Environnement: le lent retour du fret ferroviaire
Pour rendre le transport de marchandises moins dommageable pour l’environnement, la voie royale, c’est le rail. Mais celui-ci peine à concurrencer le camion. Les pouvoirs publics belges et européens promettent de le soutenir financièrement. Est-ce la bonne solution?
Les étoiles semblent s’aligner pour que le rail belge reçoive un coup de pouce afin d’augmenter sa part – modeste – dans le fret. Celle-ci se situe autour des 8%. Pour la doubler en 2030, la Commission européenne et le gouvernement fédéral sont prêts à mettre des moyens sur la table dans le cadre du Green Deal. Le cabinet du ministre de la Mobilité, Georges Gilkinet, négocie avec Infrabel, le responsable et gestionnaire du réseau ferroviaire belge, un plan d’investissements de 250 millions d’euros étalé sur trois ans, dans le cadre du plan de relance national.
“Il s’ajoute à la dotation que nous recevons”, précise Frédéric Sacré, le porte-parole d’Infrabel. L’Union européenne va aussi ajouter 365 millions d’euros, toujours dans le cadre du plan de relance, à partager entre la SNCB et Infrabel. “Si l’on parvient à doubler le fret ferroviaire pour 2030, cela signifie au minimum 15.000 camions en moins sur les routes et moins d’émissions de CO2, résume Benoît Ramacker, porte-parole du ministre de la Mobilité. Les entreprises nous le demandent.”
Le maillon faible?
Le rail, il est vrai, est le maillon faible du transport de fret. Sa part de marché a longtemps dégringolé. “Elle s’est stabilisée mais a été dépassée par la voie d’eau”, précise Bart Jourquin, expert en mobilité, professeur à l’UCLouvain et également président du Port autonome du Centre et de l’Ouest, dans le Hainaut.
Dans sa dernière étude sur les perspectives de la demande de transport, publiée en 2019, le Bureau du Plan indique que le rail ne pesait que 8,6% du marché total en 2015 et prévoit, à politique inchangée, une progression à 10,9% en 2040. La voie d’eau se situe à 12,4%. Le camion est loin devant avec 78,6%.
La désindustrialisation, le développement des autoroutes et des camions, ainsi que le mode d’organisation rigide du rail expliquent la part modeste du fret ferroviaire. Bart Jourquin, qui fut administrateur de la SNCB il y a une décennie, se souvient de sa surprise quand il avait calculé le très faible taux de rotation des wagons de marchandises. “On m’avait répondu qu’une fois qu’un wagon sortait des frontières, on ne savait pas toujours le situer. Il fallait du temps pour le rapatrier en Belgique.” Les wagons faisaient à peine une rotation par semaine, parfois par mois!
Comment la SNCB a abandonné le fret
La SNCB a tenté de restructurer son activité cargo en la concentrant sur certains secteurs comme la sidérurgie ou le conteneur, sans jamais avoir réussi à la rentabiliser. Puis elle a fini par la privatiser. Son ex-filiale a été rebaptisée Lineas. La rotation des wagons s’est améliorée, Lineas utilisant 7.000 wagons alors que la SNCB en (sous-)utilisait 19.000 voici une grosse décennie.
Il n’était du reste plus possible pour la SNCB de poursuivre une activité déficitaire alors que le marché du transport cargo ferroviaire est ouvert à la concurrence depuis 2007. Sa subsidiation n’est plus autorisée par les règles européennes. La SNCB a d’abord filialisé l’activité afin de pouvoir recruter aux conditions du marché de la logistique et non plus au statut ferroviaire, moins compétitif sur le marché du fret. Mais elle a fini par vendre la majorité de la filiale à un fond d’investissement français, Argos Wityu, en 2015.
Cette libéralisation de 2007 a redynamisé le marché. Actuellement, une petite dizaine d’opérateurs s’affrontent sur le rail belge, selon le dernier rapport annuel d’Infrabel: Lineas (toujours numéro un avec 70% du marché), CFL Cargo, Crossrail, DB Cargo Belgium, Europorte, RailTraxx, SNCF Fret, Rurtalbahn Cargo Nederland et HSL Polska. D’où une stabilisation de la part de marché du rail et même, selon le Bureau du Plan, une prévision de hausse de plus de 50% entre 2015 et 2040, que l’exécutif fédéral et la Commission européenne espèrent accélérer.
Moins de camions, vraiment?
Mais l’impact d’un doublement de la part de marché du rail ne sera peut-être pas aussi spectaculaire qu’on le dit. En valeur absolue, le nombre de camions sur les routes devrait continuer de croître, car le marché de la logistique et du transport poursuit sa progression. “Si le rail gagne des parts de marché, cela ne nous dérange pas du tout, concède même Michaël Reul, le directeur général de la fédération de transporteurs routiers UPTR. La demande est actuellement tellement forte que le secteur a du mal à recruter des chauffeurs. Il n’y a jamais eu autant de transport routier qu’en 2020, et ça continue en 2021.” Une progression du rail ne représenterait, ajoute-t-il donc, que “des cacahuètes”.
Reste que le fret sur la route pourrait, lui, payer plus de taxes. Depuis 2000, les transporteurs routiers bénéficient d’une ristourne sur les accises. “Le gouvernement fédéral souhaite revenir sur ce dispositif, explique Michaël Reul. C’est aussi un effet du Green Deal européen. Nous attendons de voir ce qui sera imaginé: soit une suppression brutale de la ristourne, soit un système de cliquet progressif.” Avec quelles conséquences? Si les coûts du transport routier augmentent, ils devraient certes être répercutés sur les clients. Mais comme le marché est tiré par la demande, cela ne devrait pas avoir un grand impact. “Il y aura plus de trains, et aussi plus de camions”, conclut le patron de l’UPTR.
Vers le circuit court
C’est exactement ce qui préoccupe Bart Jourquin. Le professeur de l’UCLouvain craint que les politiques publiques menées sur le modal shift (basculement entre modes de transport) ne conduisent, au final, à une hausse des émissions de CO2. “Je prends le contrepied de la question, dit-il. On ne cesse d’imaginer des moyens pour améliorer l’offre à travers le modal shift. Or, c’est sur la demande qu’il faudrait travailler. Que l’on en revienne à un système de production plus proche de chez nous.” Même si le taux des émissions d’un convoi est moindre que celui du camion à volume égal transporté, le train émet en effet quand même du CO2. Au lieu d’importer, il vaudrait donc mieux s’approvisionner localement. “Les consommateurs commencent à être sensibles à la logique des circuits courts. Avec la crise du covid, la question des relocalisations est sur la table”. Pour le professeur, le souci est que “d’un point de vue économique, les prix des transports sont trop bas: ils n’intègrent pas les coûts externes.” C’est-à-dire l’impact environnemental.
La réalité de cette relocalisation reste toutefois encore floue. “Ce que l’on constate, pour le moment, c’est une demande en croissance pour du stockage”, annonce Norbert Dumoulin, directeur commercial du groupe Weerts, un acteur important dans la logistique basé près de Liège. Naguère spécialisée dans le transport routier, l’entreprise gère des plateformes de stockage, surtout en Wallonie, notamment à l’aéroport de Liège et dans le Trilogiport de Liège qui favorise la multimodalité rail-route-voies naviguables. “Le flux tendu est moins populaire maintenant, les entreprises cherchent à développer des stocks tampons”, ajoute Norbert Dumoulin.
Des gaufres sur le canal
S’il ne perçoit pas (encore) de relocalisation, le directeur commercial constate des changements vers des transports plus durables. “Nous avons un client qui produit des gaufres pour la grande exportation. Il en envoie une partie par voie fluviale vers le port d’Anvers plutôt que de tout conduire par camion.” Norbert Dumoulin croit aussi au rail, “mais c’est une infrastructure qui reste complexe”, dit-il.
Le rail n’est par ailleurs pas à même de récupérer tout le trafic des camions, loin s’en faut: c’est un mode de transport de masse mais peu flexible, qui nécessite du temps. Et les réseaux ferroviaires donnent la priorité aux convois de passagers, ce qui complique encore un peu plus les choses. “Les réseaux doivent améliorer leur gestion des flux, via la digitalisation, pour faire passer plus de trains”, avance Eloise de Villegas, conseillère adjoint à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), qui traite de la mobilité des personnes et des marchandises. Une FEB qui soutient le plan gouvernemental pour doubler la part du rail en 2030.
Reste que ce mode de transport ne convient pas à toutes les marchandises. “Aucune entreprise de Nivelles-Sud ou de Wavre-Nord n’utilise le train. Pourquoi?”, demande Frédéric de Kemmeter, qui édite le site Mediarail.be, blog qui donne une vue très détaillée sur l’économie du rail. “Deux raisons à cela: il y a beaucoup de PME dans ces zones, donc les volumes à transporter sont trop petits et les clients jamais très loin, à 50-80 km. Le secteur biotech de Louvain-la-Neuve, par exemple, n’utilisera jamais le train.” Le commerce en ligne non plus, le rail ne se révélant ni assez rapide ni assez flexible.
L’enjeu du wagon isolé
Le train est surtout adapté pour des grosses quantités sur de longues distances, des entreprises dont la production permet de remplir des convois entiers. Difficile, pour lui, de transporter vite de petits volumes (un wagon ou une partie de wagon) sur de courts trajets. En général, il faudra d’ailleurs quand même un camion pour acheminer la marchandise au train, puis un autre pour la décharger.
Pour restructurer son activité fret ferroviaire, la SNCB avait réduit, sans l’abandonner complètement, le trafic des wagons isolés qui sont rassemblés dans une gare de triage pour former un train, ce que l’on appelle le trafic diffus. “Ce trafic diffus représente la moitié de notre activité, expliquait en 2009 Marc Descheemaecker, CEO de la SNCB à l’époque. Si l’on parvient à le rentabiliser, nous pourrons augmenter la part du trafic ferroviaire vis-à-vis de la route. Ce ne sont pas les trains complets de la sidérurgie qui font la différence. Eux sont condamnés à utiliser le train. Mais le trafic diffus, c’est l’alternative au camion.”
Chez Lineas, successeur de SNCB Logistics, cette stratégie s’est traduite par le développement des lignes Green Xpress, sur de longues distances, qui relient la Belgique à l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, sur une vingtaine de destinations. Celles-ci offrent un service plus rapide (deux ou trois jours) que ce que le rail propose d’habitude. C’est le coeur de la stratégie de Lineas, entreprise aujourd’hui dirigée par Geert Pauwels qui mène campagne pour le modal shift. Les trains Green Xpress accueillent des wagons isolés, et même des chargements plus petits (à partir d’une palette), sur de longues distances. Ils devraient se développer en Europe entre des hubs hors de Belgique.
Pour pousser le fret sur le rail, le gouvernement mise sur l’infrastructure, donc Infrabel. Mais sa marge de manoeuvre est limitée. Il lui est interdit de subsidier un transporteur en particulier. Il pourrait, par exemple, réduire les frais de péage facturés par Infrabel aux transporteurs… mais cela signifie une augmentation annuelle de la dotation d’Infrabel. “C’est une possibilité, explique Bart Jourquin, mais les tarifs belges sont dans la moyenne européenne. Cela revient à subsidier la concurrence et à créer un appel d’air pour attirer d’autres compagnies.” Le gouvernement a accepté une baisse temporaire (de juillet à décembre 2021) des redevances d’infrastructure pour les opérateurs de fret ferroviaire, qui représentent un budget de 14,35 millions d’euros.
Le secteur doit s’améliorer
Quelques annonces récentes indiquent des pistes pour l’amélioration de l’infrastructure d’Infrabel. Notamment de futurs travaux à Louvain pour faciliter la circulation de trains de marchandises. L’objectif reste le doublement de la part du fret ferroviaire en 2030, mais les moyens doivent encore être précisés.
“Je ne suis pas convaincu que ce soit la tâche du politique (hors fiscalité routière, mais la Belgique est si petite), analyse un expert du secteur. C’est avant tout le secteur fret lui-même et le rail qui doivent s’améliorer, notamment sur la fiabilité des circulations, les retards, les pannes de trains…”
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