Trump a-t-il déjà cassé l’économie américaine ?

© Getty Images et Lien Cauwenbergh
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Trahison de l’Ukraine, éclatement de l’Otan, destruction du commerce international, etc. En moins de deux mois passés à la Maison Blanche, Trump a fait plus de mal à l’économie occidentale que la Russie en 40 années de guerre froide. Et la Bourse américaine tangue déjà fortement.

Nikita Khrouchtchev, qui a dirigé l’URSS aux moments les plus tendus de la guerre froide, avait dit un jour : “Nous prendrons l’Amérique sans tirer un coup de feu. Nous n’avons pas besoin d’envahir les États-Unis. Nous vous détruirons de l’intérieur.”

Il doit aujourd’hui faire des sauts de joie dans sa tombe, tant les décisions de Donald Trump ébranlent profondément les bases de l’économie du pays.

Rendez-vous le 2 avril

Il y a quatre mois, Wall Street applaudissait la victoire de Donald Trump, tablant sur davantage de baisses d’impôt et une dérégulation poussée à l’extrême. Aujourd’hui, le président américain n’exclut plus une récession, faisant plonger la Bourse américaine. Car à peine Donald Trump est-il entré en fonction, qu’on se demande déjà s’il n’a pas irrémédiablement cassé le jouet, en déstabilisant tellement les entreprises, en instillant une telle dose de défiance chez les consommateurs, en détruisant des chaînes de production du Canada au Mexique, comme dans l’automobile, qui fonctionnaient depuis 30 ans, et en créant chez ses partenaires commerciaux de telles colères – les rapports avec le Canada sont portés à un point d’incandescence jamais atteint (le 11 mars, Trump annonçait des droits de douane de 50% sur l’acier et l’aluminium canadiens )– que l’économie américaine pourrait déjà entrer en récession dans quelques mois.

Le pire est encore à venir, puisque l’on s’attend à ce qu’au début du mois d’avril, Donald Trump étende la guerre commerciale, aujourd’hui cantonnée à ses voisins directs et à la Chine, à l’Europe et au reste du monde. “Pour le Mexique et pour le Canada, les États-Unis sont un énorme débouché, observe Florence Pisani, l’économiste en chef de Candriam, économiste en chef de Candriam. Les exportations américaines représentent 20 points de PIB pour le Canada et plus de 25 points de PIB pour le Mexique. Si les États-Unis imposent 25% de droits de douane, cela pousse ces pays en récession. Pour eux, l’enjeu est donc très fort. Donald Trump utilise ce levier pour obtenir le plus de concessions, mais on ne sait pas trop ce qu’il cherche. Veut-il davantage de recettes fiscales ? Veut-il d’autres concessions ? Mais il aurait pu les obtenir, le Mexique en a déjà proposé.”

Car si nous, Européens, ne sommes pas encore touchés, ce n’est qu’une question de jours. “Contre le Mexique et le Canada, Donald Trump a utilisé l’International Emergency Economic Powers Act, qui permet au président de restreindre le commerce face à une situation d’urgence, explique Florence Pisani. Cette loi avait été mobilisée après les attentats de 2001. Aujourd’hui, les États-Unis l’utilisent en mettant en avant la menace du fentanyl et de l’immigration. Pour l’Europe, mais aussi pour l’Asie, il était difficile de mettre en avant une telle menace. Donald Trump attend donc de recevoir les rapports qu’il a commandés et qui sortiront le 2 avril. Il aura alors en main toutes les cartes pour activer la section 201, la section 337, la section 307, enfin tous les autres articles qu’il a à sa disposition pour imposer des droits de douane sans devoir déclarer être en situation d’urgence.”

Le 2 avril, donc, la vraie guerre commerciale américaine devrait commencer. C’est d’ailleurs la crainte de cette guerre et de ses conséquences qui fait tanguer les Bourses, et spécialement la Bourse américaine ces derniers jours.

Chez nous, les entreprises suivent également ces développements avec une certaine anxiété. “Je suis un observateur et je ne voudrais pas donner l’impression que je suis en train de donner des leçons au monde politique, observe Bernard Delvaux, qui dirige le groupe Etex. Dieu sait si leur tâche est compliquée ces temps-ci ! Mais je crois que le libre-échange a permis pour l’immense majorité des pays du monde, en tout cas ceux qui en ont accepté une bonne partie des règles – certains les ont parfois moins bien respectées que d’autres –, une croissance économique profitable à tous.”

Bernard Delvaux ajoute : “Ce que l’administration Trump et le président en particulier semblent vouloir faire, c’est s’en éloigner d’une façon massive avec des tarifs aux frontières, lesquels entraîneront des mesures de rétorsion. Comme beaucoup, nous ne voyons pas cela d’un bon œil. Cela aura un effet direct sur les exportations vers les États-Unis dans beaucoup de biens et services puisqu’ils vont être taxés. Donc ils vont être plus chers. Cette dynamique n’est pas bonne pour l’économie mondiale et n’est pas bonne non plus pour beaucoup d’entreprises américaines, qui sont mondiales.”

La Bourse américaine a d’ailleurs réagi négativement parce qu’elle anticipe ce genre de phénomène, poursuit le patron d’Etex. “Et elle anticipe l’inflation que ces mesures vont générer aux États-Unis pendant un certain temps, dit-il. Cette inflation aura un impact sur les taux d’intérêt, aux États-Unis et en dehors. Et l’augmentation des taux d’intérêt est souvent synonyme d’un ralentissement de l’économie.”

Trump version 2

Le président américain est d’autant plus imprévisible que l’on ne peut pas se reporter à son premier mandat pour essayer d’y voir clair. “Ses actions étaient alors bien plus ciblées, sur la Chine, le Mexique et le Canada, explique Florence Pisani. Il y a eu des allers-retours, des renégociations d’accords commerciaux, mais il n’y a jamais eu de menace de taxer à 25% tous les produits importés de ces pays qui constituent une zone de libre-échange. Le changement d’ordre de grandeur auquel on assiste aujourd’hui suscite évidemment des réactions. Car cette imposition de tarifs douaniers désorganise aussi le côté américain.”

Contrairement aussi au Trump du premier mandat, les partenaires commerciaux des États-Unis ont également eu le temps de se préparer. En réponse à l’augmentation des droits de douane sur les produits chinois, la Chine a immédiatement répliqué en imposant des droits de douane sur les produits agricoles américains. Mais surtout, le message diplomatique a été très dur : “Si la guerre est ce que veulent les États-Unis, qu’il s’agisse d’une guerre tarifaire, d’une guerre commerciale ou de tout autre type de guerre, nous sommes prêts à nous battre jusqu’au bout”, a déclaré l’ambassade de Chine à Washington.

La même ténacité se trouve du côté canadien, où les mesures de rétorsion sont déjà en œuvre, avec notamment une augmentation de 25% du prix de l’électricité que le Canada exporte vers son voisin et qui touche déjà 1,4 million d’Américains.

“Si la guerre est ce que veulent les États-Unis, nous sommes prêts à nous battre jusqu’au bout.” – Ambassade de Chine à Washington

Guerre disruptive

Et du côté européen, la riposte pourrait venir d’une mobilisation de son grand marché.

“Si l’on veut influencer Donald Trump et l’administration américaine aujourd’hui, je ne pense pas que nous aurons beaucoup d’impact en parlant de philosophie et de valeurs, observe Bernard Delvaux. Cela ne parle pas à son électorat, et Donald Trump comprend très bien son électorat. Je ne pense pas non plus que nous allons convaincre ses électeurs que son action aura un impact négatif sur la géopolitique mondiale et sur la place des États-Unis dans le monde.”

“En revanche, l’impact sur le portefeuille peut être de nature à convaincre les Américains qui ont voté pour lui. Je me base sur l’expérience des quelques années que j’ai passées dans des États qui ont voté largement pour Donald Trump, poursuit le patron d’Etex. Quand je parle du portefeuille, je pense au fait que, puisque les pensions publiques sont quasiment inexistantes, chaque Américain construit sa propre pension en investissant en Bourse. Une masse colossale, aussi bien de cols bleus que de cols blancs, y compris dans le Midwest, suivent la Bourse de près et investissent au quotidien. Et ils détestent deux choses : l’inflation, car elle détruit leur pension, et une brusque chute des cours, parce que ces gens voient leur pension et leur capacité d’investissement chuter en proportion.”


Et Bernard Delvaux souligne : “Si nous voulons donc exercer une influence sur Donald Trump, je pense que c’est au travers du portefeuille des Américains que nous avons une chance d’y parvenir rapidement. Si un certain nombre de grandes entreprises américaines annoncent des résultats ou des prévisions à court terme beaucoup moins favorables, leurs cours vont chuter. Et là, tout peut basculer très vite au sein de l’électorat républicain et de ses représentants. Pour moi, c’est vraiment un élément d’attention et un levier d’actions pour les Européens.”

Bernard Delvaux (Etex) © BELGAIMAGE
“Si nous voulons exercer une influence sur Donald Trump, c’est au travers du portefeuille des Américains que nous avons une chance d’y parvenir.” – Bernard Delvaux (Etex)

Une certitude : la guerre commerciale sera terriblement disruptive pour tous. L’industrie automobile est un cas d’école. Depuis des années, les grands constructeurs automobiles américains ont mis en place des chaînes de production qui vont du Mexique au Canada, en profitant de l’accord de libre-échange qui lie les trois pays. La Nissan Rogue, assemblée aux États-Unis, contient 45% de composants japonais et 30% venant d’autres pays. En revanche, la Toyota RAV4, assemblée au Canada, a une majeure partie de composants américains, indique le New York Times. Imposer des tarifs douaniers sur les importations en provenance du Mexique et du Canada perturbe donc de manière magistrale un secteur automobile qui emploie directement 2 millions de personnes aux États-Unis et procure une dizaine de millions d’emplois indirects. Avec un impact direct sur l’inflation.

“On estime que des droits de douane à 25% entraîneraient un surcoût de 3.000 à 7.000 dollars par voiture aux États-Unis pour les grands constructeurs, que ce soit General Motors, Ford ou Stellantis, souligne Bernard Keppenne, chief economist chez CBC. C’est énorme. À un moment donné, l’impact sera tellement fort et rapide qu’il y aura une réaction. On voit déjà que certains grands patrons d’entreprise ou de banque commencent à mettre en garde.”

Il y a quatre mois, Wall Street applaudissait la victoire de Donald Trump, tablant sur davantage de baisses d’impôt et sur la mise en place d’un programme économique très profitable aux entreprises. © BELGAIMAGE

Les tarifs, inaccessible étoile

“Nous allons devoir continuer à fonctionner avec des allers-retours en permanence, de la confusion, des mesures, des contre-mesures. La confiance est en train de partir. Le phénomène touche tous les secteurs et ne sera pas récupéré dans l’immédiat”, ajoute Bernard Keppenne.

Ce sentiment de défiance s’aggravera sans doute lorsqu’il apparaîtra que le programme de Donald Trump n’est pas réalisable. “Tariffs, tariffs, tariffs”, proclamait le candidat Trump, en rappelant qu’au 19e siècle, les finances publiques des États-Unis, jusqu’à la guerre de Sécession, ont été alimentées presque exclusivement par les tarifs douaniers. Mais depuis 1950, les droits de douane ne contribuent plus que d’une façon infinitésimale au budget. En gros, ces derniers temps, pour financer un budget qui représente environ 6.800 milliards, l’impôt sur le revenu est la principale source de financement (2.300 milliards), suivie de la taxe sur les salaires (1.500 milliards), l’impôt des sociétés (400 à 500 milliards), alors que les droits de douane ne rapportent qu’une cinquantaine de milliards.

Pourrait-on revenir à l’époque d’avant la guerre de Sécession ? “Faire payer le reste du monde pour remplacer les impôts, ce n’est qu’un rêve. Les mathématiques nous disent que ce n’est pas possible, répond Florence Pisani. Au 19e siècle, il n’y avait pas le même poids des dépenses publiques qu’aujourd’hui. On ne peut pas remplacer les impôts qui sont collectés sur le revenu national qui est de 30.000 milliards en levant des impôts sur des importations, donc sur une base de 3.000 milliards. On est dans un ordre de grandeur de 1 à 10. Si vous mettez 10% ou 20% sur tous vos partenaires, y compris ceux des zones de libre-échange, vous pouvez espérer collecter 150 milliards par an. Et cela suppose que les importations ne ralentissent pas, alors que la politique tarifaire de Donald Trump consiste justement à ralentir les importations.”

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“Faire payer le reste du monde pour remplacer les impôts, les mathématiques nous disent que ce n’est pas possible.” – Florence Pisani (Candriam)

Et si l’on dépasse le volet purement commercial, la politique extérieure de Donald Trump met aussi en danger l’important secteur de la défense, qui a exporté l’an dernier 320 milliards de dollars. “Mais ce marché est en train de s’effondrer complètement en raison de la démonstration par l’administration Trump qu’elle empêchera les nations étrangères d’utiliser ces armes lorsqu’elles en auront besoin”, s’inquiète un observateur militaire américain.

L’effet DOGE

La défiance est également alimentée par ce qui se passe sur le plan intérieur, avec la grande lessive opérée par le DOGE, le Département pour l’efficacité administrative.

Dans la presse et sur les réseaux sociaux, les fermiers américains se plaignent du chaos créé par les gels de budget opérés à la hache et sans discernement, par un département qui, d’ailleurs, n’en a normalement pas le pouvoir. Les gels annoncés dans le budget du Département de l’agriculture créent un effet domino dans les campagnes, observe le New York Times. Un éleveur de bétail du Missouri, qui avait signé un contrat de partage des coûts pour améliorer son exploitation, explique ainsi au journal qu’il risque désormais de perdre sa ferme. Un autre exploitant du Minnesota a appris la suspension de la subvention de 530.000 dollars qu’il avait reçue pour payer de nouvelles machines, une facture qu’il est incapable d’honorer désormais.

“Une partie des subventions de l’Inflation Reduction Act de Joe Biden qui ciblait les infrastructures est également gelée, ajoute Florence Pisani. Mais tout cela va prendre un peu de temps, car même si l’on dit qu’on coupe ces contrats, l’administration est encore engagée pendant des mois et continuera à payer.” Pour l’instant, l’impact n’est donc pas massif, ajoute Florence Pisani, qui constate que ni les statistiques de l’emploi, ni les chiffres des dépenses budgétaires ne montrent un grand changement de cap.

“Mais nous allons le percevoir avec le temps. Les États-Unis sont en train de supprimer l’équivalent de toute l’inspection générale dans beaucoup d’administrations, poursuit-elle. Ce sont les gens qui vérifient que les services sont en état de marche, et que demain, si l’on a besoin de vaccins, on sera approvisionné. Si l’on supprime les fonctionnaires censés protéger les consommateurs, on verra à nouveau des consommateurs surendettés à un moment donné. Alors oui, certains effets se sont déjà fait sentir, quand Elon Musk licencie les personnes qui s’occupent des ogives nucléaires. Il a donc essayé de les retrouver et de les réembaucher.”

La vraie guerre commerciale américaine devrait donc commencer le 2 avril. © REUTERS

Le choc d’Atlanta

Guerre commerciale d’un côté, ébranlement de la confiance de l’autre. Tout le monde revoit à la baisse ses prévisions de croissance pour les États-Unis. La Réserve fédérale d’Atlanta a jeté au début de ce mois de mars un gros pavé dans la mare en prédisant l’entrée en récession de l’économie américaine dès ce premier trimestre, en tablant sur une chute de 2,8% du PIB. Des prévisions qui sont certes à prendre avec des pincettes.

“Le modèle de la Fed d’Atlanta fonctionne, mais il a été influencé ici par une forte dégradation du commerce extérieur, observe Florence Pisani. Et c’est lié aux importantes importations d’or.” En effet, en raison de la crainte d’une guerre tarifaire transatlantique, les investisseurs américains ont rapatrié aux États-Unis un montant colossal de métal fin – 600 tonnes – qui se trouvait auparavant à Londres. Cela affecte les statistiques, indique jusqu’où va la peur de la guerre commerciale, mais n’est pas significatif de l’état de l’appareil de production américain.


Il n’empêche, l’ancien chief economist du FMI, Olivier Blanchard, voit dans ce brutal revirement statistique le signe que les mesures de la nouvelle administration américaine ont déjà un impact déstabilisant. “Certes, il s’agit en partie d’un ’bruit’ statistique, mais c’est trop important pour être juste cela, note-t-il. Je pensais auparavant que l’expansion de l’économie américaine se poursuivrait jusqu’en 2026. Mais les licenciements d’Elon Musk et les craintes que ce dernier suscite, ainsi que le chaos politique encore plus important que prévu, pourraient signifier que le ralentissement se produira plus tôt. L’impact de l’incertitude politique sur les investissements irréversibles peut être très important, plus important que celui des variations des taux d’intérêt. Si une entreprise ne sait pas si elle doit implanter son usine au Mexique ou non, cela ne lui coûte pas grand-chose d’attendre et de voir comment l’incertitude va se résorber.”

Bernard Keppenne renchérit : “Même si ce chiffre (de la Fed d’Atlanta, ndlr) semble complètement aberrant et excessif, et que la croissance pourrait revenir en territoire positif, cet indicateur est suivi de très près par les économistes et analystes et reflète les énormes doutes concernant l’impact négatif des mesures prises par Donald Trump. Dans un scénario, disons raisonnable, le président américain met une partie de ses menaces à exécution. Il impose un certain nombre de taxes, comme il l’a fait pour la Chine, et nous aurons un ralentissement de l’économie américaine. Mais nous ne mesurons pas aujourd’hui l’impact des interventions d’Elon Musk sur le marché de l’emploi. Nous sommes dans la confusion la plus totale. Si effectivement, l’administration n’engage plus, nous aurons un problème sur ce marché, car c’était un des grands pourvoyeurs d’emplois ces dernières années. Et cela se traduira par une diminution de la consommation.”

L’ancien économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, se met dans la peau des entreprises : “Quand vous êtes une entreprise américaine et que vous commercez avec le Canada et le Mexique, si l’on vous dit : demain, il y aura 25% de droits de douane, puis finalement non, on ne le fera pas, puis on va mettre 20% … vous ne savez plus quoi faire. C’est quoi le plan B ? Si la désorganisation et si les allers-retours continuent comme aujourd’hui, nous finirons par voir des entreprises qui seront nettement plus prudentes dans les embauches et leurs investissements. Et nous verrons l’économie ralentir”, prédit l’économiste.

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