Voici la Belgique que veulent les citoyens
Dix mille Belges ont contribué à la consultation en vue d’une future réforme de l’Etat. Ils prônent l’implication d’une grande diversité d’acteurs dans le processus de décision et cassent les codes institutionnels. Reste à voir si cela est réaliste.
L’avenir de la Belgique valait bien une consultation citoyenne. Entre avril et juin de l’an dernier, 10.512 personnes ont contribué à l’initiative lancée par le gouvernement fédéral pour baliser le chemin d’une éventuelle nouvelle réforme de l’Etat, en lien avec les élections législatives de mai 2024.
Peut-être avez-vous fait partie de ces Belges qui ont couché sur le papier plus de 75.000 propositions concrètes? Le résultat, à tout le moins, est concluant, de l’avis du Comité scientifique qui a encadré l’opération.
“Ce qui m’a frappé avant tout, c’est la qualité et la profondeur de nombreuses contributions, souligne Jean-Benoît Pilet, professeur de sciences politiques à l’ULB. Ceux qui ont pris la peine de répondre ont émis des propositions élaborées et n’ont pas uniquement exprimé de la colère ou de la frustration. Il y a, en outre, une grande diversité dans les propositions.”
Le rapport final de près de 200 pages donne un aperçu du type de management que ces citoyens souhaitent pour le pays. Et ouvre de nombreuses voies pour casser les codes de la gestion belge, tant sur le plan démocratique que pour affronter les défis socioéconomiques.
Démocratie ouverte
Comment faire face aux grands enjeux de notre époque? Pensions, énergie, développement durable, etc.: interrogés sur la meilleure façon de prendre les décisions, les citoyens souhaitent… ouvrir le jeu.
“Les contributeurs expriment leur souhait de voir une grande diversité d’acteurs consultés dans la prise de décision, constate Jean-Benoît Pilet. Le monopole de la représentation par les élus ne fait plus recette. Selon certains, le dernier mot doit revenir aux élus, pour d’autres aux citoyens. Mais dans certains domaines, les experts peuvent prendre une part plus importante.”
Tant en matière de pensions que d’énergie, l’expertise est jugée primordiale. “Des experts de tous les domaines impliqués: l’économie, car ça doit rester finançable ; la santé, car ça doit rester faisable”, dit un intervenant. “Le gouvernement et le Parlement doivent définir une politique suivant l’avis d’experts scientifiques indépendants et pas de groupes de pression ou lobbies à la solde de grandes entreprises”, confirme l’autre. “La décision finale doit être prise par un groupe d’experts avec le moins de conflits d’intérêt possible”, dit un troisième. Le modèle covid fait visiblement des émules.
“Les citoyens expriment la nécessité de mieux encadrer le rôle des représentants du peuple.”
Il n’est toutefois pas question d’exclure les élus et le souhait d’impliquer davantage les citoyens revient plus souvent qu’à son tour. “En tout état de cause, les citoyens expriment la nécessité de mieux encadrer le rôle des représentants du peuple, précise Jean-Benoît Pilet, via un système électoral réformé, la possibilité pour les citoyens de choisir effectivement les élus au détriment des partis, des élus dont on doit mieux cadrer l’action… Mais ils ne demandent pas la suppression des partis.”
Rôle de la jeune génération
La politique, expose notamment un contributeur, ne doit plus être une carrière à durée indéterminée, fortement rémunératrice: “Le décumul des mandats et la limitation dans la durée doivent permettre un renouvellement des idées, des propositions, des dynamiques dans la gestion politique, par l’apport de nouvelles personnes, particulièrement de plus jeunes. Il est aussi plus que temps de sortir d’une professionnalisation des mandataires politiques à tous les niveaux. Cette manière de faire favorise les baronnies (c’est-à-dire la mainmise sur les dynamiques sociales et économiques, y compris au niveau local), le clientélisme et ses dérives (notamment dans les recrutements de la fonction publique). Ceci devrait aussi permettre de réduire la défiance à l’égard des familles politiques”.
“Ce qui ressort également beaucoup, prolonge le politologue de l’ULB, c’est une grande préoccupation sur le rôle que pourrait jouer la plus jeune génération dans les décisions qui conditionneront leur avenir. On en parle de façon régulière en matière d’environnement, mais c’est aussi un souhait insistant pour les pensions, par exemple.” En somme, c’est le reflet d’une volonté de mettre en place un open government, une démocratie ouverte, une option qui avait notamment été défendue par l’ancien président américain Barack Obama.
Casser les codes
La volonté des Belges consiste à simplifier les structures de l’Etat, mais le désir d’impliquer toutes ses composantes n’est pas forcément cohérent avec ce souci d’efficacité. De même, lorsque qu’ils s’expriment sur la structure de l’Etat belge de demain, les contributeurs partent forcément dans tous les sens.
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“Parmi les points de convergence, il y a une volonté de simplifier le fonctionnement de l’Etat, mais cela ne se traduit pas forcément par une séparation ou un retour à l’Etat central, analyse Jean-Benoît Pilet. La plupart du temps, cela continue à se traduire par un système qui combine les entités: fédéral, Régions et/ou Communautés, communes et provinces, voire des notions nouvelles comme les bassins de vie.”
Un intervenant suggère: “Un pays quadrilingue en supprimant tous les niveaux de pouvoir en dehors de l’Etat fédéral, retour aux provinces, Bruxelles + communes à facilités devenant un district européen”.
Un autre contributeur estime qu’il faut limiter les compétences exercées en commun au niveau belge: “Un Etat fédéral avec de fortes compétences déterminées de manière pragmatique: santé (on a vu la difficulté d’avoir un nombreélevé de ministres compétents lors de la crise sanitaire, Ndlr), défense, transports publics, finances, environnement, affaires étrangères, coopération et développement, énergie au minimum. Des Régions et Communautés telles qu’elles existent pour l’instant mais qui ne peuvent pas entraver des décisions fédérales.”
Un troisième veut élaguer: “Trois Régions et le fédéral. Pas de Communautés. Bien sûr, il y a des inconvénients prévisibles. Mais la solution actuelle est une usine à gaz qui a encore plus d’inconvénients. Il faut avoir le courage de trancher”.
“On dépasse le simple cadre du ‘qui gère quoi’ pour se poser des questions liées au renouveau démocratique.”
“Un autre élément significatif, c’est que l’on sort du débat entre fédéralisme ou confédéralisme, ajoute Jean-Benoît Pilet. Il est question de droits fondamentaux, de règles électorales, du rôle du citoyen… On dépasse le simple cadre du ‘qui gère quoi’ pour se poser des questions liées au renouveau démocratique. Cela témoigne du fait qu’au-delà d’une éventuelle septième réforme de l’Etat, il y a de la place pour d’autres types de discours. Le débat institutionnel tel qu’il préoccupe les partis depuis les années 1960 n’est plus plébiscité.”
Nouvelles certitudes
En ce qui concerne les droits fondamentaux, le volet socioéconomique est volumineux. Il s’agit notamment d’obtenir de nouvelles certitudes en ces temps secoués: “Il faudrait garantir dans la Constitution des conditions de vie décentes pour tous: salaire minimal, logement obligatoire pour tous, transports efficaces, enseignement réellement gratuit…”
Ou encore: “Il faut déployer une allocation de vie pour chaque citoyen. Grâce à cela, il ne serait plus nécessaire d’avoir de très lourdes et coûteuses administrations d’aide aux citoyens: chômage, CPAS, logement public. Pour les entreprises, elles ne devraient plus payer la partie du salaire qui correspond à l’allocation de vie.”
Responsabiliser davantage
Pour autant, les citoyens qui ont contribué à cette grande consultation ne sont pas aveugles au sujet d’un contexte plus large. Des répondants suggèrent par exemple d’ouvrir le débat à d’autres thèmes que les pensions, par exemple à l’organisation générale de l’économie: “L’âge de la pension doit répondre aux prescriptions européennes en la matière tout en l’adaptant à la situation socio-économique de la Belgique. Afin d’assurer le financement des pensions, l’âge devrait être reculé. Il faut une prévision fiable dans le temps pour établir ce calcul et surtout s’y tenir et ne pas modifier les décisions à chaque législature”.
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Un volet intéressant est consacré au financement des Régions et Communautés, un sujet qui ne laisse a priori pas de place à beaucoup de fantaisie. La responsabilisation des entités fédérées n’est pas un tabou. Que ce soit en prévoyant un financement par les besoins: “Je financerais selon les besoins des Régions et des Communautés tout en demandant de respecter un contrat bien défini”.
Mais aussi en imaginant un financement sur base des performances: “Il faudrait choisir de donner plus d’argent aux Régions (les Communautés devraient disparaître) en fonction de leurs besoins mais en gardant un incitant sur la performance dans certaines matières, telle que l’économie, le taux d’emploi, et de la création d’entreprises, par exemple”.
“De manière générale, bon nombre de propositions cassent le cadre de réflexion traditionnel.”
“Ce qui est beaucoup mis en avant également, c’est un mode de financement sur la base du lieu d’usage plutôt qu’en fonction du lieu de résidence, constate encore Jean-Benoît Pilet. La Région bruxelloise, estiment par exemple des contributeurs, devrait recevoir davantage pour pouvoir gérer de façon plus efficace l’afflux des navetteurs. De manière générale, bon nombre de propositions cassent le cadre de réflexion traditionnel. Il y a un certain nombre de tabous qui sautent. C’est le cas de la question linguistique à Bruxelles, par exemple: on ne raisonne plus sur base d’une Région bilingue francophone/ néerlandophone, avec protection des minorités, mais bien d’une approche multilingue.”
Première étape
Politiquement, si la consultation sort des sentiers battus, c’est aussi parce que la majorité fédérale, qui a initié la consultation, souhaitait ne pas se laisser enfermer dans un scénario de type confédéral qui aurait servi la N-VA en Flandre. “Cela nous éloigne des discours simplistes, des ‘il n’y a qu’à’, a déjà réagi David Clarinval, vice-Premier MR, en charge des Réformes institutionnelles. C’est un message politique, à mon sens. Adressé à certains partis plus qu’à d’autres, vous l’aurez compris.”
“Ce rapport est, à nos yeux, une première étape dans la trajectoire citoyenne et participative, insiste Jean-Benoît Pilet. Cela ouvre également d’autres possibles aux politiques qui le souhaitent. Ils peuvent sortir du jeu figé traditionnel: c’est visiblement ce que les citoyens demandent.”
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Ce champ de tous les possibles devra toutefois tenir compte du résultat des urnes, dans un an. Et cela pourrait refermer les perspectives si les extrêmes l’emportent, singulièrement les séparatistes/confédéralistes N-VA et Vlaams Belang en Flandre. Pour l’instant, les sondages annoncent qu’ils ont le vent en poupe.
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