plus eu un bruit. Plus aucun aboiement, piaillement ou miaulement. Pendant toute la durée du prêche! (rires) C’est incroyable, non?
Vous ne faites pas mystère de l’importance que revêt pour vous la spiritualité.
C’est une sensation qui m’envahit souvent lorsque je suis seule en forêt: je sens planer sur tout ce qui m’entoure une sorte d’intelligence, et c’est comme si une parcelle de cette force spirituelle habitait chaque être vivant. Est-ce Dieu, est-ce Allah? Peut-être est-ce grâce au langage que d’un tel sentiment sont nées les religions…
N’est-ce pas cette dimension spirituelle qui distingue l’être humain de l’animal?
Eh bien, même ça, je n’en suis pas sûre. Dans la réserve où je travaillais se trouve une majestueuse chute d’eau. Les chimpanzés s’y rendent parfois, même s’ils ont plutôt tendance à éviter l’eau car ils ne savent pas nager. J’ai pu observer la manière dont leurs poils se hérissent et je les ai vus exécuter des danses impressionnantes à l’entrée du site. Ils contemplent avec une sorte de déférence les trombes d’eau, une eau qui coule et qui coule et qui sera encore là la prochaine fois. Les chimpanzés n’ont évidemment pas de langage pour exprimer ce qu’ils ressentent, mais on peut rapprocher leur attitude de l’instinct qui a dû inciter les anciens à vénérer le Soleil, la Lune et tant d’autres phénomènes naturels.
Pour terminer, j’aimerais vous soumettre cette citation: “Les chimpanzés ne disent pas au revoir”. Ils partent, tout simplement.
Elle est de moi. La question m’a très longuement préoccupée. C’est remarquable parce que par ailleurs, ils se disent bonjour. Peut-être ne ressentent-ils pas l’éloignement de la même façon que nous. Peut-être n’ont-ils pas conscience de s’en aller parce qu’ils savent qu’ils se reverront.
(*) Jane Goodall et Douglas Abrams, Le Livre de l’espoir. Pour un nouveau contrat social, éditions Flammarion, 320 pages, 21,90 euros.
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