Paul Vacca
Le “bullshit managérial” et la “zone de confort”
De plus en plus souvent, la notion de “zone de confort” est frappée d’un triple discrédit: elle est conceptuellement faible, empiriquement invalide et philosophiquement néfaste. “bullshit managérial”
“Zone de confort: en sortir.” Voilà comment Flaubert aurait pu utilement ajouter une référence à son Dictionnaire des idées reçues s’il avait vécu aujourd’hui, tant elle est omniprésente dans les manuels de management ou les statuts LinkedIn. Au point d’atteindre le statut de dogme dans le catéchisme managérial, de principe aussi irréfutable que la poussée d’Archimède: pour réussir, vous “devez” sortir de votre zone de confort.
Dans un article passionnant sur son blog intitulé Chroniques managériales, publié sur le site du quotidien suisse Le Temps, Christophe Genoud passe ce dogme au crible et révèle la nature illusoire de ce concept. Le consultant en management et en organisation en appelle même à dynamiter cette notion. Non seulement, parce qu’il s’agit d’une construction intellectuelle fallacieuse mais parce qu’elle a des conséquences désastreuses sur les individus au sein des organisations (ou dans leur vie personnelle).
Pour commencer, Christophe Genoud déconstruit ce beau schéma selon lequel il faudrait à tout prix s’extraire – à titre privé ou professionnel, on mélange souvent les deux – de notre zone de confort, protectrice et ronronnante, pour atteindre notre “zone de grandeur” non sans avoir traversé une “zone de peur” puis une “zone d’apprentissage”. L’auteur montre qu’il s’agit là d’une jolie fiction, un écho aux affres de Dante qui lui-même a retrouvé la félicité (et sa Béatrice) après avoir franchi les portes de l’Enfer et les nimbes du Purgatoire.
Or, cette notion de zone de confort ne possède rien de scientifique si ce n’est un emprunt hasardeux et paresseux à des travaux menés en 1908 par deux éthologues animaliers béhavioristes (R.M Yerkes et J.D. Dodson de l’Université de Harvard) à partir d’expériences conduites sur des rongeurs, puis sur des poulets. Cela n’a pas empêché cette notion de zone de confort de s’installer confortablement dans la doxa entrepreneuriale et les bibles de management bien qu’aucune étude empirique n’en ait jamais véritablement attesté la validité.
Une pure construction théorique, donc, qui se révèle non seulement fausse mais nocive. Fausse parce qu’elle postule que les individus seraient par essence peureux, paresseux et rétifs au changement. Si nous étions tous si ataviquement conservateurs, s’interroge Christophe Genoud, comment dès lors expliquer les nombreuses mutations constatées ces dernières années dans le monde de l’entreprise? Cette théorisation est de surcroît nocive parce qu’elle légitime une forme de management brutal, basiquement béhavioriste, qui ne voit le dépassement de chacun que dans la contrainte, la déstabilisation ou le choc. Avec les conséquences que l’on ne connaît que trop: l’augmentation de la souffrance au travail, le stress, le burn-out…
Bref, cette notion de zone de confort (et le récit qui en est tiré), nous prouve Genoud, est frappée d’un triple discrédit: elle est conceptuellement faible, empiriquement invalide et philosophiquement néfaste. Pourtant, constate l’auteur avec lucidité, cela n’a pas empêché et n’empêchera pas malheureusement sa prolifération: les invocations à “sortir de sa zone de confort” ne sont pas près de disparaître. Car celles-ci font désormais partie de ce qu’il appelle le “bullshit managérial”. A la manière des fake news, il s’agit là d’une forme de discours imperméable aux notions de vrai ou de faux, agissant comme un puissant lien social pour ceux qui y adhèrent. Ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas chercher à le dynamiter. Mais pour cela, à notre sens, un autre défi dantesque nous attend: celui qui consiste à sortir de la zone de bullshit.
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