Plongée dans le business de la monarchie britannique
Derrière un train de vie en apparence peu dispendieux, Elizabeth II cache un empire économique: rues commerçantes, immobilier, châteaux mis à mal par la pandémie… Si la famille royale coûte cher au contribuable, elle rapporte aussi beaucoup.
Les plus belles enseignes britanniques, rideau baissé, surplombant les larges pavés des trottoirs déserts. Une enfilade de feux qui passent du rouge au vert, parcourue par quelques rares bus à deux étages. Regent Street, en avril 2020, restera comme l’une des images les plus marquantes du confinement anglais. Comme dans toutes les rues commerçantes du pays, la vie s’est figée pendant trois mois.
A quelques centaines de mètres de là, à Buckingham Palace, ces évolutions sont scrutées avec attention. Quand on arpente Regent Street, du magasin Barbour à l’Apple Store, on ne se doute pas que sa fréquentation affecte les revenus de la reine. Pourtant, le temple du shopping est bien un des actifs – parmi des centaines d’autres – qui financent la couronne britannique.
C’est aussi le cas du quartier Saint James, non loin de là, des jardins de Kensington, ou encore de milliers de mètres carrés de bureaux à la City ou de centres commerciaux dans toute l’Angleterre. En septembre, Dan Labbad, qui gère l’ensemble de ces actifs, expliquait que seuls les deux tiers des loyers commerciaux avaient été encaissés. Dans les immeubles de bureaux de la couronne, seulement 10 à 15% des travailleurs étaient revenus cet été.
Pour ne rien arranger, les palais de Buckingham et de Windsor ont perdu plus des trois quarts de leurs recettes, sous l’effet d’une quarantaine qui a anéanti le tourisme anglais. Il n’en fallait pas plus pour que les tabloïds s’embal- lent: ” La reine va être renflouée par le contribuable “, titrait le Daily Mail fin septembre. Michael Stevens, le gardien des finances de la reine, n’a pas laissé la rumeur enfler. “Nous n’avons aucunement l’intention de demander davantage de fonds publics et nous allons tout faire pour gérer l’impact du Covid en nous efforçant d’être plus efficaces”, a-t-il réagi sur-le-champ.
Ancien député libéral-démocrate, Norman Baker n’est pas étonné de la rapidité avec laquelle Buckingham a étouffé ce départ de feu. ” Les finances, c’est le principal point de vulnérabilité de la famille royale. C’est ce qui explique cette prudence “, observe celui qui a été membre du Privy Council, le comité parlementaire qui conseille la monarchie.
L’impact du “Megxit”
Déjà au début de l’année, les finances royales se sont retrouvées sous les projecteurs, quand Harry et Meghan ont annoncé vouloir vivre de l’autre côté de l’Atlantique et devenir financièrement indépendants. Shocking! La firme Buckingham n’a plus connu telle irrévérence depuis qu’Edouard VIII a abdiqué en 1936 pour épouser l’Américaine divorcée Wallis Simpson. Dans un communiqué, sommet d’euphémisme à l’anglaise, la reine répond: “Nous comprenons leur souhait de prendre une autre voie, mais cela soulève des questions complexes qu’il faudra résoudre”.
Dans ces ” questions “, il est surtout affaire de ” gros sous “. Les époux peuvent-ils représenter la famille royale à temps partiel? Bénéficier d’une subvention de la reine? Que faire de leur résidence de Frogmore Cottage, rénovée à grands frais sur les deniers du contribuable?
Cinq jours plus tard, une réunion de crise se tient à Sandringham, la résidence de vacances des Windsor, autour du prince Charles et de ses deux fils. Face à ce ” Megxit “, Elizabeth II tranche pour un no deal. Un divorce complet, dans lequel Harry et Meghan perdent leurs titres, la subvention royale, tout comme leur job de représentation. Pire encore, les jeunes parents se voient interdire d’exploiter la marque Sussex Royal, dont Meghan voulait tirer une ligne de vêtements ou de cosmétiques.
” Le ‘Megxit’ est révélateur du fait que personne ne rechigne à monétiser la monarchie “, analyse David McClure, auteur du livre The Queen’s True Worth ( Ce que vaut vraiment la reine). Passionné par les finances royales, cet éditorialiste au Guardian a tenté d’évaluer le patrimoine de la reine et le coût de la monarchie, des questions sur lesquelles il regrette un “manque de transparence.”
Même après avoir épluché pendant trois ans des archives jusqu’ici restées confidentielles, il s’en tient à une estimation: ” Les Windsor sont bien plus fortunés que ce qu’ils veulent nous faire croire “, explique-t-il dans son livre. Si le visage d’Elizabeth II s’affiche sur chaque billet de banque, les Anglais en savent peu sur sa fortune. N’ont-ils pas été surpris de la voir figurer, en 2017, sur la liste des Paradise Papers parmi les contribuables ayant caché de l’argent aux îles Caïmans et aux Bermudes?
Dans le classement des grandes fortunes publié chaque année par le Sunday Times, la reine arrive en 372e position, avec un patrimoine estimé 350 millions de livres. Cela fait d’elle l’une des femmes les plus riches d’Angleterre, toutefois loin derrière les grandes fortunes bâties dans le monde des affaires, comme celle de la famille Dyson ou de Richard Branson. Mais cette évaluation est sujette à caution, car elle ne prend pas en compte tous les actifs royaux.
Rembrandt et Léonard de Vinci
Elizabeth II aime montrer qu’elle mène un train de vie peu dispendieux, reflet d’une monarchie qui a été, depuis des siècles, soumise à un contrôle parlementaire strict. N’allez pas chercher du Dior ou du Givenchy dans ses éternels tailleurs colorés: ce n’est pas le genre de la maison. Pour se rendre dans sa résidence de Sandringham à Noël, elle se plaît à prendre le train depuis la gare de King’s Cross à l’heure de pointe, pour la modique somme de 37,60 livres.
Cela n’empêche pas quelques extravagances, comme sa collection de chevaux de course, de grands vins et de vieilles voitures. De son grand-père, elle a hérité d’une collection de timbres qui vaudrait 100 millions de livres. La reine possède une collection privée de peintures, peut-être la plus importante du monde: 7.000 tableaux, 40.000 aquarelles. On y trouve des Rembrandt, des Canaletto, des Vermeer, et, cerise sur le gâteau, un ensemble exceptionnel de 600 dessins de Léonard de Vinci.
Aux visiteurs les plus prestigieux – le couple Obama a eu cette chance -, elle a déjà exposé certains de ses livres d’une valeur inestimable, comme la première copie de La Case de l’oncle Tom. Sans oublier, bien sûr, ses résidences de Sandringham et Balmoral qui lui appartiennent en propre.
Le coeur du ” business ” se situe dans le duché de Lancaster. C’est avec ses revenus qu’Elizabeth entretient la famille royale la plus active d’Europe. La firme Windsor emploie en effet une quinzaine de ” Working Royals ” qui, en échange d’une dotation de la reine, multiplient les visites officielles, soutiennent des organisations caritatives, bref, font rayonner la monarchie.
Ce duché lui est revenu de droit à la mort de son père, George VI, selon un arrangement vieux comme la guerre de Cent Ans: le monarque possède le duché de Lancaster et l’héritier du trône, en l’occurrence le prince Charles, se voit attribuer le duché de Cornouailles.
Aujourd’hui, ces propriétés n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’elles étaient au 14e siècle. Elles comptent encore 18.000 hectares de terres agricoles, mais on y trouve aussi des centres commerciaux, des entrepôts, des bureaux et des quartiers entiers de Londres. Quant aux terres agricoles, leur exploitation est optimisée au point qu’elles figurent encore parmi les premiers bénéficiaires de la politique agricole commune (PAC) au Royaume-Uni.
“Une belle entreprise”
” C’est une belle entreprise, bien gérée, observe David Haigh, PDG de Brand Finance. Depuis les déboires des années 1990, beaucoup de changements sont intervenus. La famille royale a embauché des professionnels de la finance, du marketing, des relations presse pour redresser son image. ” Quelque 500 personnes font tourner le palais aujourd’hui. Pendant 15 ans, de 2002 à 2017, la reine a eu comme grand argentier un ancien associé du cabinet d’audit KPMG, Alan Reid.
Malgré tout, la reine bénéficie d’une subvention de l’Etat pour financer ses obligations officielles. Cette Sovereign Grant est calculée sur les revenus de la couronne britannique, plus connus sous le nom de Crown Estate, un ensemble d’actifs dans lesquels on retrouve Regent Street, mais aussi une myriade de centres commerciaux, d’immeubles de bureaux, de terrains de golf ou d’hippodromes. Derrière le parc de Windsor ou les terres agricoles du Hertfordshire, on trouve la couronne. Et comme, historiquement, il possédait les fonds marins proches des côtes anglaises, le Crown Estate a aussi la main sur l’éolien offshore britannique.
Contrairement à ce que son nom laisse penser, le Crown Estate n’appartient pas à la reine. En 1760, le souverain l’a rétrocédé à l’Etat, en échange de quoi il n’avait plus à assumer les dépenses de l’armée et de la police. Aujourd’hui, Elizabeth II perçoit chaque année 15 à 25% des revenus qu’il dégage, le reste revenant au Trésor britannique. Le montant de la subvention royale a progressé chaque année depuis 2012, pour atteindre 82 millions de livres cette année.
” C’est assez subtil car ceux qui ne connaissent pas bien le mécanisme ont l’impression que la reine rend de l’argent au contribuable. En fait, c’est l’inverse “, pointe Norman Baker. Chaque année, l’utilisation de la Sovereign Grant donne lieu à un rapport qui détaille ses dépenses.
Contrairement aux autres arrangements financiers qui remontent à plusieurs siècles, la Sovereign Grant est récente. En 2012, lorsque George Osborne était chancelier de l’Echiquier, elle a supplanté une liste civile votée par le Parlement, à laquelle s’ajoutaient des crédits budgétaires des ministères. ” Clairement, l’objectif caché était de faire sortir la dotation de la reine du débat politique. Celle-ci s’ajusterait automatiquement chaque année, sans besoin d’un débat au Parlement “, analyse a posteriori David McClure.
Astucieux, mais peu transparent. ” La Sovereign Grant laisse penser que la monarchie anglaise ‘coûte’ autour de 80 millions de livres. En réalité, ce serait beaucoup plus “, poursuit David McClure. On spécule beaucoup sur le coût de la protection de la famille royale, qui n’est pas compris dans cette enveloppe. Il reste confidentiel, officiellement pour des raisons de sécurité. D’après Norman Baker, il avoisinerait 100 millions d’euros.
La sécurité des Royals revient en tout cas suffisamment cher pour que le Canada renonce à accueillir Harry et Meghan. Sous la pression de l’opinion publique canadienne, les Sussex se sont repliés en Californie. Tout compris, la monarchie pourrait coûter jusqu’à 320 millions de livres au contribuable britannique, selon le groupe de pression Republic, favorable à son abolition. Sans doute une fourchette haute.
L’autre défaut de cette Sovereign Grant, c’est qu’elle n’incite pas les Windsor à faire des économies. Elle augmente en période faste mais, légalement, elle ne peut pas diminuer. Ce qui reviendrait à maintenir les appointements de la reine au moment même où les Anglais ressentiraient de plein fouet le choc économique du Covid. Voire à les faire croître, car le gouvernement, avant la crise, avait accepté d’augmenter la dotation pour financer la rénovation du palais de Buckingham. Un symbole dévastateur.
Renforcer le “soft power”
La monarchie britannique aurait un bon ” retour sur investissement “. Mariages princiers, visites diplomatiques, tournées dans le Commonwealth… Tout ceci joue sur le soft power britannique. Qui d’autre que William et Kate peuvent se prévaloir d’avoir attiré plus de 200 millions de téléspectateurs pour leur mariage? La famille royale soutient activement les exportations britanniques, alors que plusieurs membres, à l’instar du prince Andrew et de ses filles, ont endossé le rôle d’ambassadeur du commerce extérieur, consistant à promouvoir les produits britanniques à l’étranger.
Sans compter toutes les PME familiales qui ont acquis une certaine renommée parce que la duchesse de Cambridge s’affichait avec leurs produits, comme les poussettes Out’n’About. Les Windsor contribuent aussi au dynamisme des industries culturelles: une saison de The Crown, la célèbre série de Netflix, coûterait en moyenne 100 millions de livres à produire.
” C’est sûr que, dans l’absolu, ce n’est pas donné d’avoir une monarchie, concède David Haigh, PDG chez Brand Finance, cabinet spécialisé dans l’évaluation des marques. Mais l’économie britannique en tire clairement profit. ” Sa société a calculé que, pour un coût total de 292 millions de livres, soit 4,40 livres par an et par habitant, la firme Windsor rapportait plus de 1,7 milliard aux Britanniques.
Une bonne partie des retombées, plus de 500 millions de livres, proviendrait du tourisme, si l’on inclut les entrées dans les palais royaux, les réservations dans les hôtels ou les restaurants. Là encore, l’effet de mimétisme joue. Un seul séjour de Kate et William à Anglesey a suffi pour faire grimper de 30% les réservations sur l’île galloise.
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