Energie: fournisseurs et consommateurs ensemble dans la tempête
Les entreprises ont des difficultés de trésorerie en raison de l’explosion des prix. Les clients reçoivent des acomptes démesurés qu’ils ne peuvent payer. Un dangereux engrenage.
Les fournisseurs d’énergie traversent une période difficile. Contrairement à l’image reçue selon laquelle tous ceux qui travaillent dans le secteur réalisent de plantureux bénéfices, ceux qui doivent compléter leurs achats de gaz ou d’électricité sur le marché instantané sans être producteurs boivent la tasse. Au point que la presse mondiale n’hésite pas à évoquer depuis la rentrée le risque d’un “Lehman Brothers” de l’énergie.
Les consommateurs, eux, souffrent au point de ne plus pouvoir payer leur facture de gaz et d’électricité tout en dénonçant des acomptes devenus démesurés. Avec, en toile de fond, la conviction que ces derniers servent aussi à financer des fournisseurs à la trésorerie chancelante. Les refus de payer s’accumulent parce que le portefeuille est vide ou… pour une question de principe.
Ce tableau correspond à la réalité. C’est ce que confirment les régulateurs, experts et responsables d’entreprises que Trends-Tendances a interrogés.
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Des fournisseurs chancelants
Alors que le monde politique met en place, dans la douleur, une incertaine taxation des surprofits, Grégoire Dallemagne, CEO de Luminus qui est l’un des deux principaux fournisseurs en Belgique, a multiplié les apparitions télévisées pour minimiser cette idée reçue selon laquelle son entreprise s’enrichirait avec la crise. Depuis des mois, lors d’entretiens à Trends-Tendances, il évoque le risque porté par les entreprises du secteur qui doivent partiellement compléter leurs contrats d’achat d’énergie par des interventions sur le marché instantané Spot aux prix – astronomiques – du moment.
“Déterminer la santé des fournisseurs, ce n’est pas une question facile, nous répond prudemment Marc Van den Bosch, directeur général de la Fédération des entreprises du secteur (Febeg). Nous scrutons la situation financière générale des fournisseurs et ce que l’on peut dire pour 2021, c’est que l’ensemble de ces entreprises avait des marges négatives. Engie et Luminus faisaient partie de celles-ci mais uniquement pour leur activité de fournisseurs. Nous nous attendons évidemment à ce que cette situation se soit dégradée en 2022, avec la poursuite de la hausse importante des prix.”
Lorsque l’on parle de taxer ces surprofits, je mets en garde: il faudra les cibler intelligemment
Damien Ernst (ULiège)
Le représentant du secteur dit au passage tout le mal qu’il pense d’une taxation des surprofits. “Il faut être conscient que les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain, insiste Marc Van den Bosch. Le gouvernement nous demande d’investir des milliards d’euros dans la transition énergétique. Il nous faut une marge.”
“La situation des fournisseurs d’énergie est mauvaise, c’est une sale période pour eux, confirme Damien Ernst, professeur à l’ULg et expert omniprésent tout au long de cette crise. Ceux qui ne produisent pas d’énergie et l’achètent sur les marchés perdent énormément d’argent. Ils ont un business model qui fonctionnait lorsqu’il y avait des petites fluctuations de prix, mais aucune n’était préparée à de telles explosions de prix. Les sociétés tombent les unes après les autres ou se fragilisent. C’est un business qui doit se réinventer.”
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Les producteurs d’énergie ne sont-il pas épargnés? “Engie et Luminus, qui sont à la fois producteurs et fournisseurs, sont évidemment dans une meilleure situation, ajoute Damien Ernst. Le secteur du renouvelable, les coopératives éoliennes ou le photovoltaïque font pas mal de surprofits également. Mais lorsque l’on parle de taxer ces surprofits, je mets en garde: il faudra les cibler intelligemment. Tout d’abord, il n’est pas évident de déterminer le prix auquel ils ont vendu leur énergie. Ensuite, le risque est grand d’avoir énormément de recours.”
Pour aider les entreprises du secteur, la ministre de l’Energie, Tinne Van der Straeten (Groen), a annoncé une garantie d’Etat pour couvrir les montants prêtés par les banques, afin de garantir l’achat de l’énergie supplémentaire: “A circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles, explique-t-elle en rappelant que les prix ont augmenté d’un facteur 10. Avec ce mécanisme, nous aidons des entreprises à affronter une situation qu’on ne pouvait pas prévoir et dont elles ne sont pas responsables.” Une façon aussi de reconnaître qu’il y a péril en la demeure.
Des acomptes démesurés
Chargées de veiller à la régulation du système libéralisé, les quatre commissions du pays ne cachent pas leur inquiétude, tant au sujet de la santé des fournisseurs qu’en ce qui concerne la hauteur des factures pour les clients. Mais ils refusent de dénoncer des acomptes trop importants… du moins tant qu’on ne pousse pas la discussion dans les détails.
Les acomptes importants demandés aux consommateurs reflètent-ils uniquement la hausse des coûts de l’énergie? demande-t-on à la Commission de régulation fédérale (Creg). “Pour déterminer le montant de l’acompte, les fournisseurs tiennent compte de différents éléments: l’évolution de la consommation, l’évolution du prix de l’électricité et du gaz naturel sur les marchés de gros, l’évolution attendue des tarifs de réseau et les taxes et prélèvements éventuels”, nous répond-on.
Est-ce une manière pour certains fournisseurs de mieux gérer leur trésorerie en ces temps difficiles? “Les factures d’acompte font en sorte que la facture de décompte que le consommateur devra finalement payer pour son énergie soit répartie uniformément sur une période de 12 mois, souligne la Creg. Les factures d’acompte ont également pour but d’atténuer autant que possible le choc de la facture pour les consommateurs.”
Bref, rien à signaler. Vraiment? “Dans des conditions normales, la trésorerie des entreprises chute durant l’hiver et les acomptes permettent de compenser cette période avant que ce ne soit récupéré durant l’été, explique Damien Ernst. Avec la hausse des prix sur le marché et la fin des contrats fixes, ces acomptes sont devenus énormes et ils sont toujours surévalués pour permettre de passer l’hiver ou de prévenir d’éventuels changements de fournisseurs. C’est la conséquence de tout un environnement qui s’est dégradé.”
“Je peux comprendre qu’on fasse ce lien de cause à effet entre la santé des fournisseurs et la hauteur des acomptes, nous dit toutefois Pascal Misselyn, coordinateur de Brugel, la commission de régulation bruxelloise. En tant que régulateur, je ne peux toutefois pas dire que les acomptes augmentent pour des raisons de trésorerie. C’est la mécanique du système: quand les prix sont revus à la hausse, les acomptes sont revus à la hausse. Et le fournisseur ne peut pas changer tout seul l’acompte demandé: il doit avoir l’assentiment du client.”
Au fil de son explication, Pascal Misselyn reconnaît pourtant qu’il y a partiellement une relation de cause à effet: une part du risque est bel et bien répercutée par les fournisseurs sur les consommateurs. Et il y a des raisons à cela.
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Les uns liés aux autres
Tout d’abord, explique Pascal Misselyn, quand on parle de fournisseurs d’énergie, on met dans le même sac des réalités fort différentes. “Tous ne sont pas exposés de la même manière, explique le coordinateur de Brugel. Tout dépend, pour les producteurs, du type de production et, pour les fournisseurs, de la part d’énergie qu’ils doivent acheter sur le marché Spot pour répondre au complément de la demande, voire de la part qu’ils doivent revendre. C’est là que se situe le risque! Tout dépend aussi dès lors de vos clients, de la proportion de gros industriels que vous avez, de gros consommateurs ‘stables’ comme le Palais royal ou un musée, de clients précaires…” Dès lors, oui, un fournisseur peut induire dans l’acompte qu’il demande une proportion du risque qu’il va prendre: la part d’incertitude sur ses achats, le risque que des clients le quittent ou ne puissent plus payer…
Les régulateurs eux-mêmes vont d’ailleurs introduire ce risque dans leur calculateur de prix sur leur site internet, qui permet de conseiller leurs clients. “L’extrême volatilité du secteur de l’énergie n’était pas intégrée dans notre calcul qui datait de la création de notre site voici une quinzaine d’années, souligne Pascal Misselyn. Nous avons adopté un algorithme plus complexe qui reflète mieux la réalité.”
La nouvelle méthode appliquée par le régulateur flamand (Vreg) depuis mai 2022 prend en compte les prix de l’énergie prévus pour les 12 prochains mois, sur la base des cotations disponibles sur les bourses de l’énergie pour des livraisons futures. Le but de cette méthode de calcul est de proposer le classement le plus fiable possible des offres des fournisseurs dans l’intérêt du consommateur. Il intègre donc une part du risque, tel que le fournisseur l’intègre lui aussi. “Cette nouvelle méthodologie a un peu tendance à surestimer les prix”, reconnaît le régulateur.
La conséquence de ce chaos qui touche tant les fournisseurs que les consommateurs, c’est le risque d’un dangereux engrenage. La trésorerie des fournisseurs, déjà mal en point, souffrirait davantage encore d’une vague de refus ou d’impossibilités pour les particuliers et les entreprises de payer les acomptes et les factures. Dans la tempête actuelle, le sort des uns et des autres est irrémédiablement lié.
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Bruxelles, symbole de fragilité
La capitale du pays est l’illustration principale d’un secteur qui vacille. “En Région bruxelloise, il n’y a plus que deux acteurs de l’énergie. La concurrence y est réduite à presque rien”, regrette Damien Ernst. De nombreux acteurs “de niche” ont disparu ou se sont vu refuser l’accès en raison de leur faiblesse ou parce qu’ils estimaient ne plus pouvoir faire suffisamment d’activité dans la ville. Energy2Business, Vlaamse Energieleverancier, Octa+, Energie 2030, Mega…, la liste est longue. Il ne reste plus d’opérationnel qu’Engie Electrabel et TotalEnergies.
“Il est indéniable que cette situation est préoccupante, reconnaît Pascal Misselyn. Nous avions déjà lancé une série de pistes pour faire face à ce risque en septembre 2021, qui pourrait induire des hausses de prix, voire un service qui se dégrade en raison d’un manque de stimulation et d’innovation. La priorité des autorités, pour le moment, consiste à répondre à l’urgence et cela se comprend. Mais une fois que l’on sortira de cette période, il sera vital de s’en préoccuper.”
Une solution consistera peut-être, en Belgique, à refédéraliser la compétence et à reconstruire un marché plus large, voire- prônent certains – prévoir une autre organisation, plus publique, du secteur de l’énergie. Ce sera le débat… d’après-crise.
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