Chaque semaine, aux États-Unis, plus de 250.000 courses en taxi ont lieu sans chauffeur au volant. Alphabet, Tesla, Amazon et le géant chinois de l’internet Baidu se livrent une lutte acharnée dans cette activité révolutionnaire.
Après le petit-déjeuner, vous enfourchez votre vélo pour vous rendre dans une ancienne station-service située à proximité. Je dis ‘ancienne’, parce que ces endroits ne serviront plus à faire le plein d’essence. Vous montez dans un bus, qui vous emmène sans chauffeur jusqu’à proximité de votre lieu de travail. Pour parcourir les derniers kilomètres, vous optez pour une voiture autonome ou une trottinette électrique, qui vous attend déjà. Certes, cela implique deux correspondances, mais vous les effectuez en une minute. De plus, les voitures autonomes auront accès aux voies réservées aux bus et aux taxis. Elles rendront la mobilité très efficace.”
Brad Templeton décrit à quoi ressemblera le trajet domicile-travail, dès que les voitures autonomes seront largement répandues. L’Américain a conseillé Waymo, une filiale d’Alphabet, la maison mère de Google, sur les voitures autonomes. Auparavant, il avait fondé en 1989 avec ClariNet le premier site d’actualités commercial, et avait été président de l’organisation de défense des libertés civiles sur internet, l’Electronic Frontier Foundation. Il a également lancé le site Robocars.com.
Un potentiel plus grand que le taxi
“La flexibilité, le faible coût et l’efficacité rendront les voitures autonomes extrêmement performantes, poursuit Brad Templeton. Mieux encore – et personne en Europe ne voudra le croire – les robotaxis pourraient même remplacer en grande partie les transports publics. Un trajet en voiture autonome coûte un tiers de celui effectué avec ta propre voiture, et moins cher qu’un trajet en bus. Peu de gens savent à quel point les compagnies ferroviaires et de bus affichent des pertes énormes. Il est particulièrement coûteux d’entretenir les infrastructures adaptées, et seulement une petite partie est couverte par les abonnements des navetteurs.”
L’expert prévoit que le succès de la voiture autonome commencera avec les entreprises proposant des robotaxis via leur propre application, ainsi qu’avec des services de taxis connus comme Uber et Lyft. À terme, il s’attend à ce que les véhicules autonomes dépassent le secteur du taxi, car leur potentiel est beaucoup plus grand. Alors, les consommateurs achèteront eux-mêmes une voiture autonome, et les entreprises prendront des abonnements auprès de fournisseurs de robotaxis pour leurs employés.
L’avance de Waymo
Qui est en tête dans la course au robotaxi ? Waymo est le leader du marché en Occident, car ses taxis électriques autonomes ont déjà effectué depuis 2021 10 millions de trajets commerciaux. Ce nombre doit encore augmenter fortement dans les années à venir, car l’entreprise étendra son offre l’année prochaine de cinq à huit grandes villes aux États-Unis, et augmentera sa flotte de 1.500 à 2.000 voitures. Ces projets sont le résultat d’un tour de table qui a permis à Waymo de lever 5,6 milliards de dollars à la fin de l’année dernière. La valeur de l’entreprise avait alors été estimée à 45 milliards de dollars.
“Waymo combine des caméras et des capteurs avancés pour la télédétection laser. C’est une technique permettant de calculer les distances avec une grande précision. Waymo travaille depuis des années à l’amélioration de son logiciel pour traiter ces données”, explique Brad Templeton. Les systèmes sont installés dans des voitures existantes. Le coût estimé d’une voiture Waymo est de 150.000 dollars, mais l’entreprise vise à réduire ce prix. Cet automne, elle recevra les premières livraisons de voitures électriques moins chères du constructeur chinois Zeekr.
“La prochaine étape logique semble être d’offrir des trajets Waymo dans Google Maps. Mais Alphabet devra alors s’attendre à un nouveau procès antitrust.”
Waymo est “extrêmement concentrée sur la construction d’une activité durable, a déclaré récemment sa co- CEO Tekedra Mawakana à CNBC. Il existe une voie vers la rentabilité.” Brad Templeton en est lui aussi convaincu. “Après des années de tests, la technologie est prête et le modèle économique est évolutif. Vient maintenant une grande expansion et, comme toujours avec la technologie, Waymo pourra réduire considérablement les coûts dans les années à venir.”
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Sur la glace fine
Brad Templeton note qu’une intégration de Waymo dans d’autres produits de Google est possible. La planification d’itinéraires du service de cartographie populaire Google Maps prend déjà en compte, dans de nombreux endroits, les taxis, vélos et trottinettes en libre-service. “La prochaine étape logique semble être d’offrir également des trajets Waymo dans Google Maps. Mais si Waymo reste le leader du marché, Alphabet devra s’attendre à un nouveau procès antitrust”, affirme Brad Templeton. Google Maps est utilisé chaque mois par plus d’un milliard de personnes. Combiner ces services donnerait à Google un avantage déloyal sur ses concurrents du marché du robotaxi.
Plusieurs procès sont déjà en cours contre le géant technologique, notamment pour concurrence déloyale liée à Android et à la publicité. Le démantèlement d’Alphabet est un scénario qui a déjà été évoqué à plusieurs reprises.
Le problème Tesla
Alphabet n’est pas le seul géant de la tech à avoir jeté son dévolu sur le marché du robotaxi. Tesla et Amazon s’y intéressent également. Elon Musk, le CEO de Tesla, promet depuis 2019 aux conducteurs que les voitures Tesla équipées du pack Full Self-Driving pourront devenir autonomes après une mise à jour logicielle. Cela permettrait à Tesla, d’un seul coup, de disposer du plus grand réseau de robotaxis, puisque les propriétaires de Tesla pourraient proposer leur voiture comme taxi lorsqu’ils ne l’utilisent pas.
Mais la plupart des experts, y compris Templeton, restent critiques. “Tesla a une douzaine de voitures qui circulent dans une zone de test strictement fermée près de son siège à Austin, au Texas. Sur la banquette arrière, un employé de Tesla est présent pour pouvoir arrêter la voiture à tout moment. Des vidéos apparaissent régulièrement montrant la voiture commettre des erreurs critiques, comme rouler dans la mauvaise direction. Cela illustre à quel point Tesla a du retard sur Waymo”, affirme Brad Templeton. “De plus – aussi fort qu’Elon Musk essaie de convaincre ses actionnaires du contraire – rien ne garantit que Tesla atteindra un jour le niveau de sécurité requis avec ses voitures actuelles. Alors que ses concurrents combinent divers outils technologiques pour permettre des trajets sûrs, Tesla s’appuie uniquement sur des caméras et l’intelligence artificielle.”

Une étape trop loin
Brad Templeton croit davantage en la stratégie de l’autre géant technologique, Amazon. Ce qui est unique dans l’approche de Zoox, la division d’Amazon dédiée aux robotaxis, c’est qu’elle a directement commencé avec un minibus conçu sur mesure, plutôt que d’équiper un modèle existant de technologies permettant la conduite autonome. L’usine de Zoox, en Californie, devrait pouvoir produire chaque année 10.000 véhicules autonomes d’ici 2027.
“Bien que ce chiffre ne soit pas public, il est certain qu’Amazon dépense beaucoup d’argent pour son modèle, explique Brad Templeton. Zoox croit à l’avantage d’un minibus entièrement conçu pour transporter des passagers sans chauffeur. Je pense que c’est une bonne approche, mais seulement à un stade ultérieur. Amazon n’a encore aucun véhicule sur la route. Il s’agit donc surtout de tester et d’améliorer la technologie, et d’élargir le service. Amazon a encore largement le temps de s’imposer, mais il commence avec un retard. L’ensemble de l’industrie s’attend d’ailleurs à ce qu’Amazon utilise finalement ses minibus pour livrer des colis à domicile, mais pour l’instant, l’entreprise reste très discrète à ce sujet.”
“La Belgique veut jouer un rôle clé”
Sur les routes belges, les voitures autonomes sont interdites. Mais cela pourrait bientôt changer. La Belgique veut “jouer un rôle clé dans les véhicules autonomes, en mettant l’accent sur les véhicules électriques publics et partagés”, a déclaré le mois dernier le ministre fédéral de la Mobilité, Jean-Luc Crucke (MR), dans les colonnes de L’Avenir, après que Tesla a demandé une autorisation pour faire circuler des voitures autonomes sur les routes belges. Il a renvoyé l’entreprise automobile vers les Régions : bien que le code de la route relève de la compétence fédérale, la licence doit être demandée aux Régions.
La domination chinoise
Le numéro deux mondial du robotaxi est l’entreprise technologique chinoise Baidu, connue en Occident principalement pour son moteur de recherche, alternative à Google. Baidu Apollo, la division qui développe les voitures autonomes, fait circuler depuis 2015 des BMW Série 3 modifiées en mode autonome dans les rues de Pékin. Sa méthode est comparable à celle de Waymo. Aujourd’hui, la flotte se compose de plusieurs modèles, généralement fabriqués en Chine. En mai, la flotte de 1.000 véhicules avait déjà effectué plus de 11 millions de trajets dans 15 villes chinoises.
“Les chiffres que Baidu communique sont impressionnants mais, comme souvent avec les entreprises chinoises, il y a peu d’informations pour vérifier les progrès réels. Lorsqu’une Tesla ou une Waymo commet une erreur, cela fait les gros titres et des vidéos apparaissent en ligne. Cela n’arrive pas à Baidu. L’année dernière, l’entreprise a lancé la R6, un robotaxi, comme celui de Zoox, entièrement conçu sur mesure, et qui ne coûterait que 30.000 dollars par voiture.”
Brad Templeton prévoit que Baidu deviendra un acteur majeur en Chine, en Afrique et en Amérique du Sud mais, si l’entreprise chinoise en décide ainsi, l’Europe figurera également parmi ses priorités. L’application américaine de taxis Lyft a récemment annoncé une collaboration avec Baidu pour déployer dès l’année prochaine une flotte de robotaxis dans des villes d’Allemagne et du Royaume-Uni. Baidu fournira les véhicules et Lyft gérera la plateforme, la logistique et le service clientèle. Les villes concernées et le nombre de taxis restent inconnus, mais les prochaines années verront le déploiement de milliers d’entre eux. »
Les services de taxis européens
Y a-t-il aussi des acteurs européens qui veulent une part du gâteau ? Selon Brad Templeton, le candidat le plus crédible est Volkswagen, qui mène des tests avec Uber à Hambourg, Munich et Austin. Moia, une filiale de Volkswagen, s’est spécialisée dans la technologie autonome. Dès l’année prochaine, le groupe allemand souhaite proposer ses premières courses commerciales via Uber, mais on ignore encore à quelle échelle cela se fera.
Notre interlocuteur s’attend à ce que les entreprises européennes affrontent en priorité la concurrence des acteurs chinois. “Pour les entreprises américaines, il est actuellement plus rentable de se développer aux États-Unis. Le potentiel y est encore très important. La réglementation européenne est complexe et l’électricité y est également plus chère.”
“C’est encore calme autour des robotaxis en Europe, précise encore Brad Templeton. Les États-Unis ont une loi qui interdit les logiciels chinois dans les voitures, ce qui exclut Baidu de ce marché. Mais il reste à voir ce que feront les pays européens et s’ils autoriseront leurs entreprises à tester la technologie afin de perfectionner le logiciel. Ce qui est certain, c’est que l’industrie automobile allemande a déjà expérimenté de près ce dont sont capables ses concurrents chinois.”
Sebastien Marien
Pionnier dans l’écurie d’Alphabet
Depuis 2009, lorsque le projet s’appelait encore Project Chauffeur, Waymo fait partie du segment Other Bets d’Alphabet. Celui-ci regroupe également de nombreuses autres entreprises expérimentales et pionnières, comme Verily, une société de recherche biologique, et Wing, un fabricant de drones. En juillet, Alphabet a annoncé un chiffre d’affaires de 96,43 milliards de dollars au deuxième trimestre, au-dessus des prévisions des analystes. Other Bets y a contribué à hauteur de 373 millions de dollars, soit 8 millions de plus qu’un an auparavant. Le segment a cependant enregistré une perte de 1,25 milliard de dollars.