Voiture électrique : la face cachée du rêve chinois

Muriel Lefevre

La Chine a pris une longueur d’avance dans la voiture électrique, mais cette stratégie d’expansion à tout prix plonge son industrie dans une spirale dangereuse. Et les répercussions se font déjà sentir en Europe.

À première vue, la Chine a déjà gagné la bataille de l’électrique. En 2024, le pays a exporté près de six millions de voitures, prenant une avance considérable sur tous ses concurrents. Les marques locales – BYD, Geely, Chery – se sont imposées en quelques années et bousculent l’ordre établi en Europe, où elles séduisent autant par leurs innovations que par leurs prix cassés.

Mais derrière ce triomphe apparent se cache une réalité moins reluisante : l’industrie automobile chinoise est engagée dans une course effrénée qui menace son équilibre. Pékin a décidé il y a longtemps de faire de l’automobile un secteur vitrine, inondant le marché de subventions et encourageant la construction d’usines dans tout le pays. Résultat : la Chine peut aujourd’hui produire près de 50 millions de véhicules par an, soit deux fois plus que ce que son marché intérieur peut absorber.

Une guerre des prix sans merci

Cet excédent doit trouver preneur à l’étranger. Et pour y parvenir, les constructeurs se livrent à une guerre des prix sans merci. Le leader du marché, BYD, a ainsi annoncé des réductions allant jusqu’à -34 % sur 22 modèles, le 23 mai 2025. Il a été immédiatement suivi par ses concurrents. Les marges fondent, les dettes s’accumulent, les faillites se multiplient.

Seuls trois constructeurs sur la cinquantaine en activité dégagent des bénéfices : BYD, Li Auto (rival direct de Tesla) et Seres (connu pour sa marque Aito). Cette situation interroge même les consommateurs : sur les réseaux sociaux, certains se demandent pourquoi acheter une voiture maintenant alors qu’elle pourrait être moins chère la semaine suivante.

Il ne pourra en rester que quelques-uns

Et pas de véritable accalmie à l’horizon. Sur les 137 marques chinoises de véhicules électriques actuellement actives, seule une sur sept pourrait être rentable d’ici 2030. Le PDG de Xpeng, He Xiaopeng, a affirmé fin mai 2025 que « la guerre des prix n’a pas encore atteint son apogée » et que « la concurrence deviendra plus intense dans les cinq prochaines années ». Selon lui, d’ici cinq ans, il ne restera plus que cinq acteurs.

Le cabinet AlixPartners estime que d’ici 2030, seuls 15 % des constructeurs survivront sans l’appui d’investisseurs puissants. Beaucoup seront avalés lors d’une vague de consolidation, comme ce fut le cas dans l’industrie du panneau solaire, confrontée elle aussi à la surproduction, aux prix cassés et aux faillites en chaîne.

La filière vacille

La jeune pousse Ji Yue a déjà disparu l’an dernier, et beaucoup d’autres peinent à survivre. Dans ce climat, certains fabricants n’hésitent plus à vendre des voitures neuves comme des “occasions zéro kilomètre”, une pratique assimilée à du dumping et dénoncée jusque dans le People’s Daily, le journal officiel du Parti communiste. Le quotidien y voit même un cas typique « d’involution », terme désignant une concurrence autodestructrice.

Plusieurs constructeurs chinois ont depuis été convoqués par le Ministère de l’Industrie et des Technologies de l’information (MIIT) et appelés à « s’autoréguler » et à ne pas vendre à des prix inférieurs au coût de production.

Cette concurrence destructrice plonge le marché automobile chinois dans la déflation depuis trois ans. La situation a également créé des tensions dans toute la chaîne de valeur : les constructeurs avaient pris l’habitude de retarder les paiements aux fournisseurs (souvent au-delà de 250 jours) afin de financer leur guerre des prix, causant d’importants problèmes de trésorerie. À leur tour, les marges des sous-traitants se sont effondrées. Suite au rappel à l’ordre, 17 constructeurs, dont BYD, ont promis de payer leurs fournisseurs sous 60 jours. Mais cette promesse reste rarement tenue, à l’exception de quelques groupes publics ou semi-publics.

Si Pékin semble voir favorablement ce scénario de consolidation, les gouvernements locaux ont beaucoup à perdre en voyant disparaître les constructeurs qu’ils ont subventionnés pendant des années.

L’« involution » du marché automobile chinois illustre parfaitement un paradoxe : une industrie technologiquement avancée et en croissance rapide, mais qui s’autodétruit par une concurrence excessive, menaçant la viabilité à long terme du secteur tout entier.

Une fuite en avant qui se ressent aussi en Belgique

Cette fuite en avant n’est pas sans conséquence en Europe. Dans le port de Zeebruges, des dizaines de milliers de véhicules chinois patientent sur des parkings géants, en quête d’acquéreurs.

Pour les consommateurs, la situation a des airs de bonne nouvelle : les voitures électriques deviennent plus abordables. Mais pour les constructeurs européens, l’onde de choc est brutale. Même protégés par des droits de douane plus élevés, Volkswagen, BMW ou Mercedes peinent à suivre. Pire : en Chine, leur première clientèle, ils perdent du terrain. Là où une Audi ou une BMW incarnaient autrefois le statut social, les jeunes urbains préfèrent aujourd’hui les modèles premium locaux, comme ceux de Nio.

Une lutte pour la domination

En attendant, les constructeurs chinois semblent privilégier, jusqu’à l’obsession, la conquête de parts de marché, reléguant les profits au second plan. À court terme, cette stratégie ressemble à une impasse : des ventes en hausse, mais des bilans plombés par les dettes. Sauf qu’à cette logique s’ajoute la présence des géants publics SAIC, FAW ou Dongfeng, dont les objectifs politiques priment souvent sur la rentabilité.

Car un acteur tire déjà son épingle du jeu : l’État chinois. Même si les constructeurs souffrent, Pékin renforce son emprise sur toute la chaîne de valeur, des batteries aux composants, en passant par les technologies. Et c’est peut-être là la véritable victoire de la Chine : non pas la rentabilité immédiate des fabricants, mais le contrôle durable de l’écosystème mondial de l’électromobilité.

Reste une inconnue : cette guerre des prix pourrait contraindre les constructeurs à réduire leurs investissements dans la recherche et le développement, au détriment de leur capacité d’innovation et de leur compétitivité sur le long terme.

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