Paul Vacca
Croit-on ce que l’on croit croire?
Tous les adeptes de la Terre plate qui se répandent autour du globe ne sont pas prêts à parier tous leurs biens contre un voyage au bout de la Terre.
Dans son essai intituléLes Grecs ont-ils cru en leurs mythes? (Points-Seuil) sorti en 1983, l’historien Paul Veyne s’interroge sur le fait de savoir si les Anciens croyaient ou non en leurs figures mythologiques. Etaient-ils persuadés que Zeus leur envoyait la foudre ou que Poséidon déclenchait les tempêtes? “Ces mondes de légendes étaient crus vrais, explique-t-il, en ce sens qu’on n’en doutait pas, mais on n’y croyait pas comme on croit aux réalités qui nous entourent.” Selon lui, un Grec plaçait naturellement les dieux “au ciel”. Pour autant, il aurait été stupéfait de les apercevoir dans le ciel et encore plus si on lui avait appris qu’Héphaïstos venait de se remarier ou qu’Athéna avait beaucoup vieilli ces derniers temps.
Bref, ils y croyaient tout en n’y croyant pas. Plus précisément, ils y croyaient quand cela leur servait et n’y croyaient pas quand ils n’y avaient plus d’intérêt. Ce qui n’était pas, note Veyne, vécu par les Anciens comme une contradiction mais comme l’émanation de ce qu’il appelle des “programmes différents”. Une forme de gestion sur courant alternatif de la “vérité” en fonction de ses intérêts. Ils sont fous, ces Grecs! Autres temps, autres moeurs, pensera-t-on.
Mais est-on certains d’être si différents que cela aujourd’hui? Croyons-nous vraiment ce à que nous croyons croire? Cette porosité ou cette indécidabilité de la croyance, ne l’expérimentons-nous pas également pleinement tous les jours? Pour ma part, je n’estime pas être superstitieux – je ne m’enfuis pas si je vois un chat noir et je n’ai pas de nombres fétiches – mais j’évite toutefois, quand je le peux, de passer sous une échelle. A l’instar de Sacha Guitry, je ne suis pas superstitieux parce que ça porte malheur. De même, nous savons tous parfaitement que Sherlock Holmes n’a pas existé dans la vraie vie. Pourtant, si l’on nous dit qu’il habitait au 15 rue de la Paix à Paris, on s’inscrira immédiatement en faux: l’adresse du détective est évidemment le 221B Baker Street à Londres. D’ailleurs, on pouvait même jusqu’en 2002 échanger par courrier avec lui, grâce à la banque Abbey National qui se trouvait à cette adresse.
De la même manière, certaines études attestent que, comme pour les Grecs avec leurs mythes, ceux qui partagent des fake news ou professent des théories du complot y croient et n’y croient pas. Eux aussi ont une gestion sur courant alternatif de la vérité. Tous les adeptes de la Terre plate qui se répandent autour du globe ne sont pas prêts à parier tous leurs biens contre un voyage au bout de la Terre (même si l’un d’eux, un astronaute amateur nommé Mike Hughes, a trouvé la mort en tentant de prouver que la Terre était plate).
Ne pas se réjouir pour autant. Cela veut simplement dire que la bataille ne se joue pas sur le plan cognitif. Il est certes indispensable de rétablir les faits, de démonter les arguments et de traquer les biais d’une théorie fumeuse. Mais c’est un défi donquichottesque. Car à quoi cela peut-il servir de déconstruire une théorie si la personne n’y croit pas vraiment? En faisant cela, on s’attaque au symptôme, pas à la cause. Si l’on ne s’attaque pas à la racine de la fake news, de la théorie du complot ou de la rumeur, à savoir à l’intérêt que trouve la personne à les véhiculer, celle-ci se trouvera d’autres vecteurs d’expression tout aussi faux ou persistera à dire que c’est “sa” vérité. En somme, face aux falsifications de toutes sortes, on se trouve aujourd’hui aussi dans la situation d’Hercule face à l’Hydre de Lerne dont les têtes repoussent après avoir été coupées. Un mythe auquel les Grecs croyaient sans y croire, évidemment.
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