Paul Vacca

La pandémie et le crime parfait

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Les connaissances occasionnelles sont tout aussi déterminantes pour notre bien-être social que la famille, les partenaires amoureux ou les amis les plus intimes.

Dans un très bel article paru en janvier dernier dans le mensuel américain The Atlantic, la journaliste Amanda Mull met le doigt sur ce que la pandémie a vraiment subtilisé dans nos vies. C’est en visionnant un épisode de la série Emily in Paris qu’elle a eu la révélation. Une scène anodine – et même assez mauvaise de son propre aveu – où les protagonistes se mêlent aux gens dans un bar bondé pour suivre un match à la télévision. Le manque qu’elle a soudain ressenti n’était pas le simple fait de partager le sport à la télévision avec des amis. Non, c’était surtout le fait de vivre cette expérience au milieu d’inconnus qui vibrent pour la même chose.

Les connaissances occasionnelles sont tout aussi déterminantes pour notre bien-être social que la famille, les partenaires amoureux ou les amis les plus intimes.

On s’est tous beaucoup focalisés sur le fait que la pandémie nous a dérobé des instants précieux en famille ou avec des amis proches. Evidemment, ces instants manquent cruellement. Mais nous avons réussi à conserver peu ou prou une forme de lien grâce à des rencontres ponctuelles ou en échangeant par téléphone, via les réseaux sociaux ou par visioconférence. En revanche, cette personne qui vibre à l’unisson dans un bar sans que l’on puisse mettre un nom sur elle, que nous ne connaissions pas quelques minutes avant et que nous aurons certainement oubliée quelques minutes plus tard, la pandémie nous en a totalement privé.

Comment définir d’ailleurs ce type de personne? En fait, elle appartient à une catégorie que le sociologue Mark Granovetter, professeur de sociologie à Stanford, a définie en 1973 sous le terme générique de “liens faibles” (weak ties). Cela comprend toute une série de gens qui, sans être des inconnus, ne sont pas non plus des intimes. Soit que vous les rencontriez par hasard, soit que vous les voyiez rarement, soit qu’ils peuplaient votre quotidien mais à l’arrière-plan, comme dans un décor. C’est la personne que vous croisez quotidiennement à la salle de gym, le serveur qui vous apporte votre café dans votre bar favori, quelqu’un à qui vous dites régulièrement bonjour dans l’ascenseur. Mais cela peut tout aussi bien être des gens qui étaient avec vous lors d’un concert, dans une salle de cinéma ou pour un match retransmis dans un café.

Pas essentiel? De fait, nous avons globalement admis l’idée que seules les relations intimes constituaient la clef de notre bien-être social. Or, les recherches de Granovetter l’ont conduit à une conclusion déjà révolutionnaire à l’époque mais qui l’est peut-être encore plus encore aujour-d’hui, dans une période où nous vouons un culte à la profondeur et à l’authenticité: les connaissances occasionnelles – ces liens faibles et parfois même superficiels – sont tout aussi déterminantes pour notre bien-être social que la famille, les partenaires amoureux ou les amis les plus intimes.

Ces liens faibles sont notre véritable excipient social. Là où les relations de notre cercle intime nous maintiennent précisément dans un cercle, ils nous permettent en effet de sortir de cette seule dimension tribale. Or, cet espace restera toujours le point aveugle de nos pratiques numériques. Des outils comme Zoom sont parfaits pour entretenir des relations étroites et identifiées, pas pour donner vie à ces relations informelles. Celles-ci ne peuvent prendre corps que spontanément dans l’espace analogique. Celui du bazar et de la nécessité des bureaux, des cafés, des stades, des cinémas, des théâtres, des salles de concert ou même des boîtes de nuit… C’est leur trésor caché.

La pandémie a réussi le crime parfait: faire main basse sur un butin que nous n’avions pas conscience de posséder. Vivement que ces lieux rouvrent pour que nous en reprenions possession.

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