Paul Vacca
Face au “fake”, les faits sont-ils sans effet ?
Dans une récente chronique, j’ai souligné la relative inutilité de réfuter des fake news par le simple rétablissement des faits en vertu d’un principe paradoxal : plus on s’attache à prouver l’absurdité d’une thèse, plus on en renforce le crédit auprès de ceux qui la soutiennent. Parce que si ceux-ci adhèrent justement, c’est en grande partie en raison de son absurdité même.
Est-ce à dire que le fact checkingest inutile ? Non, mais s’il est nécessaire – et même indispensable comme une boussole – il est insuffisant. Face au fake, les faits sont souvent sans effet. C’est déjà le constat que faisait Jean-Noël Kapferer en 1987 (avant Google, Facebook et Twitter, donc) dans Rumeurs, son essai (paru chez Points Seuil) qui traite du ” plus vieux média du monde “, l’ancêtre de nos fake news. Kapferer y soulignait l’inanité de s’attaquer frontalement au contenu d’une rumeur pour la faire disparaître. Un remède pire que le mal qui engendrait un effet indésirable en assurant une plus large diffusion à la rumeur.
La lutte contre les “fake news” est moins une bataille des faits, qu’une guerre des récits.
Le sociologue y aborde les sources des rumeurs qui faisaient le buzz en ces temps prénumériques : comme celle de la présence des mygales dans les yuccas, d’une actrice prétendument atteinte du sida, de l’allégeance de Procter & Gamble aux sectes sataniques ou de Marlboro au Ku Klux Klan… Il relève que s’attaquer au contenu des rumeurs est inefficace car cela revient à vouloir faire disparaître le symptôme sans s’attaquer à la cause de l’émanation de la rumeur. Car celle-ci n’est finalement que l’incarnation, voire la mise en scène, d’une croyance ou d’une phobie plus profonde. Chef-d’oeuvre du genre : la rumeur qui voulait que l’on trouvât des mygales dans les yuccas achetés en hypermarché traduisant la phobie de l’autre, de l’immigration et de la mondialisation. Le décodage est presque trop évident dans ce cas : l’animal vénéneux caché dans une plante venue d’ailleurs que l’on retrouve chez soi via la grande distribution. Or, malgré les nombreux démentis – ou peut-être en partie à cause d’eux – cette rumeur n’a fait que s’amplifier vers la fin des années 1980.
C’est à cette même impuissance des démentis par les faits que nous assistons aujourd’hui face à un thème omniprésent comme celui de l’immigration. Dans ce domaine, on connaît la tendance des mouvements nationalistes et anti-immigration à faire valoir des chiffres exorbitants d’arrivées ou de présence sur le territoire souvent en décorrélation décomplexée avec les données statistiques dont on dispose. Une inflation qui leur permet opportunément de développer le thème anxiogène à souhait de “l’invasion de masse”, sur le modèle des invasions barbares.
Batailler sur les chiffres permet évidemment de ramener le débat à de plus justes proportions. Exit le fantasme de l’invasion de masse ou du Grand Remplacement. Mais il ne faut pas croire que l’on est quitte pour autant. Car ce fantasme trouve, hélas, un autre paradigme sur lequel s’exercer : du registre de “l’invasion de masse”, on passe alors à celui tout aussi anxiogène et fantasmatique de “contamination”, comme on a pu le voir dans des déclarations de certains populistes assimilant l’immigration à un virus qui se propage. Un récit à la fois terrifiant et pratique puisqu’il n’a pas besoin du nombre pour prospérer, et dont l’invisibilité le met à l’abri de toute contradiction par les faits. Car si ceux-ci sont rétablis, le récit anxiogène persiste. En ce sens, la lutte contre les fake news est moins une bataille des faits, qu’une guerre des récits.
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