Sept leçons d’une année de guerre en Ukraine
Voilà un an que se poursuit cette “opération militaire spéciale” qui aurait dû durer quelques jours et dont le bilan humain est catastrophique. Qu’avons-nous appris sur l’Europe et sur le monde?
Le 24 février 2022, la Russie envahissait l’Ukraine afin de remettre à Kiev un régime favorable au Kremlin et, au passage, agrandir le territoire russe en absorbant quelques provinces. Quelles leçons pouvons-nous tirer de la réapparition sur notre continent d’une guerre majeure?
1. Un monde en morceaux
La première est qu’il faut désormais prendre son parti de la fragmentation du monde. “C’est peut-être une banalité de le dire mais crise après crise, nous assistons à une fragmentation du monde entre deux blocs, l’un fédéré par les Etats-Unis et les démocraties occidentales, l’autre autour de la Chine, chaque bloc avec ses zones d’influence”, souligne Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris.
Une fragmentation qui s’est exprimée lors du vote à l’assemblée générale de l’Onu du 2 mars 2022 sur la résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine. Sur les 193 membres, cinq ont voté contre (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée et Syrie), 141 pour et 35 se sont abstenus. Mais on trouve parmi ces abstentionnistes les pays les plus peuplés de la planète (Chine, Inde et beaucoup de pays africains). “Nous n’avons pas eu la communauté internationale derrière nous et la raison principale est que les régimes autoritaires sont de plus en plus nombreux”, observe Tanguy Struye, professeur en relations internationales à l’UCLouvain.
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En effet, seuls 8% de la population mondiale vivent dans une “démocratie complète”, selon une étude de The Economist. “Beaucoup de pays n’osent pas prendre position. Et au sein même de nos démocraties, il y a une polarisation de la société dont profitent les extrêmes et qui est exploitée par la Chine et la Russie. Face à ces régimes, le fait que nous ne parvenions pas à être des démocraties modèles est problématique. L’image que nous donnons avec le Qatargate est catastrophique. Je ne suis même pas sûr que les Européens le réalisent”, ajoute Tanguy Struye.
“Cette guerre a fait prendre conscience de cette fragmentation à un certain nombre de régions du monde qui y voient un danger et qui essayent de réinventer autre chose et développent une diplomatie transactionnelle”, ajoute Sylvie Matelly. On voit en effet que des pays comme l’Inde ou la Turquie continuent de réaliser des échanges avec l’un et l’autre des deux blocs.
2. Une planète qui passe au second plan
“Dans les années 1990, nous pensions que nous entrions dans une nouvelle normalité, que tous monteraient dans le train de la globalisation et que les relations internationales seraient pacifiées. Nous nous rendons compte aujourd’hui que c’était une illusion, d’autant plus importante qu’elle mène aussi dans le mur sur la question climatique”, ajoute Sylvie Matelly.
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Dans une récente tribune, George Soros s’est inquiété de ce que “la lutte entre sociétés ouvertes et fermées occulte la crise climatique”. Les priorités ont en effet changé en quelques mois. Ainsi, le gouvernement fédéral allemand et les länder discutent désormais afin de réorienter vers l’industrie de l’armement les fonds qui auraient dû servir à éliminer les centrales électriques au charbon, afin de financer une hausse de la capacité de production de munitions et de matériels.
L’obligation de l’Europe de se passer du gaz et du pétrole russe pourrait-elle accélérer la décarbonation de notre économie? Sylviane Delcuve, enseignante et économiste senior auprès de BNPP Fortis, ne le pense pas. Nous continuons en effet à consommer de l’énergie fossile russe qui nous arrive par des voies détournées (des pétroliers dont on change le pavillon, du pétrole raffiné indien mais d’origine russe, etc.). En outre, l’Union européenne n’est pas prête.
“La carte des émissions de CO2 dans la production d’électricité en Europe montre une grande fragmentation entre pays”, dit-elle. Elle fait remarquer qu’avoir une politique européenne n’a pas de sens. Pas de sens, en effet, d’établir un mécanisme de fixation des prix de l’électricité qui repose sur le prix marginal, celui du dernier électron produit, quand on voit une telle disparité. Pas de sens non plus d’interdire la vente de véhicules à moteur thermique à partir de 2035 si l’électricité qui fera tourner les voitures électriques n’est pas totalement décarbonée.
“Quelle est la logique, quand certaines villes se préparent à interdire les voitures diesel et que les Allemands continuent à faire tourner leurs centrales à charbon? interroge Sylviane Delcuve. Les pays qui ont voulu décarboner l’ont fait: les pays scandinaves, et la France avec le nucléaire. Mais l’Allemagne, la République tchèque, la Pologne continuent d’émettre énormément de CO2. Lorsqu’on a besoin d’avoir de l’électricité coûte que coûte, la planète passe au second plan.”
3. Des sanctions à revoir
Les dernières prévisions du Fonds monétaire international, qui prévoient un retour à la croissance de l’économie russe dès cette année et une croissance en Russie plus forte qu’aux Etats-Unis et en Europe en 2024, ont suscité divers commentaires et une interrogation sur l’efficacité des sanctions.
La Russie a davantage vendu de pétrole l’an dernier qu’en 2021.”
“La Russie compense largement le pétrole et le gaz qu’elle ne nous vend plus en l’écoulant en Chine et en Inde. La Russie a davantage vendu de pétrole l’an dernier qu’en 2021, souligne Sylviane Delcuve. Le pays a d’ailleurs réussi à dégager, selon The Economist, un excédent de sa balance courante de 220 milliards de dollars.
“La résilience de l’économie russe est étonnante. Elle s’explique en partie parce qu’Elvira Nabiullina, la directrice de la Banque centrale de Russie, est excellente et mène sa barque d’une main de fer, note Sylvie Matelly. Je pense néanmoins que la situation est pire que celle décrite par les statistiques. Il y a des régions en Russie moins urbanisées où il est très compliqué de vivre avec une inflation galopante.”
Alors, les sanctions ont-elles été efficaces? “A ce stade non puisque la guerre continue, répond la directrice adjointe de l’Iris. Mais ne pas les appliquer n’était pas une option non plus. Les sanctions ont eu une efficacité parce qu’elles ont été un test auquel l’Occident a bien répondu. Elles ont envoyé un signal, notamment à la Chine. Ont-elles empêché l’invasion de Taïwan? Il est aujourd’hui difficile de le savoir.”
Il reste que si le signal a été envoyé, la méthode est à revoir, estime Tanguy Struye. “Les sanctions unilatérales ne fonctionnent pas parce que le monde a énormément changé en 20 ans, dit-il. Auparavant, imposer des sanctions était assez facile parce que les pays sanctionnés n’avaient pas vraiment de solutions de rechange. Aujourd’hui, il n’y a qu’une quarantaine de pays à avoir imposé des sanctions économiques à la Russie, ce qui lui laisse des alternatives non négligeables: l’Inde, la Turquie, la Chine, Israël, l’Afrique continuent de commercer avec Moscou. C’est un échec diplomatique de l’Occident qui n’a pas réussi à convaincre les autres pays de l’importance des sanctions.”
C’est un échec diplomatique de l’Occident qui n’a pas réussi à convaincre les autres pays de l’importance des sanctions.”
Cette inefficacité est d’autant plus grande que nous avons oublié que nous avions déjà imposé des sanctions à la Russie en 2014 et que la Russie était déjà entrée dans une logique d’adaptation, ajoute le professeur de l’UCLouvain, qui fustige aussi une certaine hypocrisie: “Les sanctions sur le gaz ont mis énormément de temps à être mises en place parce que nous étions dépendants du gaz russe, celle sur le pétrole viennent d’entrer en vigueur début décembre et notre pays ne sanctionne toujours pas le secteur du diamant”, rappelle-t-il.
4. Une défense à réinvestir
“Nous ne croyions pas que l’armée russe était exceptionnelle mais les erreurs qu’elle a commises et continue de commettre sont impressionnantes au niveau tactique, stratégique, logistique. Nous devons en tirer les bonnes leçons pour nos armées afin de les préparer à un conflit de haute intensité”, poursuit Tanguy Struye.
La bonne nouvelle est que l’Otan est sortie de l’état de “mort cérébrale” que critiquait le président français Emmanuel Macron en 2019. Politiquement, l’institution sort très renforcée. La Suède et la Finlande devraient l’intégrer prochainement. La mauvaise nouvelle est que nous ne sommes militairement pas prêts.
Tanguy Struye estime que nous avons cinq ans pour combler les manques du désinvestissement chronique dans nos armées et réinvestir à fond car, dit-il, la menace russe ne va pas disparaître: “La Russie a certes perdu en Ukraine la moitié de ses chars opérationnels, mais elle va reconstruire également son armée. Il faut prendre les chiffres avec prudence. J’entends que la Russie serait occupée à produire 50 chars modernes par mois et qu’elle veut passer à 100. Si ces chiffres sont exacts, les Russes vont remonter en puissance”.
Parallèlement, les Etats-Unis, concentrés sur leur conflit avec la Chine, vont petit à petit se réorienter vers l’Asie et considérer l’Europe comme un théâtre d’opérations secondaires. “Nous devons avoir en tête que le jour où il y aura une guerre à Taïwan, nous ne pourrons pas faire comme nous le faisons avec l’Ukraine, c’est-à-dire livrer des armes, car nous n’aurons aucun passage accessible pour le faire. Si nous voulons aujourd’hui veiller à ce que Taïwan soit suffisamment fort pour dissuader éventuellement une attaque chinoise, il faut investir massivement dans l’armée taïwanaise, ajoute Tanguy Struye. Il nous faut donc aujourd’hui non seulement rattraper 20 années de désinvestissement dans la défense mais aussi se préparer à reprendre des tâches réalisées par les Etats-Unis. Ce qui demande encore davantage d’investissement. Le monde politique est-il prêt à les réaliser? Je crains que non.”
Ce n’est pas seulement une question financière, ajoute le professeur. “Nous n’avons jamais préparé la population à ce genre de situation. Nous n’avons jamais dit que potentiellement, il y avait un enjeu énergétique qui pouvait poser problème et qu’il pouvait y avoir une guerre sur le continent. Nous avons été dans le déni. La conséquence est qu’aujourd’hui, la population ne comprendrait pas pourquoi nous devrions couper dans la sécurité sociale pour investir davantage dans le militaire. Nous avons commis là une énorme erreur.”
5. Un rêve qui existe
La guerre en Ukraine a également mis en avant les forces et les faiblesses de l’Union européenne. Au niveau des forces, si l’économie russe semble se montrer résiliente, l’économie européenne l’est aussi. “L’apocalypse annoncée pour cet hiver ne s’est pas produite, souligne Sylvie Matelly. Ça en dit long sur la capacité de résilience d’une Union européenne qui ne se construit que dans les crises et c’est un signal très positif car le Kremlin avait parié que nous allions tous nous écharper, tablant sur le fait que la démocratie était vraiment un régime de faibles et de losers.”
Le rêve européen existe. Que serait l’Estonie si elle était restée dans le giron de la Russie?”
Au contraire, depuis le début de la guerre en Ukraine, il n’y a jamais autant de pays qui ont voulu adhérer à l’Union européenne. “L’Union européenne n’est peut-être pas une recette qui fonctionne à tous les coups, mais elle produit la paix et la prospérité dans un monde instable”, souligne encore Sylvie Matelly, qui prend pour exemple l’évolution du PIB par habitant des pays qui ont quitté le giron russe et ceux qui y sont restés. En Russie, le PIB par habitant tourne autour de 13.000 à 14.000 dollars par an. En Biélorussie, il est de 8.000 à 9.000. En Estonie, il atteint désormais 29.000 dollars. “Il n’y a pas photo, souligne Sylvie Matelly. Le rêve européen existe. Certes, il ne faut pas être naïf: l’intégration ne se construit pas en claquant des doigts. Mais que serait la Biélorussie si elle avait rejoint l’Union européenne et que serait l’Estonie si elle était restée dans le giron de la Russie? Quand on parle de rêve européen, je suis un peu ennuyée que l’on ne capitalise pas davantage sur cet élément.”
6. Une Europe qui penche à l’Est
Mais l’Europe montre aussi ses faiblesses. Voici quelques semaines, le Financial Times notait qu’au sein des institutions européennes, certains étaient gênés par la rapidité avec laquelle on voulait intégrer l’Ukraine dans l’Union. Il ne fallait pas donner de faux espoirs aux Ukrainiens.
“Je suis d’accord avec cette analyse pour plusieurs raisons, commente Tanguy Struye. D’une part, il y a des règles et il est important de les observer. Sinon, on ouvre la porte à tout et n’importe quoi. En promettant à l’Ukraine un processus accéléré, nous envoyons un message catastrophique aux pays des Balkans et à la Turquie qui sont toujours en négociation depuis 10 ou 20 ans. Ensuite, quelle Ukraine intégrerait l’Union? Ses frontières ne sont pas déterminées. Avec ou sans la Crimée? Nous n’en savons absolument rien. Enfin, dernier point, je suis étonné que sur le long terme, personne n’aborde la question de l’équilibre interne au sein de l’Union européenne.”
Car si l’Ukraine intègre l’Union, il y aura un axe de l’Europe de l’Est, de Riga à Kiev en passant par Varsovie, qui sera très puissant. “Et je serai curieux de voir comment l’axe franco-allemand va réagir. La Pologne ne s’est pas gênée il y a quelques jours pour dire que, comparée à l’Allemagne, elle était devenue la puissance militaire de l’Europe”, souligne Tanguy Struye.
7. Des négociations à préparer
L’absence d’une politique de défense commune et d’une véritable présence diplomatique européenne constitue donc une fragilité de taille, qui sera encore plus visible lorsqu’il faudra se mettre autour de la table avec la Russie.
“Ce n’est pas parce que nous soutenons les Ukrainiens militairement que nous ne pouvons pas ouvrir en parallèle une voie diplomatique, avance Tanguy Struye. L’Union a fait une erreur en laissant la main aux Turcs, aux Israéliens. Nous risquons d’être complètement en dehors du système de négociation.” Et l’expert d’ajouter que, sans être un fan inconditionnel du président français Emmanuel Macron, son approche de laisser un canal de discussion ouvert avec Moscou était la bonne. “Mais il a chaque fois été rappelé durement à l’ordre par les pays de l’Est. De toute façon, qu’on le veuille ou non, nous allons devoir discuter avec les Russes, que l’Ukraine gagne la guerre, la perde ou que le conflit reste gelé. Nous devrons de toute façon négocier afin d’essayer de rétablir une certaine stabilité sur le continent européen”, conclut Tanguy Struye.
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