Guerre commerciale et tarifs douaniers: comment l’Europe peut-elle riposter?


Tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium, puis sur les vins venus d’Europe, et peut-être sur tous les produits européens soumis à la TVA. Les États-Unis sont dans l’escalade. De quelles armes dispose l’UE ? La réponse nuancée de Marc De Vos (Itinera) et Hans Geeroms (Bruegel et Collège d’Europe).
La guerre commerciale est déclarée. En quelques jours, nous avons assisté à une tension douanière entre les États-Unis et l’Union européenne, et plus personne ne pense que l’UE pourra réitérer le ballet diplomatique qu’elle avait joué en 2018. Souvenez-vous, le président de la Commission, qui était alors Jean-Claude Juncker, avait réussi à éteindre le feu en s’engageant à ce que l’Union européenne augmente ses importations américaines de soja et de gaz naturel liquéfié, en échange d’une suspension des menaces de tarifs douaniers supplémentaires, notamment sur les voitures européennes.
Néanmoins, observe Hans Geeroms, visiting fellow auprès du think tank Bruegel et professeur invité au Collège d’Europe à Bruges, “Trump a eu le sentiment d’avoir été trompé”. L’Union européenne a surtout profité de la situation pour acheter à bon prix du soja que les fermiers américains ne pouvaient plus écouler en Chine, sans rééquilibrer la balance commerciale, qui n’a cessé de pencher en faveur de l’Europe.
Le dialogue impossible
Le plan européen était alors en trois temps, explique Hans Geeroms : “On essaie de plaire à Trump et on lui promet d’importer davantage de produits américains. Si cela ne l’arrête pas, on menace les Américains d’aller devant l’OMC (Organisation mondiale du commerce, ndlr). Et si cela ne fonctionne pas, on engage des ripostes.”
Au retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier dernier, les Européens pensaient pouvoir agir de nouveau de la sorte, en sachant toutefois que depuis 2019, l’OMC est fortement affaiblie. En juillet 2024, avant même les élections présidentielles américaines, la Commission européenne avait constitué une “task force” dans l’éventualité d’une victoire de Donald Trump. “La Commission avait élaboré un plan, discuté en secret avec les États membres, qui comprenait une liste de sanctions, explique Hans Geeroms. Ce plan disait : ‘Rendons visite à Trump les bras ouverts, promettons-lui d’acheter davantage de biens américains, notamment du gaz naturel liquéfié’. Mais en même temps, on a préparé une liste des biens américains importés en Europe susceptibles d’être frappés de tarifs.”
Un dialogue n’a toutefois pas été possible. La présidente de la Commission n’a pas été invitée à Washington et Donald Trump a immédiatement imposé ses tarifs, d’abord contre le Canada et le Mexique en usant d’une juridiction d’exception, puis, ces derniers jours, contre la Chine et l’Union européenne, en imposant des droits de douane de 25% sur l’acier et l’aluminium européens exportés aux États-Unis. Cette décision a enclenché une riposte européenne sur une série d’exportations américaines pour une valeur de 28 milliards de dollars. Et en réponse, Donald Trump a monté d’un cran, imposant un tarif de 200% sur les vins européens.
“Clairement, la Commission européenne, ensemble avec les États membres, a fait son travail, observe Marc De Vos, CEO et directeur fondateur du think tank Itinera. Utiliser l’arme ciblée peut jouer un rôle dans la mesure où on peut faire du mal à un public ou à des États qui sont importants pour le président américain. La Chine et l’Union européenne l’ont fait par le passé. Lors de la première guerre commerciale, au premier mandat de Donald Trump, la Chine a ciblé le secteur agricole américain.” Mais il n’est plus certain que ce type de politique soit efficace, ajoute Marc De Vos, car aujourd’hui, “Trump a apparemment une tolérance pour le risque de récession et pense qu’il doit forcer une transition fondamentale”.
Des tensions qui grandissent
Dans cette configuration, Hans Geeroms craint que les tensions commerciales ne s’apaisent pas. “Donald Trump a différentes raisons d’imposer des tarifs douaniers, souligne-t-il. Il veut générer des revenus pour le Trésor public, il veut punir des pays comme la Chine ou l’Union européenne qui ont des surplus commerciaux, il veut faire du Canada le 51e État des USA, il veut stopper l’immigration à la frontière mexicaine et il veut renforcer l’autonomie stratégique du pays. Il saute ainsi d’un pied sur l’autre en invoquant ces différentes raisons pour imposer de plus en plus de taxes. Et clairement, ses conseillers soit ne comprennent pas le coût du protectionnisme, soit ont peur de dire au président américain qu’il se tire une balle dans le pied.”

“Les conseillers de Donald Trump, soit ne comprennent pas le coût du protectionnisme, soit ont peur de lui dire qu’il se tire une balle dans le pied.” – Hans Geeroms (Bruegel, Collège d’Europe)
Techniquement, l’administration américaine ne semble pas avoir très bien joué : “Elle impose un tarif sur l’aluminium et l’acier qui viennent d’Europe, des intrants utilisés par l’industrie automobile et le secteur de la construction américains. Cela augmente donc les prix pour ces entreprises, dont la compétitivité va souffrir. Les tarifs imposés par l’Europe sont plus intelligents. Nous imposons des mesures de représailles sur des produits finis, des produits de consommation : les Harley-Davidson, le whisky, les cosmétiques… produits dans les États qui ont voté pour Trump. C’est une mauvaise nouvelle pour nos consommateurs, mais cela n’entrave pas la compétitivité de notre industrie”, commente Hans Geeroms.
L’Europe n’a pas les cartes
Mais dans ces négociations, “l’Europe n’a pas les cartes en main. Elle se trouve dans une position de faiblesse”, soulignent nos deux experts. “Tout d’abord, explique Marc Devos, parce que Donald Trump mélange tout. Il utilise les relations commerciales à des fins géopolitiques et inversement. Le fait que l’Europe soit dépendante des États-Unis pour régler la situation de l’Ukraine affaiblit profondément notre pouvoir d’infliger un dommage commercial aux Américains, parce que Donald Trump n’a rien contre le chantage. Et apparemment, il semble préférer les intérêts américains vis-à-vis de la Russie que ceux vis-à-vis de l’Europe.”
Cette faiblesse européenne s’explique donc parce que nous avons en face de nous un “Donald Trump beaucoup plus idéologique”, poursuit Marc De Vos. “Il veut vraiment forcer une transition stratégique dans la structure économique de son pays et reprendre une partie du marché qui a quitté les États-Unis.”
À cet égard, les États-Unis disposent d’un autre levier, souligne Marc De Vos : la réunion de l’Otan qui doit se tenir en juin. “Les Européens ont une peur presque existentielle que Donald Trump menace de quitter l’Organisation.”
Enfin, ajoute le CEO d’Itinera, une autre faiblesse européenne réside dans le fait que structurellement, il n’y a pas en Europe une seule personne qui puisse intégrer toutes les dimensions économiques, géopolitiques, militaires… que Donald Trump veut aborder. “Avec Trump, la dimension personnelle joue énormément, relève Marc De Vos. Or, s’il veut faire un deal avec l’Europe, ce sera un deal sur tout : l’Otan, la sécurité, les relations commerciales, etc. Mais il ne va pas vouloir parler à Ursula von der Leyen. Il va vouloir parler à Emmanuel Macron, à Friedrich Merz, s’il devient le prochain chancelier allemand… On ne peut pas intégrer dans une seule personne les différentes dimensions de la relation stratégique que l’Europe a avec les États-Unis.”
L’Europe se trouve donc dans une position de faiblesse. “Je crains que nous ne soyons pas vraiment en mesure de tenir un raisonnement technocratique du type ‘si vous nous infligez ceci, nous allons vous infliger cela’. C’est devenu beaucoup plus géopolitique, beaucoup plus personnalisé, beaucoup plus idéologique”, résume Marc De Vos.

S’en prendre aux “Magnificent Seven” ?
À ces considérations politiques, Hans Geeroms en ajoute une autre, qui ne va pas non plus dans le sens de l’Union européenne : “L’Europe se trouve plutôt en position de faiblesse car elle exporte beaucoup plus de biens que les États-Unis. Donald Trump peut nous frapper plus fort. Et bien sûr, comme la Belgique est l’un des pays les plus ouverts, notre économie sera touchée de manière très directe, mais aussi indirecte, car nous fournissons beaucoup d’intrants à l’économie allemande, qui les utilise pour réaliser des produits finis qui sont ensuite exportés vers les États-Unis et la Chine.”
L’une des manières de faire mal aux USA ne serait-elle pas de viser spécifiquement ses géants numériques ? S’en prendre aux Magnificent Seven : Nvidia, Meta, Tesla, Amazon, Alphabet, Microsoft et Apple ? Pas spécialement, car il faudrait faire très attention au retour de bâton, avertissent Marc De Vos et Hans Geeroms. “Lors de l’investiture de Donald Trump, les milliardaires du numérique étaient assis à ses côtés. Ils ont un poids politique. Si l’Europe agissait contre leurs intérêts, en appliquant strictement le Digital Services Act (qui encadre les activités des plateformes numériques, ndlr) et d’autres législations qui iraient à l’encontre des intérêts d’Amazon, Google et autres, Donald Trump ne riposterait peut-être pas seulement avec des armes tarifaires, mais aussi dans le domaine de la sécurité et de la défense, en menaçant de quitter l’Otan. C’est donc un jeu très risqué, estime Hans Geeroms.”
C’est également l’avis de Marc De Vos : “Nous n’avons pas d’alternative européenne aux Magnificent Seven. Donc je ne sais pas si s’en prendre à eux constitue une stratégie réaliste, et je ne sais pas quel avantage nous procurerait un renforcement de notre régulation. Et si nous les taxons, nous aurons une réaction très négative des États-Unis. C’est aussi valable pour notre agenda climat et le système de taxe carbone aux frontières. Nous voulons taxer les importations vers le marché européen sur base d’émissions en dehors de l’Europe, mais cela risque d’être perçu comme une déclaration de guerre. Je crains que si nous utilisons ces armes, cela ne contribue pas à gérer le conflit ni à retrouver un sentiment de stabilité.”
Le problème de la TVA
À court terme, estime Hans Geeroms, la meilleure politique consiste donc finalement à faire ce que fait la Commission : répondre, mais sans s’emballer. “Dans leurs propos, Ursula von der Leyen et Maroš Šefčovič (le commissaire au Commerce, ndlr) indiquent rester ouverts à la discussion, à la poursuite de relations amicales et au désir de continuer à faire des affaires avec les États-Unis. En parallèle, la Commission prend des mesures proportionnées, visant des produits fabriqués dans des États qui ont voté pour les républicains, en espérant qu’ils fassent pression pour que Trump revienne sur sa politique. Mais ce n’est pas garanti.”
Car Donald Trump n’a pas caché sa volonté de poursuivre la guerre commerciale avec l’Union européenne en ciblant la TVA, qu’il considère comme un tarif douanier.
“Nos industriels, par exemple BMW ou Mercedes, peuvent déduire la TVA des composants qui entrent dans la fabrication de leurs voitures, mais Chevrolet, qui fabrique ses voitures aux États-Unis, ne le peut pas, explique Hans Geeroms, comme le système TVA n’existe pas là-bas. Il envisage donc d’imposer aux exportateurs de voitures européennes, en plus d’un tarif douanier de 10%, un tarif équivalent au taux de TVA du pays exportateur (21%, 24%…).”
Et les États-Unis pourraient profiter de l’absence d’harmonisation qui règne en Europe pour essayer de diviser l’Union. “La TVA en Belgique est plus élevée sur certains produits qu’en Allemagne. Une Volvo produite à Gand et exportée aux États-Unis ferait-elle face à une taxe d’importation plus élevée qu’une Mercedes produite en Allemagne ? Et cela amène un autre problème difficile : toutes ces mesures commerciales prises par la Commission européenne doivent encore passer le cap du Conseil des ministres. J’espère que nous resterons unis, ajoute Hans Geeroms. Parce que Donald est suffisamment malin pour frapper les vins français, exonérer la Hongrie, bref, diviser l’UE pour que chaque État membre qui échappe aux sanctions pense : ‘Je laisse les autres se débrouiller tout seuls’.”

“On sait une chose : Donald Trump n’aime pas l’Europe.” – Marc De Vos, (Itinera)
Être proactif
Face à un partenaire américain devenu instable, la solution de long terme pour l’Europe consiste à renforcer son autonomie et à réduire au maximum le risque inhérent à ses relations avec les États-Unis. Mais à court terme ?
À cet égard, Marc De Vos regrette un manque de proactivité du côté européen. “Le problème est que dans l’immédiat, les alternatives aux États-Unis que nous pourrions avoir sont pires, dit-il. Ce n’est pas la Russie, ni la Chine ou le global south (les pays en voie de développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, ndlr), c’est du long terme. Il n’y a donc qu’une seule position possible pour l’Europe : s’engager positivement avec les États-Unis.”
L’Europe doit donc essayer de renverser la logique de conflit actuelle, ajoute Marc De Vos. “Il faut faire, de manière proactive, une proposition très positive aux États-Unis. Je l’ai dit dès l’élection de Donald Trump. Il faut acheter davantage aux USA, faciliter l’entente stratégique sur le futur de l’Ukraine en disant que nous le faisons pour la sécurité, payer davantage pour la reconstruction et que ce sera une opportunité de business gigantesque pour l’Amérique. Et puis, parlons de la Chine. Il faut demander aux Etats-Unis ce qu’ils désirent. Nous pourrions nous aligner sur la stratégie américaine. Cela devrait être notre priorité : renverser la logique et ouvrir le champ des pourparlers. Mais pour cela, il faut que l’Europe s’organise, se coordonne et s’engage de manière uniforme dans cette voie.”
Marc De Vos ajoute : “Je ne vois pas d’autres solutions, sauf si Donald Trump, malgré ses discours, ne fait rien. Parce qu’en fin de compte, si la Bourse continue à plonger, si les Canadiens tapent de plus en plus fort… Il pourrait changer de ton. On ne sait pas. Une chose que l’on sait par contre, c’est que Donald Trump n’aime pas l’Europe.”
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