François Gemenne (ULiège): “Nous ne reviendrons pas au climat du 20e siècle”
Spécialiste de la géopolitique du climat et des migrations, François Gemenne déplore le manque d’ambition de la Belgique sur ces sujets. Il avertit que nous ne pouvons pas revenir au climat d’avant, mais la lutte pour chaque tonne de CO2 reste cruciale.
L’année qui s’achève a été marquée par la Cop26 qui s’est tenue à Glasgow. Une conférence où le mot “énergie fossile” apparaît pour la première fois dans une résolution finale et qui fait aussi pour la première fois mention de l’écart entre les ambitions affichées par la plupart des pays et la réalité. Rencontre avec le spécialiste de la géopolitique, du climat et des migrations, François Gemenne.
Profil
- Né à Liège en 1980
- Doctorat (double) en sciences politiques de l’Université de Liège et de Sciences Po Paris
- Chercheur qualifié du FNRS à l’ULiège, où il dirige l’ Observatoire Hugo
- Auteur principal pour le Giec
- Enseigne notamment à Sciences Po Paris et à la Sorbonne
- Coordonne deux projets de recherche européens: Magyc (sur la gouvernance des migrations) et Habitable (sur les migrations liées au changement climatique)
TRENDS-TENDANCES. Après la Cop26, peut-on parler vraiment de progrès?
FRANCOIS GEMENNE. Si le point de comparaison est la négociation par rapport aux Cop précédentes, indéniablement il y a des progrès importants. Mais si vous regardez par rapport à la réalité des choses, nous sommes en effet à mille lieues de là où ne devrions être. Et je peux déjà vous dire que la Cop27, la Cop28… seront également décevantes parce que les négociations évoluent dans un univers parallèle, détaché de la réalité.
La manière de négocier ces sujets n’est pas adaptée?
Non. Nous négocions un problème du 21e siècle avec des instruments de gouvernance qui datent de la guerre froide. Un exemple emblématique: les Cop sont organisées à tour de rôle dans différentes régions du monde. Mais dans la nomenclature des Nations unies, l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est restent deux régions différentes. Plus fondamentalement, il y a deux grands problèmes. Le premier est que nous ne négocions qu’entre gouvernements, ce qui ne permet pas à de nouvelles coalitions d’émerger avec de nouveaux acteurs. Sur la question du climat, de nombreuses entités (les entreprises, la société civile, les institutions financières, les médias, les villes et les régions, etc. ) ont des leviers d’action énormes.
Chaque année, il y a entre 25 et 40 millions de personnes déplacées en raison du climat.
Est-il possible de réunir tant d’acteurs?
Il serait ingérable de mettre tout le monde autour d’une même table. Il est par contre possible de construire de plus petites coalitions, et nous en avons vu émerger lors de la Cop26. Nous pourrions imaginer une association entre la Flandre, Google et le Ghana pour financer un programme d’informatisation des services de l’énergie dans ce pays…
Et le deuxième problème fondamental est cette règle du consensus, qui donne un levier de négociation incroyablement puissant aux pays les moins-disants et les moins ambitieux. Le consensus nous condamne à avancer par tout petits pas et à être déçus en permanence. Il faut permettre des votes à majorité qualifiée et accepter que tout le monde ne progresse pas en même temps à la même vitesse. S’il avait fallu l’unanimité dans l’Union européenne, nous n’aurions jamais eu l’euro.
Mais pour moi, le point le plus positif de la Cop26 est que nous avons vu émerger des alliances regroupant les pays prêts à avancer sur certains sujets: le méthane, la déforestation, le charbon, etc.
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Vous avez dit un jour qu’il ne fallait pas penser ce défi climatique de manière binaire (“on a gagné” ou “on a perdu”)…
On a déjà perdu. La sortie de route a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950 et 1960. Les concentrations de gaz à effet de serre ont explosé et comme le dioxyde de carbone reste 200 à 250 ans dans l’atmosphère, cela signifie que de notre vivant, il n’y aura pas de baisse de concentration de ces gaz. Nous ne reviendrons pas au climat du 20e siècle. C’est une étape difficile à accepter, mais aujourd’hui, il faut limiter les dégâts, et c’est très important. Chaque dixième de degré fait une énorme différence pour les populations les plus vulnérables.
Au niveau géopolitique, on estime que les réfugiés climatiques seront plusieurs centaines de millions d’ici 2050. C’est d’ailleurs ce qui vous a amené à prendre cette voie de recherche, non?
Oui, je me suis un jour retrouvé coincé dans un ascenseur aux Nations unies avec Enele Sopoaga, l’ambassadeur de Tuvalu, une île du Pacifique Sud. Il m’a expliqué que son île risquait d’être submergée par la hausse du niveau des mers et de disparaître. Et c’est ce qui m’a en effet amené à étudier davantage le sujet. Sur les estimations, il est difficile de réaliser des projections sur les comportements humains. Mais l’an dernier, en 2020, nous avons eu 30 millions de personnes déplacées en raison d’événements climatiques extrêmes, essentiellement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est. C’est trois fois plus que le nombre de personnes déplacées par des conflits ou des violences. Chaque année, il y a entre 25 et 40 millions de personnes déplacées en raison du climat. Si vous additionnez chaque année d’ici 2050, vous pouvez avoir une idée de l’importance du problème. Mais il est difficile d’avoir des estimations précises, car une partie de ces personnes pourront revenir chez elles, et d’autres non.
Ce sont des chiffres importants, mais on en entend peu parler.
Effectivement, parce que ce sont des gens souvent déplacés dans des régions proches de chez eux. Ils ne traversent pas la Méditerranée ou la Manche. Il y a cependant des programmes internationaux qui s’occupent de ce problème. La “Platform on disaster displacement” met en place une série de programmes d’assistance et de gestion de ces migrations. Et deux grandes agences des Nations unies, le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), ont chacune un programme pour le changement climatique. Il reste beaucoup à faire, mais je suis parfois malheureux que certains s’imaginent que rien n’est fait et considèrent cela comme un problème futur. La menace est déjà présente et beaucoup de gens s’activent déjà sur le terrain.
Comment?
Il existe de nombreux programmes, qui vont de la redynamisation du marché de l’emploi dans des zones rurales (pour que les gens ne dépendent pas uniquement de l’agriculture) à la mise en place d’un cadastre (sans cadastre, les gens sont rétifs à évacuer en cas de sécheresse ou d’inondation car ils craignent de ne pas retrouver leurs terres) en passant par des accords bilatéraux de migration (au moment de la saison des pluies, quand il n’est plus possible de cultiver, ces accords donnent à des jeunes la possibilité d’aller travailler quelques mois dans le pays d’à côté et de gagner de l’argent pour faire vivre la famille).
Parmi les acteurs de terrain, il y a aussi les entreprises.
Oui, indéniablement, les entreprises font des efforts. Elles sentent le vent tourner et la nécessité de s’organiser et d’investir de plus en plus la question des énergies renouvelables. Mais même s’il y a une évolution de la demande des consommateurs – je pense notamment à la très forte demande de voitures électriques -, je ne compte pas trop sur l’évolution naturelle du marché pour les faire bouger. Il y a une responsabilité de régulation pour les gouvernements qui sont cependant souvent réticents à les prendre. Ils les voient comme des freins. Pourtant, lorsque je discute avec des entreprises, je vois qu’elles sont prêtes à les accepter si ces règles instaurent un cadre stable et équitable pour tous. En sachant où elles vont, les entreprises peuvent anticiper leurs investissements. Quand Donald Trump a voulu sortir les Etats-Unis de l’accord de Paris, une centaine de PDG lui ont envoyé une lettre ouverte disant: “n’en sortez pas, cela va créer de l’instabilité et de l’incertitude”. Et si le Brésil n’en est finalement pas sorti, malgré la volonté de son président, c’est sous la pression de ses fédérations patronales.
Mais verdir l’économie ne sera pas un long fleuve tranquille. L’Agence internationale de l’énergie estime par exemple que l’électrification du parc automobile devrait multiplier par 40 la demande de lithium. Est-ce tenable?
Il faut d’abord repasser à des logiques de plus grande sobriété énergétique, et c’est un sujet qui n’est pas suffisamment présent dans le débat. En Belgique, on ne peut pas le nier, il y a un vrai problème d’embouteillages et de trafic automobile. Le système de voitures de société handicape le développement des transports en commun. Il y a eu un sous-investissement chronique dans la SNCB, le RER à Bruxelles… L’étalement urbain fait que Bruxelles est une des villes les plus embouteillées du monde. Autre aspect essentiel: il faut réfléchir non au niveau de ses émissions propres mais pour l’ensemble des émissions mondiales. Si le parc automobile belge devient électrique et si les voitures thermiques se retrouvent en Europe de l’Est ou en Afrique, le climat n’y gagne rien. A Kinshasa, la plupart des bus qui circulent sont des anciens des Tec. Que les Tec remplacent leur flotte par des bus électriques, très bien, mais si c’est pour envoyer les vieux bus thermiques polluants à Kinshasa…
Il faut permettre de déposer les demandes d’asile dans une ambassade à l’étranger et que les gens sachent avant de venir si elle est acceptée ou refusée.
Le patron de TotalEnergies nous disait récemment: “J’aimerais bien que l’on demande aux Etats ce que l’on demande à notre entreprise. On nous demande de réduire nos émissions non seulement de scope 1 et 2 (les émissions directes comme le chauffage et indirectes comme celles liées à l’électricité consommée dans le processus de production) mais aussi les émissions de nos clients et de toute la chaîne – ce que l’on appelle le scope 3”. Vous êtes d’accord avec cette analyse?
Oui, complètement. Les Etats doivent faire du “scope 3”. Au niveau des émissions, cela n’a pratiquement aucune importance que l’on sorte du nucléaire et que l’on installe des centrales au gaz. Les questions sont: que fait-on comme investissements à l’étranger? qu’importe-t-on? quelle est l’action internationale de la Belgique? Les disputes entre entités fédérées handicapent notre ambition. La Belgique pourrait porter des coalitions importantes et des projets contre la déforestation, les émissions de méthane, comme le font d’autres petits pays comme la Norvège ou le Costa Rica. C’est une question d’ambition diplomatique.
Je suis quand même obligé de vous poser la question sur le nucléaire en Belgique. Qu’en pensez-vous?
C’est un problème typiquement belge. On a décidé quelque chose, on n’a pas du tout anticipé et l’on se trouve au pied du mur avec un choix qui ne satisfait personne: nous allons être obligés de recourir au gaz pendant des années et d’émettre du CO2 pour tenir les engagements politiques et industriels. Engie a tourné la page du nucléaire: même si nous voulions prolonger les centrales, je ne sais pas qui serait capable de le faire au niveau industriel.
Mais dans le mix énergétique mondial, le nucléaire ne pèse que 4%. En outre, vous ne pouvez pas mettre de centrales nucléaires dans des pays instables ou qui n’ont pas les reins suffisamment solides. De nombreux pays n’ont pas de réseaux électriques. Or, le nucléaire suppose de grandes unités de production centralisées reliées à un grand réseau de distribution.
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Si l’on vous donnait l’an prochain les pleins pouvoirs pour lutter contre le changement climatique, que feriez-vous?
Je déciderais de soutenir les investissements et d’interdire les subventions publiques aux énergies fossiles, qui représentent encore en Europe 150 milliards d’euros par an. Il faudrait aussi imposer aux banques et aux épargnants une transparence des produits dans lesquels ils mettent leur argent. Des épargnants financent des énergies fossiles sans le savoir. Ce serait la mesure prioritaire dans un pays où l’épargne est aussi importante.
Dans votre dernier livre (“On a tous un ami noir”, Fayard), vous abordez le problème migratoire. Que feriez-vous là aussi si on vous laissait aux manettes?
A court terme, il y a un enjeu humanitaire. Sauver un maximum de vies et éviter que des gens se noient ou ne meurent de froid à la frontière polonaise. Il faut déployer des missions de secours pour éviter aussi des mesures de harcèlement policier qui encouragent les gens à prendre encore davantage de risques, mais aussi pour apaiser le débat. On voit des tentes dans les rues, des problèmes d’insalubrité, d’illégalité, de criminalité, etc. Tout cela nourrit l’idée que l’immigration est un problème. A moyen terme, il faut une vraie agence européenne de l’asile. Chaque pays veut choisir qui vient sur son territoire, s’accroche à ses prérogatives de souveraineté nationale et ne veut pas déléguer ses compétences. Mais de facto, les pays ne choisissent plus et se retrouvent avec une immigration irrégulière. Il faut des voies d’asile sûres et légales. Il faut permettre de déposer les demandes d’asile dans une ambassade à l’étranger et que les gens sachent avant de venir si elle est acceptée ou refusée. Certains dont la demande est refusée tenteront encore l’aventure, mais beaucoup moins s’ils savent ce qui arrivera. Il faut aussi accepter le fait que nous avons besoin d’une immigration de travail et donc avoir des moyens légaux qui l’organise. La migration est un phénomène structurel et nous devons l’organiser.
Et à plus long terme?
Il faudra ouvrir les frontières. Pas uniquement pour des raisons de valeurs et d’humanisme… mais parce que je crois aussi que c’est le moyen le plus rationnel et pragmatique de gérer les migrations. Le débat politique n’est toutefois pas prêt à aborder ces questions. Culturellement, les idées de l’extrême droite ont gagné. Les nombreuses études économiques qui montrent les bienfaits de la migration, qui montrent que l’ouverture des frontières n’a pas conduit à des afflux massifs de migration, ne passent pas dans le débat public.
Pourquoi?
Parce que beaucoup de vérités sur les migrants sont contre- intuitives et que nous avons tendance à discuter des immigrés comme s’il s’agissait d’un groupe formé et forcément menaçant. Il y a une bataille culturelle à mener sur ces questions. L’erreur que nous avons commise en tant que chercheurs a été de penser qu’il suffisait d’amener des chiffres et des statistiques pour avoir un débat rationnel. C’est notamment frappant sur l’ouverture des frontières. Vous passez aujourd’hui pour un hurluberlu si vous proposez d’aborder ce thème. Pourtant, il a été discuté et sérieusement envisagé par le passé, notamment lors d’une grande conférence internationale voici 100 ans à Paris.
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