Présidentielle américaine: Kamala Harris, l’émancipée

SAVANNAH USA - AUGUST 29: Vice President and presidential candidate Kamala Harris speaks at a campaign rally in Savannah GA, United States on August 29, 2024 (Photo by Peter Zay/Anadolu via Getty Images) © Anadolu via Getty Images
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La nouvelle candidate démocrate à la présidentielle américaine n’a rien laissé au hasard pour succéder à Joe Biden. Constamment sous-estimée au cours de sa carrière, cette femme noire d’origine indienne a appris à ne pas se plaindre, mais à se battre.

“Sa candidature nous met le feu ; elle me ressemble, elle me représente !” Annette Johnson, visage d’obsidienne sous un chapeau de cow-boy ourlé, n’a pas assez de mots pour encenser Kamala Harris. Comme tous les délégués à la convention démocrate de Chicago, en cette fin août, l’élue de l’Indiana est euphorique. La nouvelle candidate à la présidentielle a rattrapé le retard accumulé dans les sondages par Joe Biden face au républicain Donald Trump. Elle est devenue un phénomène. Alors que l’élection s’annonce très serrée, les démocrates ont désormais toutes leurs chances pour conserver la Maison Blanche en novembre.

A Chicago, Kamala Harris n’a pas été l’oratrice la plus exaltante, et elle n’a pas un fan-club ancien comme Michelle Obama ou la sénatrice gauchiste Elizabeth Warren. Mais elle est venue pour gagner, avec méthode et détermination. Elle est apparue strictement vêtue en tailleur-pantalon noir, presque en tenue de procureur. Ce n’est pas la suppléante de Joe Biden qui a été ovationnée : c’est la femme tenace qui veut faire tomber Donald Trump.

“Je serai une présidente qui nous unira autour de nos aspirations les plus élevées. Une présidente qui dirige et qui écoute ; qui est réaliste, pratique, avec du bon sens ; et qui se bat toujours pour le peuple américain. Du tribunal à la Maison Blanche, c’est le travail de toute ma vie”, a déclaré l’ancienne procureure générale de Californie, insistant sur sa vocation d’avocate du peuple et sur le contraste avec un candidat républicain puéril et à l’ego boursouflé.

Les combats qu’elle a dû mener au cours de sa carrière “n’ont pas été faciles, et les élections qui m’ont permis d’accéder à ces postes ne l’ont pas été non plus”, a raconté la candidate démocrate. “Nous avons été sous-estimés presque à chaque fois”, a-t-elle conclu. Ce “nous” parle surtout d’elle, la fille d’immigrés à la peau noire, toujours cataloguée comme la petite amie de l’un, le faire-valoir de l’autre, ou le recrutement de la diversité. Maintenant, elle s’émancipe. A 59 ans, Kamala Harris peut enfin faire entendre sa propre voix.

Ni prête, ni douée pour l’improvisation

Tout a basculé le 21 juillet. Ce dimanche-là, Joe Biden a annoncé son retrait de la course présidentielle et apporté son soutien à la candidature de sa vice-présidente. Pendue à son téléphone avec son équipe, Kamala Harris a battu le rappel d’une majorité de délégués et virtuellement obtenu l’investiture du parti en 24 heures. Tout le monde a été pris de vitesse : les jeunes présidentiables du parti démocrate, contraints de se rallier, et Donald Trump, incapable de contre-attaquer un mois durant .

Cette campagne éclair a montré la vice-présidente sous un autre jour. Auparavant, Kamala Harris apparaissait comme la candidate par défaut. Joe Biden, qui avait annoncé en 2020 qu’il ne ferait qu’un seul mandat, ne s’était-il pas représenté en 2023 parce que personne d’autre ne lui semblait capable de défaire Donald Trump ?

Il est vrai que la colistière du président a très mal commencé son mandat. Chargée de travailler sur les causes profondes de l’immigration latino, elle s’est obstinée à répéter en direct sur NBC en juin 2021 qu’elle avait visité la frontière avec le Mexique, ce qui était manifestement faux. Ni prête, ni douée pour l’improvisation.

© Getty Images

A la gauche de Biden en 2019

Après cela, Joe Biden a excusé sa vice-présidente “en cours d’apprentissage”. Elle est rentrée dans sa coquille, blessée. Plusieurs de ses conseillers sont partis. Les interviews dans les grands médias se sont faites rares. Seuls sont restés les mèmes Internet, son rire sans retenue et ses surprenants aphorismes tournés au comique comme “ce qui peut être délesté de ce qui a été”.

Dans cette phase de dénigrement, on s’est souvenu d’une campagne présidentielle piteuse, avortée avant les primaires. En effet, en 2019, la candidate californienne s’était positionnée à la gauche de Joe Biden, forçant le trait sur l’assurance-maladie universelle et l’interdiction des gaz de schiste , entre autres. Elle qui n’avait jamais été particulièrement gauchiste.

L’entrepreneur new-yorkais Yann Coatanlem l’a au contraire trouvée très authentique après l’avoir accueillie dans son appartement de Manhattan, en 2019. La candidate a pris le chien de son hôte dans les bras. Elle a parlé devant une centaine de mécènes fortunés, levant environ 100.000 dollars. “Elle était très chaleureuse, et sincère quand elle a évoqué ces Américains qui n’ont pas 400 dollars devant eux pour faire face à un accident de parcours, raconte-t-il, contrairement à Hillary Clinton, qui avait certes des convictions très fortes au départ, mais qui était devenue un disque rayé, s’ennuyant à force d’écouter sa propre voix.”

“Alors Kamala, qu’est-ce que tu vas faire ?”

“C’est une femme qui a des convictions – la défense des femmes, la justice raciale – même si elle n’est pas dogmatique et sait s’adapter au contexte”, décrypte Alexis Buisson. Ce journaliste vivant aux Etats-Unis publie le 10 septembre l’édition mise à jour de son ouvrage “Kamala Harris, la biographie” (L’Archipel), pour lequel il a réalisé de nombreux entretiens dans l’entourage professionnel et familial de la candidate.

Kamala Harris a grandi dans une famille engagée. Avec deux parents universitaires et immigrés dans la Californie des années 1960-1970, difficile de rester indifférent au mouvement pour les droits civiques. Le père Donald Harris, jamaïcain, a cheminé jusqu’à devenir professeur d’économie à Stanford. La mère Shyamala Gopalan était chercheuse en biologie à Berkeley. Cette femme courageuse est partie d’Inde à 19 ans, seule, pour rejoindre la Californie avec l’ambition de devenir celle qui trouverait le remède au cancer du sein. Elle a refusé le mariage arrangé par sa famille. Puis quand Kamala avait sept ans, elle s’est séparée de Donald et a conservé la garde des deux filles.

Après le divorce, les trois femmes ont emménagé dans le bas d’Oakland, “un beau quartier de pompiers, d’infirmières et d’ouvriers du bâtiment, qui tondaient tous leur pelouse avec fierté”, a raconté la candidate à Chicago. Shyamala Gopalan tançait celle qui se plaignait : “Alors Kamala, qu’est-ce que tu vas faire pour régler ça ? Et surtout, ne le fais pas à moitié”, disait-elle. Forte de cette leçon, l’écolière Kamala a recueilli son amie Wanda, qui était abusée sexuellement dans sa famille. Une expérience qui a contribué à sa vocation de juge. La vice-présidente, dont le prénom fait référence à la déesse Lakshmi que l’on invoque pour avoir du succès dans ses entreprises, n’est pas considérée comme “afro-américaine” de par son origine jamaïcaine. Toutefois, Shyamala Gopalan a veillé à ce qu’elle soit consciente de sa couleur de peau et des combats qu’elle implique. Elle “savait que son pays d’adoption nous verrait comme des filles noires, Maya et moi, et était déterminée à s’assurer que nous grandissions en femmes noires confiantes et fières”, a confié Kamala Harris au New Yorker.

C’est une femme qui a des convictions – la défense des femmes, la justice raciale – même si elle n’est pas dogmatique et sait s’adapter au contexte” – Alexis Buisson, auteur de “Kamala Harris, la biographie”.

Des tracts sur une planche à repasser

Pas d’université de l’Ivy League dans le parcours de l’aspirante à la Maison Blanche, contrairement à Barack Obama qui avait poli son personnage à Columbia puis à Harvard. En revanche, elle est passée par l’université noire historique de Howard, à Washington, où elle a été admise dans une sororité “black” – avant de revenir faire son droit à l’université publique de San Francisco.

Entrée au tribunal de district du comté d’Alameda en 1990, elle a rencontré peu après l’ex-maire de San Francisco Willie Brown. Ils ont été brièvement amants. Cet Afro-Américain plus âgé que son père, élégant et influent, l’a introduite dans la haute société de la Vallée. Il est devenu son mentor, tout en couvant l’actuel gouverneur de Californie Gavin Newsom. Les deux protégés se sont liés. Avant eux, Nancy Pelosi et Dianne Feinstein sont également passées par l’écurie Brown.

Dans un pays où les juges sont élus, l’ambitieuse n’a cependant bénéficié d’aucune faveur pour décrocher en 2003 son premier poste important, procureure de district de San Francisco. Au paradis américain des progressistes, elle a réussi à battre son ancien patron, le très gauchiste Terence Hallinan, en promettant d’être plus dure avec les criminels. Elle s’est campée à la sortie des supermarchés, avec des tracts imprimés en noir et blanc posés sur une planche à repasser. Puis, en 2010, elle a défait un républicain modéré qui partait pourtant favori, pour devenir procureure générale de Californie.

Un plan pour la présidentielle de 2028

Six ans plus tard, elle a été élue sénatrice au Congrès. C’était la première fois qu’une femme d’origine indienne accédait à ce poste – on ne compte plus les “premières fois” dans sa carrière. Elle s’y est illustrée en auditionnant des sommités de l’administration Trump comme au tribunal. “Je ne peux pas être pressé comme ça, vous me rendez nerveux !”, a craqué le procureur général Jeff Sessions. “C’est une femme et elle est noire. Ses adversaires sont des hommes, qui ont tendance à ne pas la prendre au sérieux et à attaquer son identité. Ils ne se rendent pas compte que c’est improductif”, analyse Alexis Buisson.

En 2022, quand la vice-présidente blessée de Joe Biden a décidé de repartir à l’attaque, personne n’y a prêté attention. Avec sa nouvelle directrice de cabinet Lorraine Voles, arrivée en mars, leur plan était pourtant de préparer la présidentielle de 2028. “L’élément principal était de sortir Harris du bunker psychologique où elle s’était retirée”, en se forçant à donner des interviews et en se démultipliant sur le terrain, raconte CNN.

En juin, la Cour suprême a décidé de faire régresser le droit à l’avortement aux Etats-Unis et a donné à Kamala Harris le combat qui lui manquait. Elle s’est immédiatement identifiée à cette cause porteuse et elle a pris la route, avec au moins deux rendez-vous par semaine, pour galvaniser les électeurs à l’approche des élections de mi-mandat. A chaque fois, il y avait des élus locaux, des leaders étudiants ou des décideurs économiques sur la photo. Kamala Harris a aussi multiplié les tournées dans les universités, et s’est rendue très populaire auprès des jeunes électeurs.

© Getty Images

Expérience internationale

Elle s’est aussi forgé une expérience internationale, quand Joe Biden n’était pas disponible ou devait s’économiser. Son voyage en France en novembre 2021 a pris une dimension particulière à cause de l’éclatement de la crise des sous-marins avec l’Australie. Elle a longuement discuté avec Emmanuel Macron pour recoller les morceaux.

Avec son mari Doug Emhoff, un avocat de confession juive épousé en 2014, ils se sont aussi rendus à l’Institut Pasteur. Elle voulait rendre hommage à sa mère qui avait travaillé un an dans les années 1980 avec le professeur Etienne-Emile Baulieu, l’inventeur de la pilule du lendemain. Elle l’a rencontré peu avant son décès, ainsi que d’autres chercheurs et médecins.

“C’était en plein covid, nous étions tous masqués, elle m’a posé plusieurs questions d’ordre scientifique, de bon sens. Elle était chaleureuse, et très curieuse”, se souvient Olivier Schwartz, virologue à l’Institut. Il ne sait plus si Kamala Harris, qui a appris le français à l’école, a glissé quelques mots dans la langue de Molière, mais tous étaient “ravis et honorés”. “J’espère que la prochaine fois, elle viendra nous saluer en présidente”, s’amuse le scientifique. Les paris sont lancés.

Solveig Godeluck («Les Echos» / 3 septembre 2024)

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