Tanguy Struye: “Nous sommes naïfs, nous sommes déjà en guerre contre la Russie”
Le professeur de relations internationales souligne combien les déclarations de Trump et le rapport estonien s’inscrivent dans une séquence longue de confrontation. Or, les Européens tardent à réagir, les Belges en particulier.
Professeur de relations internationales à l’UCLouvain, Tanguy Struye décode la conjonction d’actualités internationales, entre déclarations provocatrices de Trump et mise en garde des services de renseignement sur une confrontation entre l’OTAN et la Russie dans les dix ans.
Le rapport des services de renseignement met en garde contre la perspective concrète d’une confrontation entre la Russie et l’OTAN, voire d’une agression contre un des pays baltes cette année. Cela vous inquiète?
A très court terme, sans doute pas. Mais il est clair que tous les pays d’Europe de l’Est se sentent davantage menacés que nous en raison de leurs frontières avec la Russie. Le jour où je vais vraiment m’inquiéter, c’est quand le président russe, Vladimir Poutine, commencera à insister sur le sort des minorités russes dans les Etats baltes. Généralement, c’est comme ça qu’il commence une guerre: il l’avait fait en Géorgie, en Ukraine…
On ne peut rien exclure, mais tout dépendra de notre comportement et du renforcement de l’OTAN. Si on montre des faiblesses, on risquera davantage d’être attaqué. Or, un rapport des services de renseignement russe a étudié notre industrie de la défense européenne et soulignait combien notre situation n’est pas bonne. La Russie est rentrée en économie de guerre, ce qui n’est pas notre cas. L’évidence, c’est que si nous n’avons pas de munitions, on ne tiendra pas très longtemps.
On parle d’un sursaut de pays européens, notamment de l’Allemagne, qui augmentent leur dépenses en matière de défense à 2% du PIB. Trop peu, trop tard?
C’est déjà positif si les Etats de l’OTAN augmentent leurs dépenses à 2%, mais cet engagement remonte à un autre temps. Le système international a tellement changé ces dernières années que l’on devra faire davantage d’efforts.
Pour parler de la Belgique, nous nous engageons à dépenser 2%… en 2035. C’est dans onze ans. C’est complètement délirant: il n’y a aucune réflexion par rapport à l’évolution du monde.
On parle d’une menace qui pourrait être imminente.
Le scénario estonien est évidemment le worst case scenario, mais il faut en tenir compte, ce que la Belgique déteste faire. Je le vois en tant qu’expert depuis une dizaine d’années: dès que l’on parle de guerre avec les Russes ou les Chinois, on ne veut pas en entendre parler.
En outre, nous avons une vision de la guerre avec les chars, les avions, les drones… Mais si l’on regarde la réalité, aujourd’hui, nous sommes déjà en guerre avec la Russie, nous, Belges et Européens. Il y a tous les jours des cyberattaques, la guerre de l’information est en cours – les Français viennent de détecter 193 sites internet russes hostiles -, les Russes utilisent les réfugiés comme armes contre l’OTAN… Nous avons une vision bien trop stricte de la guerre. Nous avons déjà été en guerre avec les Russes dans le Pan-Sahel, sans réagir.
Nous sommes bien trop naïfs.
Il y a des mandats de recherche russes contre des personnalités des pays baltes, dont la Première ministre de l’Estonie.
Exactement. Cela prend de nombreuses formes. En Belgique, on ne comprend pas que le danger est là.
Les pays baltes ou la Pologne ont de meilleurs services de renseignement par rapport à ce qui se passe en Russie: vu leur confrontation directe, ils voient une menace imminente. Peut-être tirent-ils trop vite l’alarme, on doit trouver un bon équilibre, mais c’es;t une évidence que si on n’investit pas de façon intelligente dans nos capacités, on va avoir un problème.
Fait-on l’autruche?
Ah oui, certainement en Belgique. Les partis de gauche, en particulier, ne veulent pas comprendre qu’il y a une menace. On nous dit qu’il faut mettre l’accent sur la diplomatie: c’est vrai, mais l’un n’empêche pas l’autre. Si on veut être crédible diplomatiquement, il faut l’être militairement. Nous devons avoir une armée en mesure de nous défendre et, pour l’instant, cela reste très problématique en Belgique.
Les déclarations provocatrices de Donald Trump, affirmant qu’il ne protègerait pas des pays de l’OTAN ne contribuant pas suffisamment, étaient une piqûre de rappel?
Sur le fond, le discours de Trump n’a pas changé, même si la forme est différente. En clair, il appelle les Européens à respecter leurs engagements en matière de défense. Une vingtaine de pays atteindraient aujourd’hui les 2%, mais dans le cas de la Belgique, cela reste une promesse.
Quand on regarde les programmes électoraux des partis, à part peut-être le MR, on continue à nier l’évidence de la menace. C’est problématique car nous faisons face à un monde complexe: outre la Russie, il y a des questions sécuritaires liées au changement climatique, aux matières premières… Nous avons besoin de gérer tout cela, mais on a l’impression que cela n’est pas pris en considération.
Certains voient déjà des missiles russes sur des pays de l’Union européenne, d’autres disent que les Américains ne nous lâcheront jamais. Qui croire?
Je suis d’accord que les Américains ne nous lâcheront pas… si Trump n’est pas président. Donald Trump a une sympathie évidente pour les régimes autoritaires et il n’est pas certains qu’il interviendrait si l’Europe est attaquée. S’il devient président, il est fort probable qu’il arrêtera son soutien aux Ukrainiens pour les obliger à accepter le statu quo actuel.
La seule garantie que l’on a aujourd’hui, c’est que le Congrès américain a vote des dispositions pour éviter que les Etats-Unis ne sortent de l’OTAN. Mais on a tendance à mal interpréter l’article 5 de l’OTAN: il n’y a pas d’obligation à intervenir, mais une obligation de se concerter et d’aider les autres Etats. C’est très ambigü. Si on considère qu’une sortie de crise est possible ou que la priorité est en Chine, les Américains pourraient refuser. Or, de manière générale, depuis plus de dix ans, la priorité américaine se situe dans l’Indo-Pacifique.
Nous le savons, mais nous n’avons rien fait.
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