Nassim Nicholas Taleb, financier et essayiste à succès avec « Le Cygne noir » ou « Antifragile », a livré voici quelques jours une analyse percutante des dynamiques qui façonnent notre monde contemporain à l’occasion d’une conférence organisée par le Ron Paul Institute, un think tank américain d’obédience libertarienne.
Nassim Taleb propose sept points clés pour comprendre les transformations économiques, sociales et culturelles que nous vivons aujourd’hui.
1.La concentration. C’est le constat que « The winner takes all », le gagnant rafle tout. Dans le monde éditorial, par exemple, quelques auteurs, comme J K Rowling, la créatrice de Harry Potter, captent la majorité des revenus, reléguant les autres à des emplois précaires. Cette concentration, présente dans la culture où aujourd’hui une dizaine de chanteuses et chanteurs d’opéra reçoivent la toute grade part des recettes, alors qu’auparavant, des centaines de chanteuses et chanteurs pouvaient vivre confortablement de leur art, est générale et s’observe aussi dans la technologie. « Google a remplacé AltaVista en 12 minutes, mais reste depuis indétrônable », observe Nassim Taleb. « Ce n’est pas intrinsèquement malsain. Cependant, la situation devient problématique lorsqu’elle se fige, créant un « techno-féodalisme » où le pouvoir se concentre sans mobilité », dit-il. Taleb compare cela à la biodiversité : sur une île isolée, de nombreuses espèces peuvent cohabiter. Mais dans un espace plus vaste, comme l’est notre monde hyperconnecté où le Covid s’est propagé en une semaine, la domination de plus en plus importante de quelques espèces empêche la diversité de s’exprimer.
2. Le poids des rendements composés. Nous avons du mal à comprendre l’évolution des rapports de force mondiaux et la domination prévisible de la Chine, dit Nassim Taleb. Aujourd’hui, les États-Unis représentent plus de 25% de l’économie mondiale, et l’Europe décline à 14 %, tandis que la Chine atteint 20 %.
Mais c’est compter sans la croissance composée, qui a fait la fortune de Warren Buffett ; souligne Nassim Taleb. La croissance composée est le processus où les bénéfices ou les gains d’une période sont réinvestis, augmentant le capital de base pour les périodes suivantes, ce qui entraîne une croissance exponentielle. De petites différences de croissance produisent des écarts massifs à long terme. La Chine, avec des coûts bien inférieurs aux Etats-Unis, excelle déjà dans l’éducation, la santé et le militaire. Nassim Taleb donne l’exemple de la “poubelle à 53 000 dollars”, un scandale bien documenté impliquant Boeing et le Département de la Défense américain où l’entreprise a bénéficié de surcoûts exorbitants dans les contrats militaires. Cette montée en puissance, cette meilleure efficacité chinoise s’observe dans les domaines des soins de santé, de la technologie et le domaine militaire, ce qui pourrait rendre Pékin plus stratégique que Washington pour les discussions géopolitiques.
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3.La courbe en S. Dans presque tous les domaines de croissance, on observe une courbe en S (à l’horizontal) , c’est-à-dire un modèle où la croissance accélère avant de ralentir à la saturation. Aux Etats-Unis, la plupart des ménages ont déjà deux voitures. En voudront-ils trois ou quatre ? En Europe, les travailleurs profitent déjà de nombreuses semaines de vacances. Mais en Chine, beaucoup n’ont pas encore de voiture, et l’économie croît donc rapidement. Cette saturation que montre la courbe en S, bien que naturelle, pose des problèmes aux économies développées, car elles accumulent des dettes massives. Ces pays empruntent pour maintenir leur niveau de vie, mais peinent à croître. Taleb critique les politiques comme les tarifs douaniers de l’administration Trump, qui freinent la croissance en détournant des ressources vers des secteurs à faible valeur. « C’est un peu comme si l’on demandait à un chirurgien du cerveau de devenir jardinier », dit l’essayiste.
4. La crise de la confiance monétaire Poursuivant sur la dette, Taleb pointe un problème majeur : la dépendance aux emprunts. En 2022, l’administration Biden, en gelant des actifs en dollars (dans le cadre des sanctions contre la Russie), a érodé la confiance dans le dollar comme monnaie refuge. Les transactions se tournent vers l’or, dont la valeur a bondi de 35 %, et les pays des BRICS accumulent des réserves aurifères. Mais Donald Trump n’a pas fait mieux. Nassim Taleb ironise sur ce « président aléatoire » aujourd’hui au pouvoir, qui aggrave cette méfiance par des décisions imprévisibles, accentuant la désaffection pour les actifs américains et fragilisant l’économie mondiale.

5. L’immigration, pilier des économies matures En Europe et aux États-Unis, les tâches subalternes, comme nettoyer les rues, sont laissées aux immigrés, car les locaux préfèrent des métiers qualifiés. Nassim Taleb, en se promenant à vélo, a observé la prédominance des travailleurs latino-américains dans certains quartiers. « Restreindre l’immigration, comme le prônent certains, entraînerait des pénuries de main-d’œuvre, comme pendant le Covid, où les restaurants ont fermé faute de serveurs », dit-il. Il cite Giorgia Meloni, élue en Italie sur une plateforme anti-immigration, mais dont le pays a finalement accepté une forte augmentation de l’immigration. « C’est le problème que nous avons maintenant avec l’ICE l’agence américaine chargée de l’application des lois sur l’immigration, NDLR). Ils savent fondamentalement que l’économie américaine s’effondrerait sans les immigrés illégaux, simplement parce que c’est comme ça qu’elle a été construite ». L’immigration a donné aux Etats-Unis son esprit pionnier. « Vous pouvez dire : d’accord, je veux être un État musée et c’est mauvais d’avoir des immigrés. Vous expulsez donc les immigrés et vous avez votre État musée. Mais peut-être que votre PIB diminuera de 30, 40 % ». On ne peut pas avoir dans des économies mûres une croissance sans immigration, dit Taleb. « Vous devez faire des choix rationnels, et ne pas dire je veux manger un gâteau et perdre du poids. Il n’y a pas d’Ozempic en économie ».
6. La révolution de l’information Nassim Taleb célèbre les médias sociaux comme un retour à l’échange naturel d’informations. Contrairement à l’époque où les familles consommaient passivement les nouvelles télévisées, des plateformes comme TikTok ou Twitter permettent de transmettre et recevoir des informations, comme autrefois chez le barbier. Cette dynamique rend le contrôle difficile, même avec la censure. Taleb illustre cela avec Gaza : en 2025, les réseaux sociaux garantissent la transparence. Il note que les jeunes générations ignorent les vieux médias comme ABC News.
7. Une question d’échelle. Enfin, Nassim Taleb aborde l’importance de l’échelle dans la gouvernance. Il raconte que quelqu’un peut dire : « Je suis libertarien au niveau national, républicain à l’échelle de l’État, démocrate au niveau municipal, et communiste au sein de la famille. »
« Lorsque les livres d’histoire parlait d’Henri VIII pu de Colbert, ils décrivaient un gouvernement très différent de celui d’aujourd’hui, poursuit-il. Jusqu’à il y a un siècle, le gouvernement ne représentait que 10% du PIB, souvent moins. Aujourd’hui, dans un pays comme la France, c’est plus de 50%. »
La complexité croissante de l’économie américaine exige un contrôle accru, mais éloigne le pays d’une gouvernance efficace, avertit Nassim Taleb. « Tout dépend de l’échelle où vous voulez que le gouvernement se trouve, explique-t-il. Si vous êtes membre d’un country club, le club a un gouvernement. Il a des règles, qu’il fait appliquer. Ce n’est pas un point trivial, car quand nous comparons les pays, on remarque que, dans les Etats-nations, ce sont les petits qui engrangent les succès, comme Dubaï, Singapour ou, à l’époque, Venise. »
Nassim Taleb brosse donc au final un portrait du monde moderne, où la concentration, la domination géographique, la saturation économique, la crise monétaire, l’immigration, les médias sociaux et les questions d’échelle redéfinissent les dynamiques globales. Pas toujours pour le meilleur.