Andrew Scott, spécialiste de la longévité et du vieillissement : “le concept même de retraite va disparaître”
Professeur d’économie à la London Business School, conseiller avisé du gouvernement britannique, de la Banque d’Angleterre et du secrétaire général de l’Onu, Andrew Scott s’est spécialisé dans les impacts socioéconomiques de l’allongement de la durée de vie. Un phénomène qui va révolutionner les modèles existants.
Chaque année, la compagnie d’assurances NN organise son salon de l’assurance-vie et du crédit appelé NN Connect Live. Cette année, pandémie oblige, l’événement, généralement très couru, est entièrement digital et s’est déroulé ce jeudi 4 février. Il a accueilli, en tant que keynote speaker, Andrew J. Scott. Docteur en économie et en philosophie de l’université d’Oxford et professeur en économie à la London Business School, ce quinquagénaire est devenu l’un des plus grands experts mondiaux de la longévité, du vieillissement et de leurs impacts majeurs sur la société, les finances, les entreprises ou la sécurité sociale. Rencontre avec celui qui conseille (ou a conseillé) la Banque d’Angleterre, le gouvernement et le Trésor britanniques, ainsi que le régulateur financier du Royaume- Uni. Il est aussi membre actif du Forum économique mondial.
On a préféré la santé au PIB. C’est un choix qui est crucial et qui ouvre des perspectives dans une société vieillissante.
Trends-Tendances. Il paraît finalement très curieux de parler de longévité en pleine pandémie. Pourtant, les gouvernements ont clairement fait le choix de la santé aux dépens de l’économie.
Andrew J. Scott. Oui, c’est vrai, c’est un peu étrange de parler de longue vie à l’heure du Covid-19. La pandémie a servi d’accélérant et de stress-test à de nombreux points de vue: travail et technologie, formations, relations sociales, etc. Et évidemment, il a poussé le vieillissement, qu’on aime oublier, sous les feux de la rampe. Il s’agit de la première pandémie qui frappe une population qui compte plus de personnes au-delà de 65 ans que de moins de 5 ans. Cela a dramatiquement modifié la façon dont nous y avons répondu. Car la mortalité liée au Covid-19 est la même que toutes les autres mortalités: elle augmente avec l’âge. La pandémie démontre cruellement qu’il ne peut y avoir d’économie saine sans une population saine. Et cette population, elle vieillit. C’est une leçon qui va laisser des traces. La pandémie a aussi engendré moult idées préconçues à propos de l’âge. A 70 ans, on n’a plus longtemps à vivre? C’est faux! Cela nous a fait prendre conscience que la santé est importante quand on vieillit et qu’il est essentiel de distinguer l’âge chronologique de l’âge biologique. Ma vie n’est pas finie sous prétexte que je suis pensionné ou si je dépasse les 70 ans. Le vieillissement est multiforme. Enfin, comme vous le soulignez, on a préféré la santé au PIB. Moi qui ai passé une bonne partie de ma carrière à aider les gouvernements à doper leur PIB ou à leur parler de taux d’intérêt, je connais la valeur de ce choix. On a volontairement baissé le PIB. C’est un choix qui est crucial et qui ouvre des perspectives dans une société vieillissante. Mais ce n’est pas un deal à sens unique. Et pour cause: bien vieillir, comme je le disais plus haut, est un pilier de notre économie.
Vous parlez d’idées préconçues à propos de l’âge. Au début de la pandémie, nombreux sont ceux, y compris parmi les chefs d’entreprise de ce pays, qui ont opposé les jeunes aux vieux.
C’est évidemment un faux débat et une mauvaise question à se poser. Quand je parle de longévité, j’entends souvent ce genre de remarque et je comprends pourquoi. Il y a, dans la longévité, la question de la justice intergénérationnelle. Pourtant, les jeunes d’aujourd’hui n’ont jamais eu autant de chance de vieillir! C’est un changement drastique par rapport au 20e siècle. J’ai cherché des chiffres belges pour vous. En 1900, un Belge avait 38% de chances d’arriver à l’âge de 65 ans. En 1960, ce chiffre a grimpé à 72%. Aujourd’hui, on arrive à 89%. Et c’est un chiffre relativement conservateur. Il n’y a pas de raison d’opposer les jeunes aux vieux aujourd’hui car tout le monde devient vieux! J’ajouterais que les jeunes d’aujourd’hui devraient se réjouir qu’on s’occupe de leurs aînés comme ça. Car leur tour viendra et ils vivront sûrement une autre pandémie au cours de leur vie.
L’espérance de vie en Belgique est de 82 ans aujourd’hui. Cela va sûrement encore augmenter. Cet allongement va-t-il nous forcer à planifier les choses différemment?
Absolument. Quelle sera l’espérance de vie en Belgique quand la génération Z d’aujourd’hui atteindra les 80 ans? Dix ans de plus? Quinze? Il faut se préparer à des carrières de 50 ans et investir en conséquence. Pas seulement pour garantir sa pension ou sa fin de vie mais il va falloir investir différemment dans ses relations, dans sa santé, dans sa formation, dans son employabilité, dans sa manière d’appréhender les changements et d’encaisser les chocs, etc. Il faut être conscient de cela aujourd’hui, et d’autant plus qu’on ne sait pas vraiment encore comment faire. Le défi de la longévité, ce n’est pas vivre plus vieux, mais c’est vivre mieux plus longtemps.
Il faut se préparer à des carrières de 50 ans et investir en conséquence.
L’argent demeure quand même le nerf de la guerre. Cette longue vie, il va falloir la financer. Mais jusqu’ici, les outils financiers disponibles ne semblent pas adaptés.
C’est une évidence. Il va falloir inventer des produits plus flexibles. Il faut bien comprendre que nous n’allons plus vivre cette vie en trois étapes: études, travail et pension. Au 20e siècle, le risque c’était de mourir avant la pension. Alors on a inventé l’assurance-vie. Aujourd’hui, le risque n’est plus de mourir plus jeune que la moyenne mais de tenir bien au-delà de la moyenne. Sur le plan financier, il faut tenir compte de deux choses. D’une part, d’une vie devenue multi-étapes. Cela suppose un accès flexible à des réserves si, par exemple, à 50 ans, on souhaite changer de travail et se lancer en indépendant ou créer un business. Si je travaille jusqu’à 70 ans, je ne vais pas investir de la même manière que si j’arrête à 55 ans. Il faut aussi, d’autre part, prévoir une assurance longévité et une assurance longévité et maladie. C’est-à-dire ne pas vivre au-delà de ses réserves. Aujourd’hui, la pension légale est une bonne base. Avec les deuxième et troisième piliers. Mais la plupart des gens vont toucher leur pactole à 65 ou 67 ans. Est-ce encore utile pour ceux qui commencent à cotiser aujourd’hui? Il faut se montrer plus créatif et plus flexible. Cela pourrait être, par exemple, ce que les Américains appellent deferred income annuity. Un paiement mensuel qu’on alimente aujourd’hui mais qu’on ne recevra qu’à un âge très avancé: 80-85 ans. Faudrait-il un produit qui combine assurance- vie et assurance longévité? Dans un premier temps, on paierait des primes liées à la vie. Ensuite, avec l’âge biologique qui avance bien, ces primes seraient rééquilibrées et partiraient partiellement vers un produit à toucher, en bloc ou en annuités, bien plus tard. Tout cela n’existe pas encore. Jusqu’ici, on essaie de s’en sortir de la même manière qu’avant. Mais cela va vite montrer ses limites. De nouveaux risques émergent avec la longévité. Ne plus avoir assez d’argent et avoir besoin de soins médicaux tout en étant bien vivant à un âge avancé. Il va falloir assurer ces risques-là. Il faut quand même nuancer: ce ne sont que des risques. Vieillir, ce n’est pas négatif. Les gens ont tendance à oublier que, durant la plupart de ces années gagnées, nous sommes en bonne santé.
Cette longévité va-t-elle nous obliger à travailler plus longtemps? Vous parliez de 70 ans….
Si on vit plus vieux, il va falloir travailler plus longtemps. Puisque les années gagnées se situent désormais après 65 ans, les gens vont se trouver face à un choix brutal: travailler plus tard ou avoir un niveau de vie dégradé. Avant, on travaillait jusqu’à la mort. Le progrès, l’augmentation des salaires, les loisirs, la prospérité ont permis de créer la pension. Nous sommes dans la tendance inverse. Il va falloir repousser cet âge pour que l’ensemble soit financièrement viable. Augmenter l’âge légal de la pension, pas de problème si vous êtes en bonne santé. Mais ça va être un calvaire pour ceux qui ne le sont pas. Les Etats se trouvent donc devant un double objectif: veiller à ce que tout le monde vieillisse bien et monter progressivement l’âge légal de la pension pour ne pas perdre trop de monde en route. Ce qui est certain, et cela se voit déjà aujourd’hui, c’est que de plus en plus de gens vont travailler après la pension. Le concept même de retraite va disparaître. Il ne va plus y avoir d’âge limite où tout le monde va s’arrêter. Les gens vont travailler de plus en plus vieux et bien après l’âge légal de la pension. Ce dernier ne va pas augmenter aussi vite que la longévité en raison du caractère inégalitaire de la santé.
Cette longévité pose aussi la question de l’identité. Jusqu’ici, elle était fortement influencée par le travail.
C’est une vraie question existentielle. Dans une carrière de 50 ans, voire davantage, plus rien ne sera linéaire. Suivant les moments, on mettra l’emphase sur l’argent, sur l’équilibre vie professionnelle-vie privée, sur le besoin de souffler, sur l’envie de faire autre chose, etc. Salarié, indépendant, au bureau, à la maison, un vrai job, une activité, plein temps, mi-temps, etc. Tout va se décliner différemment. Ce qui est certain, c’est que l’individu va devoir se prendre en main, se responsabiliser, prévoir, se former, se gérer. Personne ne fera ça pour lui. Conséquence de tout cela: l’identité liée au travail va disparaître. Il va falloir la réinventer. Et cela ne sera pas simple pour tout le monde. C’est cette identité qui rend certains licenciements si compliqués à accepter. Comme perdre son emploi après 30 ans dans la même usine…
Les Etats se trouvent devant un double objectif: veiller à ce que tout le monde vieillisse bien et monter progressivement l’âge légal de la pension pour ne pas perdre trop de monde en route.
Les entreprises ne vont donc pas être épargnées par la longévité…
Cela va être une révolution. Dans le concept de vie en trois étapes, les entreprises recrutaient les gens jeunes. Cela n’est plus aussi simple que ça aujourd’hui. Mais il faut reconnaître que le marché change et que l’emploi remonte auprès des 50+. Il y a évidemment les stéréotypes des “vieux” qui coûtent cher, sont moins productifs et ne veulent plus apprendre. Moins productifs, les vieux? Pas clair du tout. D’autant qu’avec l’âge, on développe des talents très précis et spécifiques. BMW s’est rendu compte que les plus âgés étaient plus productifs. Pourquoi? Quand ils font des erreurs, elles sont petites et ils les corrigent. Les jeunes, selon le constructeur, auraient tendance à faire de grosses bêtises qui coûtent cher. Les banques britanniques commencent à accueillir des stagiaires de plus de 50 ans. Avant le Covid, McDonald’s, incapable de remplir ses cadres aux Etats-Unis pour ses horaires du petit matin, a fait appel à un quart de million de pensionnés! Je ne perdrais pas de vue, non plus, l’aspect identification: faut-il des employés plus âgés pour mieux servir ou comprendre les besoins d’une clientèle qui vieillit? Indépendamment d’ouvrir le recrutement à tous les âges en fonction des compétences apportées et recherchées, il va falloir agir sur les conditions de travail au-delà de 60 ou 65 ans. Comment permettre de poursuivre une carrière au sein d’une entreprise à cet âge-là? Il faut clairement sortir des stéréotypes liés à l’âge. Comme au Japon ou en Corée, la robotisation et l’automatisation doivent être mises au service des humains et pas leur coûter des jobs. Toute cette révolution doit être portée par de l’humanité et de la flexibilité.
Nous en parlions en couverture de notre magazine il y a peu: l’éclatement des carrières pose la question des statuts légaux et le passage de l’un à l’autre. Etes-vous partisan de la portabilité des droits sociaux?
Ce que nous avons aujourd’hui date de la révolution industrielle et n’est plus adapté. Les statuts sont dépassés. Tout notre système social a été construit autour de cette vie à trois étapes. Cela ne tient plus la route avec la combinaison de la digitalisation et de la longévité. La portabilité est la seule solution. Les Etats ont un rôle crucial à jouer pour socialiser les risques issus de cette nouvelle donne.
Dernière conséquence de cette longévité, et non des moindres: l’impact sur la manière dont sont organisés les soins de santé…
C’est une autre grande leçon du Covid. Il faut changer d’état d’esprit: empêcher les gens de tomber malades plutôt que de les soigner. Nos systèmes hospitaliers ont été conçus pour traiter, pas pour prévenir. La longévité, ce n’est pas la silver economy, ce n’est pas la manière dont on s’occupe des anciens. La longévité, c’est de la prévention, c’est vieillir harmonieusement. C’est la santé dans un large spectre: mental, nutrition, environnement, etc. Prévenir pour être productif plus longtemps: c’est positif pour l’individu, l’économie et la sécurité sociale…
Travailler un tiers de sa vie!
A l’occasion de la venue d’Andrew Scott à NN Connect live, NN a révélé les résultats de l’enquête “Vivre plus longtemps”. Avec Indiville, un bureau de recherche indépendant, elle a interrogé 10.000 Belges sur les adaptations nécessaires pour pouvoir vivre une longue et heureuse vie. Trois conclusions importantes ressortent de cette étude: la manière dont nous travaillons, dont nous structurons notre vie et dont notre système de sécurité sociale fonctionne doit changer. Quelques chiffres sont éclairants. Ainsi, on apprend que seuls 12% des répondants exercent un métier qu’ils pourraient pratiquer jusqu’à 70 ans. La moitié des Belges estiment avoir assez travaillé à 61 ans. Pour eux, le nouvel âge légal de la pension n’est acceptable que s’ils peuvent vivre jusqu’à 100 ans. Totalement surréaliste est la répartition de la vie qui ressort de l’enquête. En moyenne, les Belges veulent passer 16% de leur temps à étudier, 21% à s’occuper de leurs enfants et de la famille et 30% à se détendre ou en pension. Cela ne laisse que 33% de la vie pour travailler. Ce qui suppose de pouvoir financer toute son existence en ne travaillant que pendant un tiers de celle-ci. C’est évidemment intenable…
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