“Je pense que nous sommes dans une bulle, et que beaucoup de gens vont perdre beaucoup d’argent.” L’avertissement ne vient pas d’un quidam sur un forum ou d’un stratégiste aigri d’avoir raté la récente envolée, mais de Bret Taylor, président d’OpenAI.
Cette récente intervention de Bret Taylor fait écho à la mise en garde formulée en août par son collègue Sam Altman, cofondateur et CEO d’OpenAI. Cela n’a pourtant pas empêché l’entreprise de multiplier les annonces ces dernières semaines, avec deux contrats d’approvisionnement massifs en puces d’IA conclus avec Nvidia, qui domine largement le marché, et AMD, son principal rival.
L’ampleur de ces accords se mesure non pas en nombre de puces, mais en équivalent énergétique avec comme unité de mesure le gigawatt (GW), soit quasiment la puissance d’un réacteur nucléaire moderne. Ils totalisent respectivement 10 et 6 GW, correspondant à un investissement estimé à quelque 800 milliards de dollars.Et ce n’est pas tout. OpenAI a également signé un contrat de 300 milliards de dollars avec Oracle. Au total, le concepteur de ChatGPT a pris des engagements qui dépassent largement les 1.000 milliards de dollars, alors qu’il ne génère, aux dernières nouvelles, qu’environ 12 milliards de chiffre d’affaires pour 5 milliards de pertes annuelles.

Ce n’est pourtant pas cette démesure qui inquiète le plus Sam Altman, mais bien la complaisance des investisseurs. “Lorsqu’une bulle se forme, même les esprits brillants finissent par s’emballer pour une idée juste au départ”, observe-t-il. Autrement dit, il est convaincu que l’IA transformera nos vies, mais estime que les investisseurs ont perdu toute proportion en injectant des milliards dans des start-up qui n’ont parfois que “trois personnes et une idée”.
Une allusion à peine voilée à Safe Superintelligence, créée par Ilya Sutskever, cofondateur et ex-directeur scientifique d’OpenAI, ainsi qu’à Thinking Machines, fondée par l’ancienne directrice technique de la société, Mira Murati.
Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, tenait un discours similaire la semaine dernière, dénonçant l’excitation des investisseurs qui ne distinguent plus les bonnes des mauvaises idées.
Rentabilisation des investissements
Du côté des stratégistes, les inquiétudes sont bien présentes également, même si le discours se veut plus mesuré face aux rendements enregistrés. Pour Christoph Berger, chief investment officer en actions européennes chez Allianz GI, “les investissements actuels dans l’intelligence artificielle (IA) soulèvent des questions : porteront-ils leurs fruits et offriront-ils, à long terme, des rendements réellement attractifs ? Il n’est pas exclu que les bénéfices futurs de cette technologie soient plus largement partagés et que la vague actuelle d’investissements ne produise pas les retombées à long terme espérées par les entreprises annonçant ces vastes plans de dépenses.”
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En d’autres termes, les hyperscalers – ces géants du cloud qui construisent aujourd’hui de nouveaux centres de données pour faire tourner l’IA – parviendront-ils à rentabiliser leurs investissements colossaux ? Après avoir dépensé 217 milliards de dollars en 2024, soit trois fois plus qu’en 2019, Meta, Alphabet, Amazon et Microsoft devraient à eux seuls investir 338 milliards de dollars en 2025 et 409 milliards en 2026, selon les données de Bloomberg.
Un trou de 800 milliards de dollars
A priori, ces dépenses massives n’ont encore eu que peu d’impact sur les résultats, les quatre géants ayant annoncé des profits trimestriels record, avec une hausse de leur bénéfice net comprise entre 19 et 36%. En revanche, si l’on observe le cash-flow libre, qui reflète les flux de trésorerie dégagés par les activités diminués des investissements, la tendance est tout autre (voir graphique “Les cash-flows chutent”).

Et ce n’est sans doute pas terminé : Microsoft a représenté à lui seul 63% du cash-flow libre des quatre groupes au deuxième trimestre, mais le géant de Redmond prévoyait d’augmenter ses investissements trimestriels de 17 à 30 milliards de dollars dès l’été.
Cette chute du cash-flow libre est tout sauf anodine. Elle représente en quelque sorte la croissance bénéficiaire que ces entreprises devront générer dans les années à venir pour compenser l’amortissement progressif de leurs investissements dans les centres de données et l’IA. Or, les rares indicateurs de marge disponibles ne sont guère encourageants.
Oracle, par exemple, a connu un coup de mou en Bourse la semaine dernière après que le média spécialisé The Information a révélé que ses activités liées à l’IA (location de serveurs) n’avaient dégagé qu’une marge brute de 14% au dernier trimestre, très loin de la moyenne du groupe (67%).
Plus globalement, David Crawford et Anne Hoecker, du cabinet Bain & Company, estimaient récemment que l’industrie de l’IA accuserait d’ici 2030 un déficit de revenus de quelque 800 milliards de dollars sur les 2.000 milliards nécessaires pour couvrir les investissements prévus.
Valorisations tendues
Face à ces perspectives incertaines pour les leaders des marchés mondiaux, une question s’impose : les Bourses sont-elles en train de gonfler une bulle qui dépasse largement le seul périmètre de l’IA ? “Les marchés américains affichent des valorisations élevées, et certains multiples cours/ventes dépassent désormais des sommets historiques”, observe ainsi Christopher Dembik, conseiller en stratégie d’investissement chez Pictet AM.
Wall Street se négocie aujourd’hui à 23,5 fois les bénéfices prévus pour les 12 prochains mois, soit un rendement bénéficiaire de 4,25%, à peine supérieur à celui des bons du Trésor américain à 10 ans (4,15%). En d’autres termes, l’investissement en actions n’offre plus de prime de risque immédiate : la rémunération du risque ne viendra qu’à long terme, à condition que la croissance reste au rendez-vous.
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Une situation qui n’est pas sans rappeler la bulle internet de la fin des années 1990. Le ratio CAPE, un indicateur cours/bénéfice lissé sur 10 ans mis au point par le prix Nobel d’économie Robert Shiller, flirte désormais avec les 40, soit un niveau très proche du record historique de 44,2 atteint en décembre 1999 – juste avant l’éclatement de la bulle.

“New normal”
Sur les marchés, certains évoquent une new normal (nouvelle normalité), où “les valorisations élevées seraient justifiées par l’adoption rapide de l’IA, les gains de productivité dans plusieurs secteurs, l’abondance de liquidités et les flux financiers massifs vers les nouvelles technologies”, explique Christopher Dembik.
Le spécialiste de Pictet AM formule toutefois deux réserves. Selon lui, les niveaux de valorisation actuels ne peuvent être jugés légitimes que s’ils reposent sur une amélioration durable des fondamentaux, tels que la croissance des bénéfices ou la productivité, ce qui reste à confirmer. Par ailleurs, plusieurs facteurs soutenant ces valorisations élevées pourraient évoluer, notamment en cas de reprise de l’inflation, qui ferait grimper le coût du capital.
Christopher Dembik estime qu’il n’existe probablement pas encore de bulle généralisée sur les marchés, mais que la marge de sécurité demeure limitée. En d’autres termes, la poursuite de la forte hausse des derniers mois ou un ralentissement économique plus marqué pourrait rapidement fragiliser l’environnement boursier.
Point de non-retour
Sam Desimpel, managing partner chez Top Tier Access, se montre encore plus catégorique, estimant que le point de non-retour pourrait avoir été atteint. “Chaque crise a son signe annonciateur, une transaction démesurée au sommet du cycle. Le rachat d’Electronic Arts pour 55 milliards de dollars par un consortium de trois investisseurs, misant sur l’IA pour réduire les coûts de développement, pourrait bien être celui-ci.”
“Chaque crise a son signe annonciateur, une transaction démesurée au sommet du cycle. Le rachat d’Electronic Arts pour 55 milliards de dollars pourrait bien être celui-ci.” – Sam Desimpel (Top Tier Access)
Dans le détail, Silver Lake, Affinity Partner – le fonds lancé par Jared Kushner, gendre de Trump – et le fonds souverain saoudien ont annoncé fin septembre le rachat de l’éditeur de jeux vidéo dans le cadre d’une opération record pour une sortie de la Bourse financée par endettement. La transaction prévoit une prime de 25% sur un cours déjà au plus haut, avec des multiples de valorisation qui ont fortement décollé.
Nvidia, nouveau Cisco

Si le krach de la bulle internet au tournant du siècle a montré une chose, c’est qu’un petit déclencheur peut suffire à précipiter la fin d’un rallye boursier. Bien avant les attentats du 11 septembre, les scandales comptables d’Enron et WorldCom ou la récession, la hausse des marchés s’était brusquement interrompue en mars 2000 en même temps que l’envolée de Cisco.
L’équipementier réseau venait de se hisser en tête des plus grandes capitalisations boursières mondiales. Mais des doutes sur sa croissance sont apparus et se sont cristallisés le 6 février 2001, lorsque Cisco a annoncé une baisse de ses revenus au cours des trois mois précédents, accompagnée de perspectives plus inquiétantes, avec une chute de 30% des commandes (alors qu’ils augmentaient encore de 70% six mois plus tôt). Sur Wall Street, la correction s’est alors muée en krach.
Le parallèle avec Nvidia est saisissant. Là où Cisco fournissait l’équipement indispensable à l’essor d’Internet, avec une part de marché mondiale de 70% dans les routeurs, Nvidia fournit aujourd’hui le composant clé de l’IA : ses puissantes puces. Il n’est donc guère surprenant que chaque trimestre, les marchés scrutent avec attention les résultats de Nvidia, bien au-delà de leur seul impact financier. À ce titre, la prochaine date à retenir est le 19 novembre, avec la publication prévue des chiffres du troisième trimestre.
Euphorie des marchés
Ce n’est pas le seul parallèle inquiétant avec la situation de 2000. Récemment créé par Solactive, l’indice des valeurs technologiques américaines déficitaires affiche un gain de 70% depuis le début de l’année, illustrant l’engouement des investisseurs pour des promesses encore très loin d’être éprouvées.
Dans la même veine, les actions dites “mème”, dont le principal attrait est d’être plébiscitées sur les réseaux sociaux, ont connu un retour en force. Roundhill Investments a ainsi relancé un fonds ETF – disponible uniquement aux États-Unis – deux ans après l’arrêt du précédent. Dans le détail, le portefeuille de l’ETF MEME privilégie aujourd’hui des secteurs comme l’informatique quantique, avec Rigetti Computing en tête. Cette technologie est régulièrement présentée comme la prochaine révolution numérique après l’IA, mais ses perspectives se mesurent souvent en décennies plutôt qu’en années.
Valorisation du S&P 493
Même hors Bourse, la flambée des valorisations inquiète. CB Insights recense aujourd’hui 1.289 licornes – start-up non cotées valorisées au moins à 1 milliard de dollars – pour une valorisation totale de 4.877 milliards de dollars. Le nombre de décacornes (plus de 10 milliards) et même d’hectocornes (plus de 100 milliards) a lui aussi explosé, à l’image d’Anthropic. La start-up, fondée par des anciens d’OpenAI, est à l’origine des grands modèles de langage Claude. Quatre ans seulement après sa création, elle vient de lever 13 milliards de dollars sur la base d’une valorisation de 183 milliards de dollars, autant que des géants comme Airbus ou BlackRock, premier gestionnaire de fonds au monde.
Même hors Bourse, la flambée des valorisations inquiète.
En outre, la question de la valorisation ne se limite pas à l’IA ou aux stars des marchés. Howard Marks, coprésident d’Oaktree, souligne que le S&P 493 – c’est-à-dire le S&P 500 sans les Sept Fantastiques (Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla) – affiche un ratio cours/bénéfices de 22, bien au dessus de la moyenne historique du S&P 500, qui se situe plutôt autour de 15.Les tensions sont donc réelles. Lisa Shalett, responsable des investissements chez Morgan Stanley Wealth Management, redoute même un nouveau “Cisco Moment”, soit le crash d’une valeur phare entraînant avec elle le reste des marchés et l’économie (américaine), soutenue à l’époque, comme aujourd’hui, par de lourds investissements technologiques.
Scénario plausible à un horizon de 24 mois
Quand cela pourrait-il se produire ? La stratégiste estime que ce scénario est peu probable au cours des neuf prochains mois, mais qu’il devient beaucoup plus plausible à un horizon de 24 mois.
Quels éléments surveiller ? Parmi les données publiques, les annonces d’investissement des grands groupes technologiques sont à suivre de près. Tout ralentissement pourrait se traduire par une baisse des commandes pour Nvidia et déclencher une spirale similaire à celle de 2000-2001.
L’évolution de l’économie reste évidemment aussi un facteur clé. Le marché de l’emploi aux États-Unis montre déjà des signes de dégradation, tandis que Donald Trump a rappelé la semaine dernière qu’il n’en avait pas fini avec les droits de douane, menaçant d’imposer de nouvelles surtaxes douanières de 100% sur les importations chinoises.
Actions européennes
Comment s’en prémunir ? La stratégie la plus simple consiste à éviter les segments de marché les plus exposés aux risques de bulle, c’est-à-dire le secteur technologique (exposé à l’IA) et les marchés américains. “En Europe, les actions se paient certes un peu plus cher que leur moyenne de long terme – autour de 15 fois les bénéfices attendus par action pour l’Euro Stoxx 50, contre une moyenne proche de 13 – mais la situation n’a rien d’extrême”, souligne Alexis Bienvenu, gérant chez La Financière de l’Échiquier.
Ce constat est confirmé par Christoph Berger, qui précise que la décote actuelle des actions européennes par rapport à leurs homologues américaines (33%) reste nettement supérieure à la moyenne historique, qui avoisine les 23%. Le spécialiste d’AllianzGI ajoute que “le secteur de la défense et bien d’autres chaînes de valeur (industrie, technologies de l’information, etc.) devraient bénéficier de l’ambition européenne d’accroître son autonomie stratégique. Le stimulant budgétaire en Allemagne en est un exemple, mais d’autres initiatives au niveau de l’Union européenne (comme l’Union de l’épargne et des investissements) contribueront, à long terme, à soutenir l’écosystème boursier européen.”

Petites capitalisations
Dans cette perspective, une exposition diversifiée aux actions européennes peut constituer une alternative moins risquée aux marchés américains, souvent dominés par les géants technologiques. En privilégiant un fonds de petites capitalisations, vous évitez les grandes valeurs européennes, plus exposées aux dynamiques internationales, comme ASML, directement lié aux investissements dans l’IA, ou LVMH, dépendant davantage de la consommation en Chine et aux États-Unis que de celle de l’Europe.
Du côté des ETF, facilement négociables en Bourse, la référence est l’Amundi MSCI EMU Small Cap ESG (ticker MMS sur Euronext Paris, frais annuels de 0,4%), lancé en 2005 selon les données de JustETF. Affichant un rendement de dividende de 2,5% et largement diversifié avec 352 valeurs, il inclut des sociétés comme Melexis, Ackermans & van Haaren, Xior ou Barco en Belgique. Sa première position actuelle est la banque autrichienne Bawag.
Au niveau sectoriel, l’industrie (20,7%) et les technologies de l’information (10,6%) occupent une place importante, aux côtés des financières (16,6%), un segment recommandé par Christopher Dembik dans le contexte actuel.

Marchés émergents et obligations
Le spécialiste de Pictet identifie également les marchés émergents et les obligations à haut rendement comme des pistes de diversification attractives. Dans la première catégorie, l’ETF iShares MSCI Emerging Markets Small Cap (ticker EUNI sur la Bourse de Francfort) permet de s’exposer davantage aux dynamiques domestiques en Inde ou en Chine, par opposition aux fonds phares des marchés émergents, dépendant largement de géants comme TSMC, Alibaba ou Samsung. L’inconvénient de cet ETF réside dans son coût relativement élevé pour un fonds indiciel, avec des frais annuels de 0,74%.
Du côté des obligations à haut rendement, Pictet propose un fonds dédié aux titres en euros, Pictet EUR High Yield (code ISIN : LU0133807916).
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