Qui a fait exploser le gazoduc Nord Stream ?
La grand reporter Marion Van Renterghem raconte dans une enquête le piège tendu aux Européens par Vladimir Poutine avec le gigantesque ‘tuyau’ acheminant le gaz via la Baltique. “Ce piège était presque parfait”, raconte-t-elle. Voici pourquoi.
Grand reporter, chroniqueuse à L’Express, Marion Van Renterghem vient de publier un thriller géopolitique passionnant: Le piège Nord Stream. Elle raconte l’histoire du double gazoduc construit pour acheminer le gaz de la Russie vers l’Europe via la mer Baltique, en contournant l’Ukraine. L’infrastructure fut une des sources de la guerre actuelle, démontre-t-elle, avant son sabotage le 26 septembre 2022. Et si les Russes étaient bien les commanditaires de cet attentat?
– TRENDS-TENDANCES. Dans votre ouvrage, vous racontez combien ce double gazoduc Nord Stream était un investissement judicieux en matière énergétique mais qu’il s’est transformé en piège…
MARION VAN RENTERGHEM. Exactement. Rétrospectivement, il apparaît comme un piège très bien pensé par le président russe Vladimir Poutine, et une erreur stratégique monstrueuse de la part des Européens, singulièrement des Allemands. Au moment où il a été conçu, c’était pourtant parfaitement justifié pour des raisons économiques. Mais cela restera, avec le recul, une tache sur le bilan de la chancelière Angela Merkel. Car ce double gazoduc a confirmé la dépendance de l’Europe au gaz russe.
– Contourner l’Ukraine, écrivez-vous, ouvrait les portes de la guerre.
Auparavant, le gaz transitait en effet par son territoire. Le contournement de l’Ukraine via Nord Stream a donc rendu ce pays “inutile”, si l’on peut dire. Je connais très bien le fonctionnement psychologique et politique d’Angela Merkel à qui j’ai consacré une biographie, et c’est curieux qu’elle se soit fait piéger de la sorte. C’est une pragmatique pure, pas une idéologue, et c’est la moins naïve de tous sur Poutine. Elle savait donc certainement qu’il n’avait pas abandonné l’idée de reconquérir l’Ukraine. Mais elle a laissé la dépendance énergétique de son pays à la Russie croître à plus de 55%.
Evidemment, l’influence des proches de l’ancien chancelier Gerhard Schröder a joué un rôle, et c’était aussi une forme de logique inéluctable. Sans nucléaire et sans charbon, en attendant le renouvelable, le gaz bon marché permettait de préserver la prospérité des entreprises allemandes. Et puis, elle se disait qu’elle tenait quand même aussi Poutine à travers l’interdépendance, puisqu’il avait aussi besoin de nous comme clients. Mais c’est là que réside la faille du raisonnement de Merkel… Car pour Poutine, la passion prime sur l’intérêt. Il se moque de l’économie face à la possibilité de reprendre un pays. En outre, avec ce gazoduc, l’Ukraine perdait son levier stratégique de sécurité.
– Nord Stream est un investissement gigantesque, mais il faisait tout de même sens, justement dans cette logique d’interdépendance dont vous parlez.
Bien sûr, les arguments étaient implacables et tout le monde ne pouvait qu’en être convaincu. Les conflits énergétiques de 2006 et 2009 entre l’Ukraine et la Russie, quand Moscou a coupé le gaz, ont en outre foutu la pétoche: certains pays ont eu vraiment froid ces hivers-là. On ne pouvait pas continuer à subir les effets collatéraux de ces tensions. Nord Stream permettait de contourner un problème: cela a été utilisé par les Russes comme un argument de conviction.
– Vladimir Poutine a imité Kaa, le serpent du “Livre de la jungle”. Il nous a hypnotisés…
Exactement, il nous a endormis collectivement. Les Allemands se sont fait avoir de façon très visible parce qu’ils avaient besoin de davantage de gaz que les autres. Mais en France aussi, tant les présidents Nicolas Sarkozy que François Hollande ont été pris dans ce piège, en poussant notamment Engie à être partenaire du Nord Stream 2. Personne ne mesurait l’enjeu.
– Cette erreur de jugement est liée à la stratégie énergétique erronée de l’Europe: l’horizon était au renouvelable mais on avait besoin d’une transition…
Le gaz était une énergie idéale et peu chère, d’autant plus avec ce pipeline venant de Russie. C’était moins polluant que le charbon et plus sûr que le nucléaire. Sauf que cela a créé une dépendance coupable. L’intelligence russe fut aussi de faire de Gazprom un producteur exemplaire avec ses clients. Tout le monde me l’a dit: traiter avec cette société, c’était le rêve. Le plus grand groupe mondial était peut-être corrompu à l’intérieur, mais il était respectueux des contrats. Tout était livré en temps et en heure. La Russie a fait aussi usage de son soft power avec l’organisation de la Coupe du monde de football en 2018 et le soutien accordé à la Champions League… par Gazprom.
– Mais vous écrivez aussi que le piège n’était pas totalement parfait. Parce que la réaction européenne fut inattendue.
Quand on voit la façon dont le piège était préparé, que l’on s’en soit sorti est miraculeux. Cela ne serait pas arrivé s’il n’y avait pas eu les Ukrainiens et cette phrase insensée du président Volodymyr Zelensky: “Je ne veux pas un taxi, mais des munitions”. Ce clown de cabaret s’est révélé comme un nouveau Churchill. Les Européens se sont réveillés, l’Union européenne et l’Otan se sont ressoudées, le président américain Joe Biden a été bien présent…Tout ce que Poutine n’aurait jamais imaginé est survenu. Jamais il n’aurait pensé que les Européens mettraient leur confort en danger pour l’Ukraine.
– Il y a eu comme une sorte d’aveuglement dans l’entourage de Poutine, à Moscou?
Les services secrets ont très mal fonctionné ou ont dit au patron ce qu’il voulait entendre, c’est vrai.
– Dans votre thriller “réel”, ce qui est incroyable, c’est que l’on fait exploser les gazoducs. A qui profite le crime? A ceux qui détestaient Nord Stream: les pays de la “Nouvelle Europe” (Pologne, Ukraine, pays baltes) et les Etats-Unis?
Tous ont de fait des intérêts passionnels pour commettre cet attentat, mais le seul Etat qui a des intérêts rationnels concrets, c’est la Russie, pour éviter de devoir payer des dédommagements aux clients non fournis, quand elle a coupé le robinet. Un montant qui se chiffre en milliards. Cela lui offre l’occasion de pouvoir plaider le cas de force majeure, en cas d’arbitrage.
Par ailleurs, cet attentat survenu en zone Otan expose la vulnérabilité de ces pays, au cœur d’une guerre hybride. Ce que toutes les enquêtes manquent de préciser aussi, c’est que cette explosion ne marque pas la fin de Nord Stream: il est réparable, ce tuyau! Quel intérêt auraient les Ukrainiens de prendre un tel risque en se mettant à dos tous leurs alliés, pour un gazoduc réparable? Je n’exclus évidemment pas que ce soient les Ukrainiens – on peut parfois agir de façon inconséquente – mais ce serait débile.
– Pourquoi avoir choisi de consacrer un livre à ce gazoduc?
J’en ai eu l’idée avant l’explosion. Le symbole de cette guerre en Ukraine qui m’obsède et de cette dépendance folle de l’Europe, c’est Nord Stream. Après avoir terminé ma biographie sur Angela Merkel, je trouvais marrant de faire la biographie d’un tuyau. D’autant qu’il prolonge mon ouvrage précédent, en explorant cette erreur étonnante de la part d’un personnage qui me fascine.
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