Ces ministres qui ne servent à rien
Pas de réforme fiscale cet été, des mesures trop timides en matière de pensions et d’emploi. Mais à quoi servent les politiques? C’est le fruit de blocages en tous genres avec, à la clé, une question existentielle pour la Belgique.
Il n’y aura donc pas de réforme fiscale durant cette législature. La réforme des pensions est une “réformette” menée à la seule fin de répondre aux demandes pressantes de l’Europe. En matière d’emploi, les politiques d’activation des chômeurs ne sont pas suffisantes, alors que les pénuries menacent l’économie. Mais à quoi donc servent les ministres compétents?
Vincent Van Peteghem (CD&V, Finances), Karine Lalieux (PS, Pensions) et Pierre-Yves Dermagne (PS, Emploi) ont-ils fait tout ce qui était en leur pouvoir pour mener des réformes? Ou payent-ils d’autres contraintes? “Nous sommes bel et bien en droit de nous demander si ces ministres sont inutiles, acquiesce la fiscaliste Typhanie Afschrift. Mais on doit aussi se demander si ce n’est pas le Premier ministre qui ne sert à rien!”
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“Affirmer que ces ministres seraient inutiles, c’est assez caricatural, je n’irais pas jusque-là, tempère Benjamin Biard, politologue au Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). Tous ont pris des décisions pour veiller à la bonne gestion de leur département. En outre, ils ont plusieurs compétences dans leur portefeuille.”
Mark Delanote, professeur à l’UGent, qui a contribué à rédiger le projet de réforme du ministre Van Peteghem, analyse: “Le besoin d’une réforme fiscale existe, c’est évident. Mais c’est loin d’être facile à faire aboutir. Il y a trop d’intérêts contradictoires dans ce pays. Avant, c’était principalement le cas au niveau idéologique – gauche contre droite – mais il y a désormais de plus en plus d’intérêts financiers en jeu. Il faut appeler un chat un chat: c’est devenue une question communautaire!”
“C’est une catastrophe silencieuse, s’alarme Yvan Verougstraete, vice-président des Engagés, dans l’opposition. C’est la responsabilité d’un système politique. Ce n’est pas un ministre, ce sont des gouvernements qui ne servent à rien, en tout cas pas ce à quoi ils devraient servir.” Avec ces quatre regards, Trends-Tendances ose un débat difficile. Existentiel pour la Belgique.
Mauvais projet fiscal
En première instance, certains se réjouissent de voir la réforme fiscale avortée, telle qu’elle était envisagée, du moins. “Ce projet, c’est heureux qu’il n’ait pas été adopté, entame Typhanie Afschift. L’objectif était de faire baisser les charges sur les revenus du travail. Mais pour un grand nombre des travailleurs, cela n’aurait pas été le cas, notamment tous ceux qui disposent de stock-options, d’avantages de toute nature ou d’une pension complémentaire. En fait, les bénéficiaires étaient surtout les travailleurs du secteur public qui ne disposent pas de ces avantages.” Un projet mené par un CD&V ayant choisi le camp des partis de gauche, au sein de la Vivaldi.
Le ministre Vincent Van Peteghem estime toutefois que cette épure servira de base à la future réforme. “Il y a très peu de chances qu’il soit encore ministre des Finances dans le prochain gouvernement, tranche la fiscaliste réputée. On ne peut pas dire qu’il ait brillé durant cette législature, tout comme Annelies Verlinden à l’Intérieur, d’ailleurs. C’était pourtant deux gros portefeuilles. Il y a également peu de chances que le CD&V retrouve cette compétence dans le prochain gouvernement, au vu de son état de forme dans les sondages.”
Et Typhanie Afschrift d’ajouter: “La méthode de Vincent Van Peteghem a été doublement déficiente. D’une part, c’était la voix de son administration, qui dirigeait tout. D’autre part, ce que me disent les partenaires sociaux, c’est qu’il n’acceptait de mener une vraie concertation avec personne. Ses projets arrivaient toujours au moment où le kern allait se réunir. Cela laissait tout le monde frustré, avec peu d’envie de le soutenir. Son projet est passé de 6 milliards à 2 milliards: des cacahuètes par rapport au budget de l’Etat. En fin du compte, il n’y a rien eu du tout…”
“Peut-être aurait-on dû mener toutes les réformes en même temps.”
Si une réforme s’impose, il faudra “repartir de zéro”, selon elle. Et trancher le premier nœud: déterminer s’il s’agit d’un tax shift, comme c’était le cas de ce projet avorté, ou d’un tax cut, comme le veulent les libéraux. “Dans un pays aussi lourdement taxé que la Belgique, cela aurait évidemment du sens de travailler aussi sur les dépenses publiques. Le fait de lier le projet de réforme au conclave budgétaire évoqué par le MR était un argument de circonstance mais il est opportun. Le tout sera de savoir qui sera autour de la table, notamment si la N-VA est impliquée. Et peut-être aurait-on dû mener toutes les réformes en même temps parce que la fiscalité, l’emploi et les pensions, tout cela était intrinsèquement lié.”
“En réalité, la plupart des ministres n’ont pas servi à grand-chose, assène la fiscaliste. Hadja Lahbib, aux Affaires étrangères, ne pèse guère, comme notre pays sur la scène internationale. Même Zakia Khattabi, au Climat, a été peu présente alors que c’est pourtant un enjeu dans l’air du temps. Il n’y a peut-être que Tinne Van der Straeten, à l’Energie: elle a travaillé, elle, même si cela a fait beaucoup de tort, à mes yeux, parce que je suis en complet désaccord avec sa ligne.” Bref, copie à revoir.
Plombé depuis le début
Le politologue Benjamin Biard (Crisp) relativise en resituant dans le contexte politique plus large. “La première victoire du gouvernement De Croo, c’est d’être toujours là, dit-il. C’est à souligner. Quand cette Vivaldi a été mise en place, ils étaient nombreux à se demander combien de temps elle tiendrait, au vu de sa composition. D’ailleurs, les crises ont été nombreuses dès le début: rappelez-vous les tensions autour de la revalorisation de la pension à 1.500 euros (brut ou net? ), la gestion de la crise du covid ou la crise de l’accueil, sur laquelle le gouvernement a failli tomber.”
“Le casting ministériel était inégal: aux côtés de ministres expérimentés, d’autres l’étaient moins.”
Etre toujours là, est-ce une fin en soi? “Bien sûr que non, rétorque Benjamin Biard. Mais il y a aussi quelques acquis. Il y a eu une réforme des pensions, certes moins ambitieuse que prévu, mais qui permet d’être dans les clous de la Commission européenne. La prolongation des deux réacteurs nucléaires a été acquise, ce qui était loin d’être d’évident car seul le MR plaidait en ce sens au début, et un accord a été conclu avec Engie. A côté de cela, c’est vrai, il n’y a pas de réforme fiscale et la lettre ouverte aux Belges de De Croo était assez éloquente sur les dissensions internes.”
En réalité, le ver était dans le fruit depuis le début. “Tout remonte à la mise sur pied du gouvernement, acquiesce le politologue. Nous étions en pleine crise du covid, cela faisait un an et demi que les négociations patinaient. On a donc rapidement mis en place cette coalition à sept, un nombre de partis inédit. La déclaration gouvernementale, en outre, a laissé beaucoup de flous et de non-dits, notamment au sujet des réformes des pensions et de la fiscalité, cette dernière n’étant même pas prévue durant cette législature.”
La suite n’a pas été plus harmonieuse. “Les présidents de partis interfèrent souvent dans les affaires du gouvernement et les relations ne sont pas au beau fixe entre eux. Et le casting ministériel était inégal: aux côtés de ministres expérimentés, dont Frank Vandenbroucke qui a même donné l’impression d’être le vrai Premier ministre durant la crise du covid, d’autres étaient moins expérimentés. Cela joue. Enfin, les difficultés vécues par plusieurs partis de la majorité dans les sondages pèsent aussi sur l’ambiance au sein du gouvernement.
A part Vooruit, tous les partis flamands souffrent, avec même une question existentielle pour l’Open Vld et le CD&V. Du côté francophone, Ecolo semble en difficulté et tant le PS que le MR sont sous pression.”
Retour du communautaire
Ceux qui espèrent une nouvelle politique, plus cohérente à gauche ou à droite après le scrutin du 9 juin 2024, risquent de déchanter. “Pour 2024, on peut s’attendre à une fragmentation encore plus importante du paysage politique avec une montée du Vlaams Belang, qui pourrait devenir le premier parti de Flandre, et du PTB, du côté francophone mais aussi flamand, analyse le politologue. Avec des difficultés importantes pour les écologistes mais aussi Les Engagés à Bruxelles. Le PS ne semble plus totalement opposé à l’idée de gouverner avec la N-VA, ce qui induirait des concessions communautaires. Mais si l’on est contraint mathématiquement d’ajouter le MR, cela rendra très difficile l’obtention d’un compromis.”
Mark Delanote, professeur de droit fiscal à l’UGent, déçu de l’échec du projet de réforme, tire les leçons. “Je ne suis certainement pas un partisan du séparatisme, ou d’une Belgique plus forte, dit-il. Mais on doit constater que la façon dont les structures sont imbriquées en Belgique mène automatiquement à des situations conflictuelles. Nous devrons trouver une solution.”
Son raisonnement s’enracine dans les lignes de fracture qui ont mené à l’échec: “Ce qui est étrange dans ce pays, c’est que l’on peut se trouver à peu près sur la même ligne idéologique, comme c’est souvent le cas entre les libéraux de Georges-Louis Bouchez et le conservatisme de la N-VA. Beaucoup de Flamands peuvent se retrouver dans le discours de Bouchez mais malgré cela, ils peuvent diverger fondamentalement sur le plan communautaire. La N-VA aspire au maximum d’autonomie possible là où le MR souhaite au moins un statu quo et une Belgique (plus solidaire).”
“Au niveau fiscal, prolonge Mark Delanote, il est devenu clair que les partis francophones ne veulent aucune réforme au niveau fédéral qui aurait un impact sur les budgets régionaux, bien qu’un tel impact soit la conséquence de la structure belge à laquelle ils ont consenti. Ce point de départ, qui est une plaidoirie pour l’immobilisme, est vendu au grand public comme une tension idéologique entre droite et gauche, surtout du côté francophone. Ceci est absurde, vu que la réforme ne visait qu’à améliorer l’efficacité et la neutralité de notre fiscalité, sans impact sur la redistribution. Dès que la note de vision est sortie, elle a été immédiatement rejetée par monsieur Bouchez, selon qui cela augmenterait la charge fiscale.” Faux, dit-il, il s’agissait d’un glissement qui, à terme, pouvait mener à une réduction.
“L’échec de cette première tranche de la réforme fiscale est un terreau pour le séparatisme.”
La suite du débat fut de la même teneur, regrette le professeur gantois: “Au fur et à mesure de la présentation des mesures précises, les obstructions devenaient plus grandes et les débats sont devenus idéologiques. On appelle ça un self fulfilling prophecy”.
Alors? “Cette contradiction entre l’idéologie et le communautaire, on ne pourra la surmonter qu’en étant conséquent à tous les niveaux, estime Mark Delanote. Nous devons plaider pour davantage d’efficacité dans ce pays et cela peut mener à plus d’autonomie pour les Régions dans certains domaines, mais aussi moins à d’autres niveaux. Ce sont des choix politiques mais il faut que ces choix mènent à plus d’efficacité et non pas à plus de complexité.” Cela vaut pour la fiscalité mais aussi dans d’autres domaines, comme l’emploi ou les pensions. “Du côté flamand, il y a une grande volonté au sein de presque tous les partis d’aller vers davantage d’efficacité.”
Concrètement, estime le fiscaliste, on devrait lier les compétences (sport, famille, recherche, expansion économique, etc.) à la fiscalité qui y est liée. “C’est une responsabilisation et une logique démocratique. Si l’on considère que le sport doit se trouver au niveau communautaire, on doit pouvoir le financer soi-même. Bien sûr, les institutions francophones éprouvent des difficultés budgétaires et c’est un réflexe humain de s’y opposer. Mais on n’arrêterait pas ces aides du jour au lendemain, il y aurait une période de transition.”
Sa conclusion, préoccupée: “L’échec de cette première tranche de la réforme fiscale est incontestablement un terreau pour le séparatisme. Le gros problème, c’est que les partis francophones plaident pour le maintien des avantages fédéraux existants. Cela devient un vrai problème sociétal. En Flandre, on a la perception que les grandes réformes sont bloquées par les partis francophones. J’entends que des gens raisonnables pensent à basculer dans ce camp parce qu’ils en ont marre! Sur la durée, les francophones creusent leur propre tombe. Les Flamands ne sont certainement pas contre la solidarité mais s’ils ont l’impression que l’autre profite de la situation, alors on bascule dans un autre discours. Les francophones gagneraient beaucoup plus s’ils faisaient preuve de volonté d’avoir de vraies réformes, sur tous les niveaux.”
Des réformes pourtant cruciales
Yvan Verougstraete, vice-président des Engagés, dans l’opposition, et ancien Manager de l’Année lorsqu’il était à la tête de Medi-Market, partage le constat. “C’est une catastrophe silencieuse, dit-il. Ce sont des réformes indispensables que l’on attend depuis longtemps. On pourrait se dire que ce n’est pas grave, que le statu quo est préservé et que l’on échappe à des mesures difficiles. Le problème, c’est qu’on use les rares réserves qu’il nous reste. En ne les menant pas, on va se retrouver dans une situation inextricable: nos finances publiques dérapent, nous n’aurons pas la capacité de faire face aux défis gigantesques qui nous attendent et nous laisserons un héritage désespérant aux prochaines générations. J’en viens à me dire que l’on va se retrouver sous la tutelle de l’Europe.”
Son constat est sévère. “C’est la responsabilité d’un système politique, poursuit-il. Ce n’est pas un ministre, ce sont des gouvernements qui ne servent à rien ou en tout cas pas à ce à quoi ils devraient servir. Nous sommes dans une logique de lose-lose, l’objectif principal de chacun est de ne pas perdre. Je lisais cet été un livre comparant l’esprit fixe et l’esprit en développement. Le fixe considère les éléments déterminés pour longtemps et ne veut pas se mettre en danger. Celui qui est en développement se dit que s’il a obtenu 4/10, il peut bosser et atteindre 8/10. Nous sommes avec des gouvernements qui sont dans un état d’esprit fixe, arc-boutés sur les acquis.”
“J’espère que des hommes d’Etat s’engageront, quitte à annoncer d’emblée qu’ils ne se représenteront pas.”
La solution? “Nous devons retrouver un esprit d’équipe, dépasser les clivages. Mon espoir, c’est que l’on change de paradigme et que les prochains gouvernements ne servent plus à rien. Encore faudra-t-il pouvoir les former. La lettre ouverte aux Belges d’Alexander De Croo montre combien la situation est grave, cela nourrit les extrêmes et cela pourrait décourager les démocrates. De proche en proche, il ne pourrait rester que les extrêmes… J’espère que des hommes d’Etat s’engageront, quitte à annoncer d’emblée qu’ils ne se représenteront pas ensuite, pour mener à bien les réformes qui doivent l’être.”
Ce politique francophone est conscient du risque séparatiste, avec un Vlaams Belang et une N-VA forts en Flandre: “La manière la plus simple pour les partis flamands d’arriver au séparatisme, c’est de laisser l’Etat partir en faillite. Parce qu’ils pourront toujours mener à bien les politiques nécessaires de leur côté, de façon extralégale. Je regrette que l’on soit parfois dans le déni du côté francophone.” Attention, crise existentielle en vue.
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