Si le commerce alimentaire mondial s’arrêtait, un seul pays serait autosuffisant. Indice : dans ce pays a été découvert, il y a tout juste 10 ans, un énorme gisement de pétrole. Mais un pays qui a autant de chance n’est-il pas aussi, un peu, maudit ?
Imaginons un instant un scénario extrême : plus aucun pays ne peut importer ni exporter de nourriture. Qui serait alors capable de nourrir sa population uniquement grâce à sa propre production ? C’est la question qu’ont explorée des chercheurs des universités de Göttingen (Allemagne) et d’Édimbourg (Royaume-Uni), dans une étude récemment publiée dans Nature Food et qui croise les recommandations alimentaires du WWF et la production nationale avec ces besoins.
Leurs calculs portent sur 186 pays, évalués selon leur capacité à couvrir les besoins nutritionnels dans sept catégories clés : céréales, légumes, fruits, produits laitiers, viande, féculents de base et poisson. Résultat frappant : un seul pays coche toutes les cases. Il ne s’agit ni d’une puissance agricole, ni d’une nation ultra-industrialisée, mais du Guyana, petit État d’Amérique du Sud coincé entre le Suriname, le Venezuela et le Brésil.

Le Guyana, seul sur le podium
Le Guyana serait, toujours selon cette étude, le seul pays à atteindre l’autonomie dans les sept groupes alimentaires. Juste derrière lui figurent la Chine et le Vietnam, tous deux capables de répondre à six de ces besoins sans aide extérieure. Au total, seulement un pays sur sept dans le monde parvient à couvrir au moins cinq groupes de manière autonome, ce qui souligne à quel point l’autosuffisance alimentaire reste exceptionnelle à l’échelle planétaire.
La dépendance, une norme mondiale
Plus largement, plus d’un tiers des pays étudiés sont autosuffisants dans seulement deux groupes alimentaires ou moins. Pire, six pays (l’Afghanistan, les Émirats arabes unis, l’Irak, Macao, le Qatar et le Yémen) ne le sont dans aucune des catégories étudiées. Et on pourrait croire que les grandes unions économiques pallient ce déséquilibre. Il n’en est rien. Le Conseil de coopération du Golfe, par exemple, n’atteint l’autosuffisance que dans la viande. Les regroupements économiques d’Afrique de l’Ouest ou des Caraïbes ne couvrent eux aussi que deux groupes sur sept.
Et en Belgique ?
Selon les critères de Nature Food, la Belgique ne comble que 2 à 5 des sept catégories, mais obtient un meilleur score global puisque notre pays atteint un niveau d’autonomie intermédiaire (77,5 % selon le Food Self Sufficiency Index). Par ailleurs, la consommation alimentaire des Belges exige une surface productive 3,6 fois plus grande que leurs ressources domestiques disponibles. Chaque habitant consomme en moyenne 1,33 hectare global, alors que la disponibilité ou la référence est de seulement 0,37 hectare global par habitant.
L’empreinte écologique alimentaire de la Belgique dépasse largement sa biocapacité : le pays vit donc en « dette écologique alimentaire ». De fait, il importe massivement des ressources et l’essentiel de sa nourriture. Pour la Belgique, le défi est donc moins de viser une autosuffisance totale que de développer une résilience alimentaire, en combinant production locale, diversification et circuits alimentaires plus durables. Soit autant de stratégies plus réalistes et adaptées à son environnement économique et physique.
L’étrange destin du Guyana
Mais le Guyana n’est pas seulement le seul pays autosuffisant en alimentation. Il est aussi le premier dans deux autres domaines inattendus pour ceux qui n’auraient jamais rien entendu de ce pays très discret jusqu’il y a peu.
Son destin a basculé en 2015 avec la découverte, à 200 km des côtes et à 5 500 mètres au-dessous du niveau de la mer, d’un énorme gisement de pétrole. L’exploitation démarre en 2019 et, depuis, c’est comme si le pays avait gagné au Lotto. Les réserves sont immenses, puisqu’estimées à 11 milliards de barils. Autre bonne surprise : il s’agit d’un hydrocarbure liquide relativement pur et offrant donc de belles marges.
Depuis, le pétrole a fait tripler le produit intérieur brut (PIB) de cette nation majoritairement anglophone de 800 000 habitants. Avec une hausse de 62 % en 2022 et 38 % en 2023, c’est le décollage économique le plus rapide du monde. Ce pays qui a longtemps été l’un des plus pauvres d’Amérique est sur le point de devenir l’un des plus riches.
Avec sa vaste forêt qui recouvre plus de 82 % de son territoire et ses immenses réserves d’hydrocarbures, il serait aussi l’un des seuls pays pétroliers au monde « neutre en carbone ».
Ce nouveau contexte a fait que l’agriculture est devenu la pièce maîtresse d’une stratégie de diversification largement sponsorisée par le pétrole, qui a pour but de faire du Guyana la capitale agroalimentaire de la région. Le gouvernement a donc investi, car riche en matières premières agricoles, l’industrie de la transformation restait encore à désirer. Sauf que subventionner ne sert à rien sans politique économique. Ce qui fait dire à certains que cette manne providentielle pourrait se muer en malédiction.
La manne maudite ?
Dans un premier temps pour les Amérindiens du Guyana, qui représentent 10,5 % de cette population multiethnique composée à 30 % de descendants d’esclaves africains et à 40 % d’engagés indiens venus travailler après l’abolition de l’esclavage. Économique d’abord, puisque la forêt qui a longtemps été une des premières mannes du pays risque d’être délaissée au profit des côtes. Or, la plupart des tribus vivent à l’intérieur des terres, de quoi les exclure de cette nouvelle fortune.
Écologique ensuite, puisque leur écosystème constitué de mangroves riches mais fragiles est menacé par d’éventuelles marées noires.
Exploités par la compagnie pétrolière américaine ExxonMobil, les gisements offshore sont en effet une source d’inquiétude. Ainsi, en 2010, l’explosion du puits de pétrole Macondo, au large du golfe du Mexique, avait provoqué la plus grave marée noire de l’histoire des États-Unis.
Ces richesses naturelles réveillent aussi la convoitise de son voisin le Venezuela, ce qui accroît les tensions régionales.
Enfin, il y a ce qui est parfois appelé la malédiction des « ressources naturelles », ou quand la dépendance à l’argent facile installe une économie dite de la rente, qui met à sec la plupart des secteurs d’activité.