Flandre, Wallonie et Bruxelles : les transferts ne sont pas toujours là où l’on croit

Pierre Wunsch et deux économistes de la BNB, Jana Jonckheere et Cédric Duprez © BELGA PHOTO JONAS ROOSENS
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Selon une étude inédite de la Banque nationale, le transfert le plus important n’est pas fiscal, mais salarial. Et il se passe entre Bruxelles d’une part, et la Wallonie et la Flandre d’autre part.

Quand on parlait d’économie régionale, jusqu’à présent, on s’attardait surtout sur les disparités des recettes fiscales ou sur les transferts de sécurité sociale.

Mais l’étude que viennent de présenter deux économistes de la BNB, Jana Jonckheere et Cédric Duprez, va beaucoup plus loin. En passant au crible les données disponibles entre 2010 et 2021, elle analyse sous le prisme régional tous les aspects du PIB : la production, mais aussi les dépenses et les revenus. On passe les détails méthodologiques pour y arriver (par exemple, pour chaque entreprise présente dans plusieurs Régions, une clé salariale – où sont payés les salaires – a été adoptée, alors que pour les administrations fédérales, la clé de répartition repose sur la population), mais la conséquence est que jamais auparavant nous n’avions eu une image aussi précise des flux et transferts entre chacune des trois Régions.

L’énorme excédent commercial bruxellois

Si l’on veut résumer l’étude en une phrase, on pourrait dire, comme le souligne la BNB, que “Bruxelles et la Flandre dégagent suffisamment de revenus pour couvrir leurs dépenses, tandis que la Wallonie est en déficit structurel”. Mais évidemment, ce serait un peu court.

On ignorerait par exemple l’importance des flux commerciaux qui animent les trois Régions. Si l’on considère un moment les trois Régions comme des pays, Bruxelles exporte nettement plus de biens, et surtout de services, qu’elle n’en consomme : son solde commercial vis-à-vis des deux autres Régions présente un excédent de 39,9 milliards. La Flandre, toujours vis-à-vis des deux autres Régions, présente un déficit commercial de 12,4 milliards et la Wallonie de 27,7 milliards.

Si l’on englobe aussi les relations commerciales des Régions avec l’étranger, les écarts sont moins importants, mais l’image reste la même : la balance commerciale totale de la Région bruxelloise affiche un excédent de 28,6 milliards, alors que le déficit commercial de la Flandre se réduit à 4,9 milliards et celui de la Wallonie à 19,9 milliards.

La production excède les dépenses bruxelloises

À Bruxelles, la production excède donc largement les dépenses des ménages, des entreprises et des administrations. Cela s’explique par son statut de capitale. Un grand nombre d’entreprises de services y sont installées. Et elles exportent leur production vers les deux autres Régions. C’est particulièrement vrai pour le secteur financier, et c’est ce qui explique aussi que Bruxelles contribue positivement, via l’impôt des sociétés, au transfert entre Régions. “Il se fait que, pour les banques et les assurances, le gros de l’emploi se situe à Bruxelles. Et donc, c’est Bruxelles qui, dans notre exercice, est créditée d’une part importante des marges du secteur financier”, souligne Cédric Duprez.

L’ordre de grandeur – on parle de dizaines de milliards – de ces soldes commerciaux régionaux est étonnant, surtout si l’on “dézoome” et que l’on regarde la balance commerciale du pays. Le solde commercial de la Belgique avec le reste du monde ne représente, en effet, qu’un excédent de 4 milliards d’euros. “Le fait que les flux soient très élevés entre les Régions, et beaucoup moins entre la Belgique et le reste du monde, illustre que nous avons trois Régions qui forment un tout assez dense, avec énormément d’interrelations”, souligne Cédric Duprez.

Transferts: pas payés uniquement par la Flandre

Cette interrelation est particulièrement palpable si l’on considère les Régions non plus sous l’angle de la production, mais sous celui des revenus. On parle ici des flux, entre Régions, des revenus du travail, du capital, ainsi que des fameux “transferts” qui comprennent les montants liés à la redistribution fiscale.

On a tous l’image du jeune Bart De Wever qui, voici 20 ans, descendait sur Strepy-Thieu avec une douzaine de camions remplis de faux billets pour fustiger les transferts entre la Flandre et la Wallonie. Ces transferts existent, bien sûr. La BNB estime que la Wallonie bénéficie de 7,3 milliards d’euros par an de transferts régionaux. Mais ils ne sont pas payés uniquement par la Flandre, dont la contribution s’élève à 4,2 milliards. Et ce en raison de la puissance contributive plus importante des ménages flamands. Ils le sont aussi par Bruxelles, à hauteur de 3 milliards, en raison de l’importance des impôts payés par les entreprises bruxelloises.

L’importance des revenus du travail

Toutefois, ces transferts ne sont pas les flux interrégionaux les plus importants. Le flux massif, et c’est un enseignement de l’étude, concerne les revenus du travail qui sont versés par Bruxelles aux autres Régions. Les entreprises et les administrations bruxelloises paient ainsi une vingtaine de milliards d’euros par an à des travailleurs qui ne résident pas dans la capitale. “Plusieurs centaines de milliers de résidents flamands et wallons travaillent chaque jour à Bruxelles, générant d’importants revenus nets entrants pour leur Région de résidence”, rappelle la BNB. Ces navetteurs font rentrer 14,6 milliards de revenus en Flandre et 12,1 milliards en Wallonie.

“Ce n’est pas une surprise, observe Cédric Duprez. On sait qu’il y a des centaines de milliers de navetteurs à Bruxelles. Cependant, il est intéressant de constater que les flux des revenus du travail sont la composante dominante, supérieure aux transferts interrégionaux. Il y a fort à parier, ajoute-t-il, que Paris ou Londres connaissent exactement les mêmes phénomènes de concentration de la production. Mais en raison de leur proximité géographique avec Bruxelles, la Flandre comme la Wallonie profitent pleinement du pôle urbain bruxellois.”

“La Flandre comme la Wallonie profitent pleinement du pôle urbain bruxellois.” – Cédric Duprez (BNB)

Revenus contre PIB

La comparaison entre la photo des Régions selon le prisme du PIB ou selon celui des revenus est également très éclairante. “Si l’on veut parler du bien-être de la population, utiliser le PIB régional présente des limites”, souligne Cédric Duprez.

C’est à Bruxelles que la différence entre les deux visions est la plus nette : son PIB est de 76,4 milliards euros, mais ses revenus sont de 50,9 milliards seulement. Les revenus de la Flandre (257,6 milliards par an) dépassent en revanche quelque peu son PIB (248,2 milliards). Mais en Wallonie, l’écart est bien plus important, avec des revenus de 117,6 milliards contre un PIB de, à peine, 101,9 milliards. La différence s’explique surtout par les salaires que les travailleurs wallons perçoivent à l’extérieur de la Région.

Philippe Ledent, économiste senior chez ING Belgique, renchérit : “Cela montre qu’il faut faire une différence entre les Wallons, peu importe où ils travaillent, et la Wallonie.” Toutefois, même si l’on regarde les revenus et non le PIB, la Flandre et la Wallonie offrent une image très contrastée. “Ce que je trouve très fort est que la Flandre, si on la considère comme une entité économique, n’est finalement pas loin d’être autonome, poursuit l’économiste d’ING. La Flandre bénéficie des transferts de ses nombreux navetteurs, mais elle n’en a pas besoin. Tandis que la Wallonie tire énormément de revenus de ses travailleurs frontaliers.”

“La Flandre, si on la considère comme une entité économique, n’est finalement pas loin d’être autonome.” – Philippe Ledent (ING Belgique)
Les deux économistes de la BNB, Jana Jonckheere et Cédric Duprez – BELGA PHOTO JONAS ROOSENS

La faiblesse wallonne

Le contraste entre le nord et le sud du pays est également frappant lorsque l’on se penche sur les dépenses. Contrairement à certaines idées reçues, les Wallons ne dépensent pas plus par tête que les autres Belges. “Que l’on inclue chômage, pensions ou services publics, la dépense publique par habitant est quasi identique en Flandre et en Wallonie”, confirme Cédric Duprez. Là où le bât blesse, c’est du côté des recettes et de la richesse créée.

Les Wallons ne dépensent pas plus par tête que les autres Belges. Là où le bât blesse, c’est du côté des recettes et de la richesse créée.

La faiblesse de l’appareil productif wallon se traduit ainsi mécaniquement dans un taux de dépenses publiques qui, rapportées au PIB, est bien plus élevé que dans les deux autres Régions. Cela a fait dire à certains, qui se sont emballés un peu vite, que la Wallonie était une économie communiste. Certes, les dépenses publiques wallonnes représentent 70,2% du PIB, contre 47,4% en Flandre. Et même rapportées aux revenus, les dépenses wallonnes représentent encore 60,8%, contre 48,2% en Flandre. Mais la raison est que la Wallonie semble confrontée à un problème structurel : elle ne produit pas suffisamment par rapport à ce qu’elle dépense. Le déficit commercial wallon est en effet de 19,9 milliards, alors que le solde de ses revenus (salaires, capitaux, transferts) est excédentaire à hauteur de 15,7 milliards. La Région souffre donc d’un solde courant négatif de 4,2 milliards.

Financer de l’investissement productif

“En économie, un solde courant négatif n’est pas nécessairement une mauvaise chose s’il sert à financer l’investissement productif, et donc le bien-être de demain. Le fait que le taux d’investissement des entreprises wallonnes soit tout à fait appréciable (il est comparable à celui des deux autres Régions, ndlr) est une bonne nouvelle.”

Le problème, cependant, est quand une Région ne parvient pas à sortir de ce déficit. “C’est comme un ménage, explique Cédric Duprez. S’il est en déficit parce qu’il paie les frais scolaires ou l’université des enfants et qu’il mise sur l’avenir, ce déficit est soutenable parce qu’il donnera des jours meilleurs demain. Mais s’il va trop en vacances, la dépense est moins justifiée. Nous avons des déséquilibres entre dépenses et revenus. Or, ce déficit doit être financé d’une façon ou d’une autre, notamment via de l’endettement.”

Alors, finalement, que retenir de cet exercice ? D’abord, que c’est la photographie la plus nette que nous ayons des relations économiques entre Régions. “Cette étude, qui repose sur une méthodologie robuste, pose les choses très clairement, observe Philippe Ledent. Mais chaque gouvernement peut y trouver son récit, ajoute-t-il. Bruxelles peut clamer qu’on la sous-rétribue pour l’activité qu’elle génère ; la Wallonie peut rétorquer que les transferts sont logiques, puisque ses résidents y travaillent ; et la Flandre, quasi excédentaire, pourrait presque s’en passer. Mais poussons l’exercice : imaginons trois Régions autonomes. Sans Belgique unie, autant d’entreprises resteraient-elles à Bruxelles ? En définitive, ce genre d’exercice est très intéressant parce qu’il y a derrière une méthodologie solide pour bien montrer où se crée la richesse en Belgique, en dehors d’établir simplement une clé de répartition. Mais le but n’est pas d’en tirer des conclusions politiques”, conclut l’économiste.

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