Derrière la colère affichée de Michael O’Leary, le patron de Ryanair, se cache une stratégie redoutable qui pourrait transformer une menace fiscale en opportunité économique. Décryptage d’un coup de maître dans le ciel européen du low-cost.
L’annonce a eu l’effet d’une bombe : Ryanair réduira de 22% sa capacité en Belgique pour la saison hivernale 2026-2027. Concrètement, cela signifie un million de sièges supprimés, vingt liaisons abandonnées (treize à Charleroi, sept à Zaventem) et cinq des dix-huit avions basés à Charleroi qui partiront vers d’autres cieux.
La compagnie irlandaise justifie cette décision par deux hausses fiscales jugées “insensées” : le doublement de la taxe fédérale sur les vols qui passera à 10 euros par passager dès 2027, et le projet de la Ville de Charleroi d’instaurer une taxe communale de 3 euros par passager dès 2026. Et c’est vrai qu’ajouter 13 euros de taxes sur un billet souvent affiché à moins de 30 euros, c’est énorme. Surtout pour une compagnie qui opère sur des marges microscopiques d’environ 1 à 2 euros par passager.
Un bluff ? Pas vraiment
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette menace n’est pas du pur bluff. Au-delà de la colère, c’est même une tactique éprouvée. Ryanair a déjà employé cette stratégie punitive avec succès en Espagne, en Autriche, à Eindhoven, Zaventem et plus récemment en Suède.
Ryanair a multiplié ces annonces ces derniers mois : en France, 13 % de capacité en moins et 750 000 sièges supprimés en raison de taxes “excessives” ; en Allemagne, 800 000 sièges et 24 routes coupées pour protester contre des hausses fiscales ; au Portugal, menace de retrait total des Açores.
Des menaces d’autant plus concrètes qu’O’Leary sait que la Pologne, l’Italie et la Hongrie accueilleraient volontiers les Boeing de Ryanair sans taxes supplémentaires. Il peut donc facilement repositionner ses avions ailleurs. De façon purement mathématique, si le taux de remplissage passe de 95% à 92% à Charleroi, il pourrait devenir plus rentable de déployer ces appareils depuis Budapest ou Varsovie.
Trois coups en un ou le coup de maître stratégique d’O’Leary
Derrière cette annonce tonitruante, Michael O’Leary réalise en réalité trois objectifs simultanés qui transforment une contrainte fiscale en opportunité stratégique :
1. Une pression politique maximale
En agitant le spectre de 1.100 emplois menacés et de 100 millions d’euros de pertes économiques (chiffres avancés par le ministre-président wallon Adrien Dolimont), Ryanair force les décideurs à réagir. Le bourgmestre de Charleroi, Thomas Dermine, se retrouve pris en étau : sa taxe de 3 euros doit rapporter 15 millions d’euros pour renflouer les caisses communales dans le cadre du plan Oxygène, mais elle risque de toucher à la poule aux œufs d’or. Le gouvernement wallon, qui subventionne généreusement l’aéroport, se trouve lui aussi dans une position inconfortable.
2. Un ajustement hivernal stratégique
O’Leary compare ici son offre réduite à celle de l’été, alors que la demande hivernale est naturellement plus faible. C’est, grosso modo, comparer des pommes et des poires.
En d’autres termes, Ryanair profite d’une période structurellement creuse pour réduire sa capacité sans vraiment sacrifier de la rentabilité. Les routes maintenues seront souvent opérées dans le sens inverse, ce qui pour le passager se traduit, au pire, par la suppression d’un vol matinal.
3. La préparation de l’après-guerre en Ukraine
Le troisième avantage est celui qu’on voit peut-être le moins venir: libérer des avions pour l’Ukraine. Car « une fois la guerre en Ukraine terminée, Ryanair aura besoin d’avions supplémentaires pour relancer massivement des vols vers Kiev et Lviv. Il veut être le premier sur place, et donc, il doit libérer des appareils”, explique Wouter Dewulf dans Het Laatste Nieuws. En retirant cinq avions de Charleroi maintenant, O’Leary se positionne pour conquérir un marché gigantesque dès que la situation le permettra. L’Ukraine, avec ses 40 millions d’habitants et son besoin de reconstruction, représente un potentiel colossal pour le low-cost.
Ces coupes libèrent donc de la capacité pour d’autres marchés en croissance. Ryanair, qui vise 300 millions de passagers d’ici 2034, peut ainsi investir dans des hubs émergents sans dilution de ses performances globales.
A ces trois points, on pourrait aussi ajouter deux effets plus indirects : Ryanair renforce au passage son image de défenseur des consommateurs face aux “gouvernements voraces” et envoie un signal aux autres États européens tentés de taxer l’aviation.
Charleroi : une mine d’or qu’on ne quitte pas vraiment
Depuis plus de 20 ans, l’aéroport de Charleroi est un pilier de l’expansion européenne de Ryanair. Avec 18 appareils basés sur place, la compagnie y opère des centaines de vols hebdomadaires vers plus de 100 destinations, transportant environ 4,5 millions de passagers par an.
Charleroi est la base la plus rentable d’Europe pour Ryanair. Pour l’instant, nulle part Ryanair n’opère à un coût aussi bas qu’à Charleroi, notamment grâce aux subventions wallonnes. Et même avec les hausses, la taxation reste inférieure à celles des pays voisins.
Malgré tout le tohu-bohu, personne ne doute donc que les routes rentables seront maintenues et les treize avions restants continueront d’opérer. Pas par bonté d’âme, mais simplement parce que dans le modèle économique de Ryanair, qui repose sur le volume, supprimer des routes rentables équivaut à se tirer une balle dans le pied.
Des conséquences moins dramatiques qu’annoncées
Sur les prix : Certes, les 13 euros de taxes pourraient être répercutés intégralement sur les passagers dès 2027. Et moins d’avions signifie théoriquement des prix plus élevés en fonction de l’offre et de la demande. Sauf que Ryanair garde encore 13 appareils à Charleroi et que les concurrents low-cost Wizz Air et Volotea sont prêts à combler les vides. De quoi assurer une offre suffisante pour éviter l’explosion des prix.
Sur l’emploi : Contrairement aux affirmations alarmistes de Ryanair, l’impact sera limité, voire quasi nul. La compagnie n’emploie directement que quelques centaines de personnes à Charleroi, principalement des étrangers, le reste étant sous-traité.
Avec une perte estimée de 200.000 à 300.000 passagers sur les plus de 10 millions de passagers transportés à Charleroi (exactement 10.504.554 en 2024), on est loin du scénario catastrophe peint par la compagnie. Il n’y a pas là matière à réduire drastiquement les effectifs en bagagerie, sécurité ou check-in. Les équipages – souvent étrangers – déménagent eux simplement avec l’avion.
La réponse politique : un test pour le gouvernement fédéral et wallon
Si le message est limpide (annulez ces hausses ou assumez les conséquences), il y a donc des arguments pour arguer que cette annonce de Ryanair n’est pas une capitulation face aux taxes, mais une offensive masquée remarquablement orchestrée. Puisqu’en transformant une hausse fiscale en crise nationale, O’Leary fait, on l’a vu, a minima, coup triple.
Du côté des politiques par contre, cela s’annonce plus délicat. Et qu’importe si dans les faits les conséquences risquent d’être moins catastrophiques qu’annoncées. Dans la guerre psychologique que mène Michael O’Leary, la perception compte autant que la réalité. Pour preuve les dissensions apparues dès la parution de l’annonce.
Mais pour l’heure, ni Jan Jambon (N-VA), ni Thomas Dermine (PS) n’ont annoncé leur intention de reculer.