La Belgique fait face à une série de survols de drones non identifiés qui ont paralysé Brussels Airport mardi soir. Le professeur Sven Biscop, spécialisé en sécurité et politique internationales à l’Université de Gand et à l’Institut Egmont, décrypte cette crise et appelle à ne pas tomber dans le piège de la panique.
Après les survols de drones non identifiés au-dessus des sites militaire d’Elsenborn, de Marche-en-Famenne et de Kleine-Brogel, c’est Brussels Airport qui a dû suspendre ses opérations mardi soir, entraînant l’annulation de 40 vols. Le ministre de l’Intérieur Bernard Quintin (MR) a convoqué en urgence ce jeudi matin un Conseil national de sécurité pour répondre à ces intrusions répétées.
Ces incidents surviennent dans un climat de tensions croissantes entre la Belgique et la Russie. Au cœur des préoccupations : les 200 milliards d’euros d’avoirs russes gelés chez Euroclear, institution bancaire basée à Bruxelles. Le Premier ministre Bart De Wever a exigé des garanties claires sur la légalité et la sécurité du dispositif.
Des hypothèses, pas des certitudes
Interrogé sur l’origine de ces survols de drones, Sven Biscop, spécialisé en sécurité et politique internationales à l’Université de Gand et directeur du programme “Europe in the World” à l’Institut Egmont, commence par une mise en garde essentielle : “Il faut être clair : à l’heure actuelle, on ne peut que spéculer sur la source parce qu’on ne la connait pas avec certitude. Ce ne sont que des hypothèses.”
Dans ce contexte, l’expert suppose néanmoins que “cela fait partie d’une campagne hybride plus large, très probablement de la Russie”. La Belgique rejoint ainsi d’autres pays européens déjà confrontés à ce phénomène. “Les pays baltes et les pays scandinaves vivent cette situation depuis longtemps avec cette intensité qui, pour le moment, est nouvelle pour nous”, rappelle-t-il.
Euroclear au cœur de la cible
Pour Sven Biscop, plusieurs éléments pointent vers une pression stratégique sur la Belgique. “Il y a des raisons d’attaquer notre pays et notamment la décision à prendre sur les biens russes gelés chez Euroclear. L’hypothèse est que les Russes veulent mettre la pression. Leur message : ‘soyez quand même prudents, parce que si vous y touchez, ceci n’est que le début'”, analyse-t-il.
Theo Francken, “l’imbécile”
Par ailleurs, un vif échange a opposé la semaine dernière le ministre de la Défense Theo Francken à l’ancien président russe Dmitri Medvedev, qui l’a traité “d’imbécile”. Dans une interview donnée à Humo, le ministre de la Défense rappelait les principes de l’article 5 du traité de l’OTAN, indiquant que s’y la Russie s’en prenait à Bruxelles, Moscou “serait rayée de la carte”. Sur Telegram, les hackers pro-russes ont explicitement évoqué cet épisode dans leurs messages de menace.
Faut-il penser que ces attaques sont la faute de Francken, comme a sous-entendu l’ancienne ministre de la Défense Ludivine Dedonder (PS) dans Le Soir ? “Certainement pas!”, répond l’expert. “Les Russes ne sont pas modérés non plus dans leur rhétorique”, commente-t-il. Si on reprend ce que Medvedev a dit, cela va beaucoup plus loin que ce qu’a dit le Ministre de la Défense. Depuis le début de la guerre, ce sont les Russes qui exagèrent, leur rhétorique est 100 fois plus provocante.”
Une cible permanente
La Belgique n’est pas un choix anodin pour ces opérations, insiste l’expert. “Nous devenons une cible permanente car nous sommes le tournant logistique de l’OTAN en cas de guerre. Bruxelles est aussi une capitale diplomatique mondiale. On doit probablement s’attendre à ce que l’intensité de ces actions hybrides soit en permanence relevée.” Une réalité à laquelle la Belgique devra s’habituer : “Chez nous, on ne peut pas espérer que ce soit juste un cas isolé.”
On doit s’attendre à ce que l’intensité des actions hybrides soit en permanence relevée.
Ne pas tomber dans le piège de la panique
Face à cette escalade – des survols de bases militaires à la paralysie d’un aéroport international – Sven Biscop met en garde contre une réaction disproportionnée qui ferait le jeu de l’adversaire. “Si on cède à la panique chaque fois qu’un drone est lancé, on va jouer le jeu des Russes”, avertit-il.
“Il faut aussi pouvoir dire à un moment que nous sommes préparés à ces attaques, que notre système de défense peut réagir efficacement”, estime le spécialiste. “Il ne faut pas surréagir à chaque incident, car c’est exactement leur objectif : nous maintenir constamment sur la défensive. On doit aussi à un moment pouvoir montrer un peu de confiance.”
Des lacunes militaires à combler rapidement
Pour autant, l’expert ne nie pas les faiblesses actuelles du dispositif belge. “Il nous manque l’arsenal militaire, c’est clair. Mais dans un sens, les lacunes sont relativement faciles à identifier. Maintenant il faut agir, mais vite.”
Deux priorités se dégagent selon lui. “D’abord, modifier le cadre juridique : qui peut agir et comment quand un drone surgit quelque part ? Si c’est un site militaire ou un aéroport civil, qui aura l’autorité de le descendre ou d’essayer de l’identifier ? Tout cela doit être clarifié. Il faut aussi en avoir les moyens, se doter de l’armement qui permet d’abattre le drone si c’est autorisé.”
Concernant le budget de 50 millions d’euros évoqué par Theo Francken pour des systèmes de détection anti-drone, Sven Biscop est rassurant : “Ce n’est pas un investissement énorme. C’est la vitesse d’action qui est primordiale.”

Une guerre psychologique
L’objectif de ces opérations dépasse largement l’espionnage militaire classique. “Le but de ces attaques hybrides, c’est de créer le doute : est-ce que notre politique de soutien à l’Ukraine est la bonne ? Parce qu’il y a des gens qui pensent que si on laissait tomber l’Ukraine, on pourrait retourner à la normalité et on n’aurait plus tous ces problèmes. Mais c’est un raisonnement erroné, car abandonner l’Ukraine aujourd’hui ne ferait pas reculer les Russes. Au contraire, ils poursuivraient leurs ambitions. Il est essentiel de rester ferme.”
Ces opérations servent également de diversion. “Pendant qu’on est occupé à les régler, on ne se concentre plus sur la politique extérieure. Les drones, c’est juste un exemple d’une attaque hybride, mais c’est un spectre qui va de l’espionnage au sabotage, à l’ingérence dans les élections, ou encore la désinformation.”
Des conséquences réelles et immédiates
Les répercussions de ces survols de drones vont bien au-delà du symbole. Mardi soir, la fermeture de Brussels Airport a notamment eu un impact majeur sur les opérations de DHL, dont le hub de Zaventem est le quatrième plus grand centre logistique aérien du groupe au monde.
Sur les 47 vols prévus, 19 ont dû être annulés ou détournés. 2.000 envois médicaux urgents ont été bloqués et certains n’arriveront sans doute pas à temps à destination. Parmi eux, des stents sur mesure pour la chirurgie cardiaque, des médicaments pour des maladies rares, ou encore, des isotopes radioactifs utilisés dans les traitements contre le cancer, qui perdent rapidement de leur efficacité.
Les guerres hybrides tuent aussi, de façon indirecte. La menace est bien réelle.
Pour Sven Biscop, cet exemple illustre la vraie menace de ces attaques. “Les guerres hybrides tuent aussi, de façon indirecte. La menace est bien réelle”, alerte-t-il. Un patient en attente d’une opération cardiaque urgente, un malade atteint d’une pathologie rare ou un patient cancéreux dont le traitement dépend d’isotopes à durée de vie limitée : tous peuvent être affectés par ces attaques.
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Garder confiance
En conclusion, Sven Biscop appelle à un équilibre entre transparence et résilience. “D’un côté, dans notre système démocratique, s’il y a des lacunes dans nos arsenaux, on doit pouvoir l’admettre et y remédier. Mais, d’un autre côté, il faut aussi montrer qu’on est confiant. On connait les règles du jeu et on doit avoir la détermination de régler le problème.”
Le Conseil national de sécurité, convoqué en urgence ce jeudi matin, devrait permettre d’avancer rapidement. “On peut très vite décider de faire les investissements nécessaires, de prendre les initiatives légales requises. Toutes les instances sont autour de la table, donc en principe, ça peut aller vite si tout le monde est d’accord.”