Paul Vacca
L’aberration économique de la salle de cinéma
Comment se fait-il qu’en 2019 certains prennent encore leur voiture, cherchent une place de parking, font la queue, choisissent leur siège, se trouvent assis au milieu d’inconnus, subissent les mastications de pop corn, les tunnels de publicités et de bandes-annonces pour voir… un film?
En théorie, elle devrait avoir totalement disparu. Comment se fait-il qu’en 2019 certains prennent encore leur voiture, cherchent une place de parking, font la queue, choisissent leur siège, se trouvent assis au milieu d’inconnus, subissent les mastications de pop corn, les tunnels de publicités et de bandes-annonces pour voir… un film ? Alors qu’il leur suffirait de presser la touche lecture de Netflix ou Amazon Prime pour avoir accès à une offre pléthorique sans bouger de leur sofa.
La survie de la salle de cinéma est une aberration économique, un freakonomics à elle toute seule. Une incongruité qui représente tout de même plus de 200 millions de tickets vendus en France et plus de 11 milliards de dollars d’encaissement aux Etats-Unis en 2018. Sans compter la Chine dont le parc ne cesse de croître et qui possède désormais plus de salles qu’aux Etats-Unis.
Au passage, cette résilience de la salle de cinéma égratigne trois dogmes bien implantés dans la doxa de la nouvelle économie. D’abord, c’est le dogme de la praticité qui prend un sacré coup : le rituel chronophage de la sortie au cinéma est en lui-même un démenti formel à la dictature de la commodité qui voudrait que l’on s’oriente toujours vers la solution la plus simple et que l’on choisirait systématiquement ce qui est à portée de clic. Ensuite, c’est le dogme du prix comme facteur déterminant de nos décisions qui est à repenser car, sinon, comment expliquer que des millions de spectateurs paient encore une place de cinéma peu ou prou l’équivalent d’un mois d’abonnement à une offre streaming ? Et enfin, cela déboulonne encore une fois le dogme darwiniste du grand remplacement numérique de la salle de cinéma par le streaming puisqu’on constate aujourd’hui que les deux secteurs progressent concomitamment. Le récit de la disparition de la salle relève plus d’un élément de langage lobbyiste – et notamment de la part de Netflix, on aura l’occasion d’y revenir -, surjouant l’opposition entre le streaming et la salle de cinéma comme un survival movie. Les études montrent une autre réalité économique : ceux qui se déplacent en salle sont également ceux qui consomment les services de streaming. C’est streaming et cinéma, pas l’un ou l’autre.
Ce n’est pas tant la dramaturgie au coeur du film qui prime que celle qui entoure sa sortie.
Mais le miracle de la survie de la salle de cinéma s’explique surtout par des mutations. La plus visible étant celle des salles avec leur course technologique (écrans géants, numérisation 4K, Imax, design sonore, confort, 3D et maintenant 4D même) vues par les exploitants comme des avantages concurrentiels décisifs ou des plus – produits par rapport à l’offre streaming par essence confinée à la maison. Et de fait, les salles dans leur majorité visent à être ” suréquipées ” – comme on dit dans les publicités pour voitures – engagées dans une course inflationniste à la technologie pour produire une ” expérience bigger than life “.
Mais plus déterminante encore est la mutation que les films eux-mêmes ont subie : eux aussi sont aujourd’hui ” suréquipés “. Technologiquement par leur débauche d’effets spéciaux bien sûr, mais surtout narrativement. Car si aujourd’hui le spectateur fait l’effort de se déplacer dans une salle, alors qu’il possède une pléthore de films à portée de clic, c’est qu’il veut non pas simplement voir un film mais participer à un événement.
Et de fait, ce n’est pas tant la dramaturgie au coeur du film qui prime que celle qui entoure sa sortie. L’exemple de Avengers : Infinity War est particulièrement éloquent. Si sa dramaturgie à l’écran tient sur un post-it, celle qui a accompagné sa sortie est, en revanche, d’une très grande sophistication. Le point commun entre des films aussi différents que Black Panther, Pas un bruit, Get Out, Le Grand Bain, A Star is Born ou Young Rich Asians – le hit surprise en salle qui a failli tomber dans l’escarcelle de Netflix -, c’est leur capacité à générer une dramaturgie autour d’eux : une alchimie sociale. Cela explique la fracture de plus en plus forte où une poignée de films truste la quasi-totalité des recettes. Comme pour les fortunes, la logique du 1% semble s’appliquer aussi au cinéma où seule une minorité accède au statut ultra- privilégié de film-événement.
Et, parfois, le miracle se produit. Quand la dramaturgie du film est aussi réussie que celle qui se développe autour du film. C’est dans cette équation que l’on voit parfois encore s’exprimer la légendaire magie du cinéma.
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