Paul Vacca
L’inestimable légèreté de l’effet Dunning-Kruger
C’est lui qui nous donne des ailes et nous transforme instantanément en experts. Lui, c’est l’effet Dunning-Kruger, appelé aussi “biais de sur-confiance”, qui met en exergue le fait que l’ignorance produit souvent plus de sûreté de soi que la connaissance.
C’est lui qui nous donne des ailes et nous transforme instantanément en experts. C’est lui encore qui nous fait croire que nous pouvons être de meilleurs ministres, sélectionneurs de football ou même joueurs de tennis que ceux qui sont en place. C’est lui, enfin, qui nous fait penser qu’on a réussi un examen alors qu’on l’a raté ou alors qu’on l’a raté alors qu’on l’a réussi. Lui, c’est l’effet Dunning-Kruger, appelé aussi “biais de sur-confiance”, qui met en exergue le fait que l’ignorance produit souvent plus de sûreté de soi que la connaissance.
Cette idée contre-intuitive a été confirmée par deux chercheurs en psychologie, David Dunning et David Kruger, qui en 1995 ont pris pour cobayes un panel d’étudiants de l’université Cornell. Ils ont constaté que les personnes visiblement peu qualifiées sur un sujet avaient le sentiment d’être très compétentes alors qu’à l’inverse, les plus expertes avaient tendance à douter de leurs propres connaissances. Les chercheurs sont ainsi parvenus à modéliser le phénomène dans le temps par rapport à la courbe d’apprentissage : dès les premiers acquis dans un domaine, la confiance atteint des sommets – c’est le premier stade dit de la “montagne de la stupidité”. Puis à mesure que l’on creuse le sujet, la confiance s’effrite ; on traverse alors la ” vallée de l’humilité “.
C’est souvent en ignorant que c’était impossible que certains y sont arrivés.
Les deux chercheurs ont réussi à mettre à nu le mécanisme de ce biais, moins paradoxal qu’il y paraît finalement : lorsque nous sommes ignorants sur une matière, nous ignorons précisément l’étendue de notre ignorance. Il est dès lors facile de se surestimer. Alors que celui qui est mieux renseigné a, au contraire, conscience de la vastitude du thème et des limites subséquentes de sa propre connaissance.
Ce biais constitue un outil idéal pour comprendre ce qui a motivé la génération spontanée “d’experts” qui, à la faveur de la crise sanitaire, a fleuri sur les réseaux sociaux et dans nos bulles sociales respectives – la prolifération des fameux “je-ne-suis-pas-médecin-mais…”. Avec quelques petites notions en épidémiologie glanées ici ou là dans un océan d’ignorance, on peut sans peine passer, à nos propres yeux surtout, pour un expert.
Depuis, l’effet Dunning-Kruger s’est transformé pour certains en détecteur magique de faux experts. Mais, tout occupés qu’ils sont à fustiger ce syndrome chez les autres, ces gens ne se rendent pas compte qu’ils en sont parfois les premières victimes. Assez ironiquement, dans leur utilisation de l’effet Dunning-Kruger, ils font eux-mêmes preuve de sur-confiance et d’ignorance. Sur-confiance, car l’effet identifié par nos deux scientifiques ne prétend nullement statuer sur ce que serait ou pas la compétence ou l’expertise : il s’attache tout simplement à décrire notre sentiment de confiance par rapport à celle-ci.
Ignorance, car nous ne percevons pas ce que cette “incompétence qui s’ignore” peut également avoir de positif. A quoi ressemblerait un monde où seuls les experts certifiés auraient voix au chapitre ? Ce serait d’une uniformité et d’un ennui abyssal. Que deviendraient l’esprit d’entreprise, le goût du risque, le sens de l’innovation, la sérendipité, sans l’excès de confiance que procure parfois l’ignorance ? Alors, bien sûr, l’effet Dunning- Kruger, c’est le fameux ” con qui ose tout ” selon Michel Audiard. Mais c’est aussi l’énergie primesautière de l’inconscience à la base de ces si nombreuses success-stories qui ont mis en échec les pronostics des experts en expertise. Car c’est souvent en ignorant que c’était impossible, que certains y sont arrivés.
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