Le livre – témoignage de Jérôme Kerviel, l’homme des 4,9 milliards d’euros disparus à la Société générale, est paru ce mercredi 5 mai, alors que son procès commence le 8 juin prochain. Nous vous proposons des extraits du chapitre 5, qui débute quand l’humble “assistant trader” fait son entrée dans la caste des vrais traders.
Le livre – témoignage de Jérôme Kerviel, l’homme des 4,9 milliards d’euros disparus à la Société générale, est paru ce mercredi 5 mai, alors que son procès commence le 8 juin prochain. Nous vous proposons des extraits du chapitre 5, qui débute quand l’humble “assistant trader” fait son entrée dans la caste des vrais traders.
“Le passage au métier de trader m’a intellectuellement changé. J’y ai connu d’autres personnes, appris d’autres pratiques, découvert la réalité quotidienne d’une grande banque, avec ses lumières et ses zones d’ombre. Mes journées, déjà très lourdes, sont devenues trépidantes. Bientôt je m’habituerais à passer des centaines d’ordres quotidiens pour des montants dont la conscience m’échapperait peu à peu. J’approfondirais ma connaissance du jargon des salles de marché, fait d’un étrange sabir d’américain francisé, jusqu’à ce qu’il passe dans mon propre langage ; je me surprendrais à ne plus dire de quelqu’un qu’il a vendu une voiture, mais qu’il l’a yourzée, et je n’achèterais plus un DVD, je le lifterais. Je ne l’ai pas saisi sur le moment ; mais en ce matin de janvier 2005, j’ai accosté dans un pays qui possède son langage, ses lois et ses coutumes, ses héros et ses bannis, ses maîtres et ses serviteurs, et bien sûr sa monnaie : des chiffres qui apparaissent sur un écran, circulent à travers la planète à la vitesse de la lumière, et où quelques millièmes de seconde changent tout. Avec le recul, et sans même songer aux événements qui m’en ont exclu, je suis heureux de ne plus compter au nombre de ses citoyens.
Je passais plus de temps que mes collègues devant mon ordinateur, par désir de comprendre, de bien faire, de ne pas laisser filer une opportunité. Dans le peu de temps qui me restait, on m’avait fait comprendre que je devais me rapprocher des autres, sortir avec eux afin de m’intégrer à l’équipe. Le peu de vie personnelle qui me restait a rapidement disparu. Mon temps, qui était déjà voué à la Société Générale, est devenu enchaîné à elle. Je songeais d’autant moins à m’en plaindre que j’étais demandeur, et heureux de ma réussite. Ma vie privée en a subi les conséquences. Ce nouveau travail nous a conduits, mon amie et moi, à nous éloigner, puis à nous séparer sans crise, sans éclat. Simplement la femme qui m’avait aimé et que j’avais aimée plus que tout ne me reconnaissait plus tandis qu’elle-même me devenait étrangère. Je me sentais glisser vers quelque chose qui ne me ressemblait pas sans pouvoir me retenir.”
[ … ]
“Le 7 juillet 2005, je décidai de me jeter à l’eau et réalisai une première grosse opération qui permit à la banque d’empocher en quelques heures un gain de 500 000 euros; une operation, à haut risque, malgré les calculs dont je l’avais entourée. Elle se déroula durant les attentats de Londres qui, en une heure, virent quatre bombes éclater dans le métro, coûtèrent la vie à cinquante-six personnes et en blessèrent près d’un millier. Ce matin-là, ma joie de réaliser de tels gains le disputa au malaise qui m’envahit. J’avais, ni plus ni moins, fait gagner une fortune à la banque grâce au malheur d’innocents; expérience douloureuse des rapports étranges qu’entretient le monde de la finance avec celui, bien réel, dans lequel vivent les citoyens.”
Trends.be, L’Expansion.com