“Économiquement, ce n’est vraiment pas le bon moment pour avoir un chaos politique!”
Va-t-on se diriger vers un gouvernement en affaires courantes ? En tout cas, les perspectives économiques sont plus obscures aujourd’hui que lors de la crise des 541 jours que le pays a connue entre 2010 et 2011. “Bien que ce soit le jeu démocratique, c’est un moment qui n’est pas nécessairement le plus confortable économiquement parlant pour se permettre une crise politique”, explique Philippe Ledent, économiste chez ING Belgique. Interview.
Est-ce qu’une situation politique que l’on connaît maintenant est forcément un facteur d’inquiétude pour le monde économique ?
Disons qu’il y a deux éléments contradictoires. Le premier argument consiste à dire ceci : l’économie belge est de toute manière une petite économie, très ouverte, et qu’elle est bien plus dépendante de la situation économique mondiale que de la politique économique menée au niveau national. On botte un peu en touche en se disant que ce n’est pas si dramatique que cela. L’autre argument, opposé au premier, consiste à dire que nous sommes quand même dans une situation, à l’échelle de la zone euro, où une instabilité latente persiste, et ou résident manifestement une attente et une demande claire de décisions en matière de politiques économiques de la part du public, partout en Europe. Les demandes et les attentes de tout un chacun sont différentes et dès lors, aussi, souvent contradictoires. Mais le dénominateur commun, c’est qu’il y a effectivement une attente, que ça soit en termes de transition écologique, de pouvoir d’achat, ou encore d’énergie.
Mon regard d’économiste sur cette situation est le suivant : ce qu’on a vu en Europe par rapport aux attentes -manifestement importantes- du public, c’est l’incapacité des partis traditionnels à apporter des réponses, ce qui s’est traduit, dans plusieurs pays, par un vote davantage dirigé vers les extrêmes. Le constat vaut aussi pour la Belgique : générer tout ce chaos politique (souvent de manière très théâtrale, on l’a encore vu récemment) et l’instabilité politique qui en découle aujourd’hui vont fort logiquement provoquer un “vote sanction” aux prochaines échéances électorales. Et c’est un mauvais signe pour l’économie. La conjoncture s’affaiblit, et je crains qu’elle ne s’affaiblisse de manière plus brutale encore que ce qu’ont prédit les institutions internationales. La BCE a par exemple publié ses prévisions économiques, et ce n’est pas réjouissant : la croissance pour l’année prochaine est en baisse.
C’est un moment qui n’est pas nécessairement le plus confortable pour se permettre une crise politique”, Philippe Ledent.
Si cela se vérifie, toute une série de questions à l’échelle de la zone euro vont se poser, dont une très importante : continuons-nous l’assainissement des finances publiques ou doit-on dépenser un peu plus pour contrer le “coup de mou” présent dans la zone euro ? Cette question et ce choix politique (l’Italie et la France ont par exemple, volontairement ou forcé, plus dépensé) ne peuvent pas être mis de côté. Un gouvernement en affaires courantes et avec des douzièmes provisoires, ça ne répond pas du tout à la question. Et pourtant, il était indispensable d’être prêt, car la question se pose maintenant, car le ralentissement économique, on est en plein dedans!
En prenant ces éléments en compte, et au-delà de la dimension politique, cette crise intervient vraiment à un mauvais moment, même si c’est le jeu démocratique. Une décélération conjoncturelle, conjuguée à une question aussi fondamentale (poursuivre l’assainissement ou relâcher la pression) auraient nécéssité un gouvernement en fonction “normale”, tant ces enjeux sont importants et urgents.
Vous parlez aussi d’une inquiétude de plus en plus forte des marchés financiers en Europe comme en Belgique…
Il existe effectivement de moins en moins de sérénité des marchés financiers et des investisseurs institutionnels à l’égard des dettes publiques. En 2008-2009, les marchés n’ont pas trop prêté attention au déficit des États avant le cas grec en 2009, date à laquelle les marchés se sont braqués sur les dynamiques des dettes publiques. Cela a débouché sur la crise de l’endettement entre 2010-2013. Depuis, les marchés financiers se sont montrés bien plus rassurés par la situation dans la zone euro, en témoigne la baisse du taux des primes de risque.
Mais depuis 2018 et essentiellement depuis l’élection présidentielle française en 2017, durant laquelle un parti radical aurait pu atteindre le pouvoir, on a vu que les marchés ont recommencé à s’intéresser à la question de la stabilité de la zone euro. Comme on a aussi connu toute au long de l’année un ralentissement conjoncturel, les investisseurs institutionnels ont quelque peu “stressé” par rapport à la capacité des Etats à assurer l’équilibre de leurs finances publiques dans une conjoncture qui ralentit. On voit d’ailleurs que les primes de risque sur les bons d’état sont en train de réaugmenter. C’est un signe qui ne trompe pas. La prime de risque de la Belgique (comme en France) augmente d’ailleurs plus vite que celle de l’Espagne ou du Portugal!
Cela fait deux semaines que j’écris des notes pour expliquer la situation politique de la Belgique à mes contacts en salle de marchés, qui me disent : “Nous avons des investisseurs institutionnels qui nous posent des questions sur la situation en Belgique”. Ce qui montre tout de même que le cocktail actuel de décélération conjoncturelle et de questions fondamentales en matière de finances publiques rendent les investisseurs plus dubitatifs et plus nerveux.
Cette inquiétude des marchés (bien supérieure à leur confiance il y a deux ans) montrent encore une fois que le “moment” de la crise politique que nous connaissons aujourd’hui tombe mal économiquement. Avant 2018, les investisseurs passaient outre les instabilités politiques, car la conjoncture était bien meilleure.
On entend souvent dire que le pays avait été “bien géré” en affaires courantes durant la crise des 541 jours en 2010-2011. Les indicateurs économiques l’ont-ils confirmé ? Et peut-on comparer la situation à celle d’aujourd’hui si on entrait en affaires courantes ?
C’est un argument qui faisait sens à l’époque, mais qui ne vaut plus du tout pour la situation d’aujourd’hui. En 2010-2011, les performances économiques de la Belgique étaient plutôt bonnes. Cela démontre que ce n’est pas le fait d’avoir un gouvernement en affaires courantes qui a donné cette performance. A ce moment-là, les seuls responsables des effets de la politique économique sur notre pays, ce sont encore une fois les bons résultats de nos voisins proches et partenaires, comme la France et l’Allemagne. A cette période-là, nous avions de plus un consensus à l’intérieur de tous les pays européens pour réaliser des plans de relance. Et nous avions donc à l’époque profité indirectement des plans de relance des autres pays.
La crise politique s’est terminée fin novembre et début décembre 2011 en Belgique, sur le fait précisément qu’on entre à ce moment-là dans une nouvelle phase de la crise de l’endettement, où les marchés commencaient à s’inquiéter vis-à-vis de l’ensemble des pays, y compris la Belgique, ce qui allait pousser les partis politiques à accélérer les discussions et à aboutir au gouvernement Di Rupo. Il ne faut pas non plus oublier que la crise politique des 541 jours s’est justement terminée au moment où les primes de risque de l’ensemble des pays de la zone euro ont connu une augmentation et que les inquiétudes ont ressurgi.
Ce stress des marchés financiers par rapport aux dettes va mener à la politique d’austérité plus “dure” lancée à partir de 2012 (six-pack, règle d’or) qui va imposer aux différents États de “rester dans les clous”.
Le dilemme dans lequel se trouvent aujourd’hui les pays de la zone euro (dépenser ou continuer l’assainissement) rend celle-ci plus instable”, Philippe Ledent.
Aujourd’hui, la donne a complètement changé. On ne peut pas comparer avec 2010-2011. Nous sommes actuellement dans un schéma conjoncturel de ralentissement. Il n’y a aujourd’hui, à l’inverse de 2010, plus du tout de consensus en Europe sur la réponse à apporter au ralentissement conjoncturel (la relance ou l’assainissement). L’Allemagne, les Pays-Bas et les pays du nord de l’Europe souhaitent “rester sur les rails” et veulent poursuivre l’assainissement des finances publiques, tandis que d’autres pays, comme la France (contrainte et forcée), ont fait le choix d’augmenter leurs dépenses.
On ne peut plus aujourd’hui se permettre d’avoir un gouvernement en roue libre par rapport à 2010-2011, puisque, très concrètement, il y a des questions fondamentales qui se posent aujourd’hui, qui ne se posaient pas à l’époque. Et la Belgique va devoir choisir son camp. Va-t-on poursuivre l’assainissement des finances publiques ou pas ?
La Belgique, avant la présentation de la démission de Charles Michel, semblait être en passe de vouloir voter un budget qui tendait vers l’assainissement des finances publiques. Mais dans l’autre sens, le Premier ministre a aussi tendu la main aux partis d’opposition (de gauche, donc), ce qui aurait voulu dire faire le choix contraire, c’est-à-dire moins d’assainissement. Il savait quand même que s’il ouvrait la porte aux socialistes et aux écologistes, il aurait fallu dépenser davantage. Les autorités belges vont devoir faire un choix clair, un moment, sur cette question.
Quelle est maintenant la marge de manoeuvre d’un gouvernement qui devrait mener les affaires courantes sur les politiques économiques ? On sait que beaucoup de chantiers seront mis au frigo…
La latitude du gouvernement en affaires courantes à mener des politiques économiques est très limitée. Ce sera difficile de faire avancer les gros dossiers. Ici, il y a une double impossibilité pour mener les dossiers : les affaires courantes, et le fait que tout le monde ou presque “se tape dessus”, et que chacun cherche une stratégie qui va lui faire gagner les élections. Donc rien ne bouge sur le fond. Même s’il y avait des volontés de dégager des majorités sur des dossiers précis, on sent bien que ce serait extrêmement difficile. Ca risque d’être des affaires courantes… très courantes!
Par conséquent, certains gros chantiers vont être mis en suspens et vont être laissés à l’appréciation du prochain gouvernement, dont le “jobsdeal” par exemple, ou la troisième phase du tax shift, qui devait mener à une augmentation des salaires des plus modestes dès janvier ou encore la réforme des pensions, notamment en ce qui concernait les métiers pénibles.
Le gouvernement va donc devoir se “calquer” ici sur le budget 2018 vu que celui de l’année prochaine n’a pu être voté…
On se dirige vers un budget plutôt “neutre”, qui n’apporte pas d’efforts supplémentaires, qui, effectivement, par rapport à la trajectoire prévue, relâche un peu la pression. Mais il ne relâche pas la pression par rapport à 2018 non plus! Si le budget 2019 avait été voté, encore une fois le gouvernement en affaires courantes aurait eu l’obligation d’implémenter ce budget. Et c’est ce que ce gouvernement en fonction aurait fait. Ici, on aurait un budget dont la mission est de prolonger le budget 2018 qui stoppe tout un train de réformes.
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