Les Etats-Unis pèsent 75% du marché mondial des actions, mais nous sommes peut-être à la veille d’un vaste rééquilibrage qui affaiblirait les actifs américains, note Philippe Gijsels, le chief strategist de BNP Paribas Fortis, qui souligne l’importance du plan d’investissement allemand qui pourrait rediriger vers l’Europe une partie de l’épargne européenne.
Depuis la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis occupent, dans le monde économique et politique une place d’exception. Une place construite à partir de leur puissance militaire, du statut du dollar comme monnaie internationale et monnaie de réserve, et de la domination économique et technologique américaine. Cet exceptionnalisme américain est-il terminé ?
« Pour traiter cette question, répond Philippe Gijsels, le chief strategist de BNP Paribas Fortis, il est important de regarder ce qui se passe au niveau de l’économie mondiale. Il y a cinq ou dix ans, on pouvait dire que le monde allait dans la même direction : les banques centrales avaient plus ou moins les mêmes politiques. Aujourd’hui, chaque bloc – les Etats-Unis, la Chine, l’Europe, le Japon, le « Global South » – suit son propre rythme et sa propre direction ».
Pour la première fois depuis très longtemps, l’Europe pourrait croître plus vite cette année que les Etats-Unis. « Si quelqu’un avait dit cela il y a trois mois! Mais le vaste plan d’investissement allemand est vraiment un « game changer », dit Philippe Gijsels. Donald Trump reçoit pas mal d’attention, mais ce qui se passe en Europe et en Allemagne est très important. Je ne sais pas si la croissance européenne dépassera celle des Etats-Unis, mais ce qui est important est que désormais chaque bloc suivra son rythme et que les banques centrales devraient mener des politiques différentes », poursuit-il.
Un monde fragmenté et volatile
Cette fragmentation du monde est amplifiée par une volatilité géopolitique croissante. Guerres, tensions commerciales, et rivalités entre grandes puissances exacerbent l’instabilité. Cette instabilité se traduit par des fluctuations brutales sur les marchés : les devises, les matières premières, les actions et les taux d’intérêt subissent des mouvements erratiques. Le Nasdaq, par exemple, a connu la baisse la plus rapide de son histoire, suivi d’un rebond tout aussi fulgurant. « Je pense que ce niveau de volatilité pourrait encore augmenter », observe Philippe Gijsels.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement après la crise financière de 2008, les États-Unis ont pourtant dominé l’économie mondiale. Leur « exceptionnalisme » s’est traduit par une surperformance des actifs américains surtout ces quinze dernières années. « Des années 90 jusqu’à la crise de 2008, l’indice boursier européen et le S&P 500 américain étaient parfaitement corrélés », observe Philippe Gijsels.
C’est après 2008 que la tendance change : « le S&P 500 a fortement surperformé l’EuroStoxx et aujourd’hui, le poids des Etats-Unis, dans l’indice mondial MSCI World, atteint 75%. C’est énorme et ne correspond pas au poids de l’économie américaine (qui pèse environ 25% du PIB mondial, NDLR). Tout le monde a investi sans trop réfléchir dans les obligations d’État américaines et dans les « magnificent seven » (les géants technologiques américains), ce qui a poussé le dollar à la hausse. »
Un mécanisme qui s’essouffle
« La poussée des actions, des obligations et du dollar, tout est lié, résume Philippe Gijsels. Pour le comprendre, il suffit de regarder deux flux : celui des investissements et celui des échanges commerciaux ». La balance commerciale penche en effet en faveur de l’Europe (qui a un excédent à l’égard des Etats-Unis) et l’Europe prend ce surplus, y ajoute notre épargne, et réinvestit tout cela aux États-Unis. « Ces flux d’investissements sont donc plus larges que les flux commerciaux. Ce qui veut dire que même si les États-Unis sont en déficit , le reste du monde on est tellement investi aux États-Unis que cela fait monter le dollar ».
Mais ce modèle montre des signes d’essoufflement. Les déficits commerciaux et budgétaires américains, aggravés par une dette publique de 36 000 milliards de dollars (avec 1 400 milliards d’intérêts annuels), suscitent des interrogations. La guerre en Ukraine a marqué un tournant : en utilisant le dollar comme une arme géopolitique (sanctions, exclusion de la Russie du système Swift), les États-Unis ont incité certains pays à reconsidérer leur dépendance aux actifs américains. Les banques centrales, et notamment la banque centrale chinoise, réduisent leurs détentions d’obligations américaines, diversifiant vers l’or et d’autres devises. Et en Europe, le plan d’investissement allemand, entre autres, devrait réduire l’épargne européenne allant s’investir dans des actifs américains.
L’aube d’une grande réallocation ?
« Ce mécanisme qui consistait à réinvestir notre surplus aux Etats-Unis n’est pas cassé, mais il est aujourd’hui sous pression, explique Philippe Gijsels. Quant au statut du dollar comme monnaie de réserve, il n’est pas non plus abandonné,- car il n’y a pas vraiment de solution de rechange pour le moment – mais il faut y être très attentif parce qu’aussi sur le court terme, dans le dans les marchés, on observe quelque chose qui est inhabituel : auparavant, lorsqu’il y avait une crise, les investisseurs se réfugiaient dans le dollar et achetaient des bons du Trésor américain. Chaque fois qu’il y avait une correction dans le marché des actions, les bons du Trésor montaient, les taux baissaient et le dollar montait. Aujourd’hui, c’est différent. »
On voit en effet le dollar baisser, le cours des bons du Trésor baisser et donc les taux monter. » Il est possible que nous soyons seulement à l’aube d’une très grande tendance, marquée par un affaiblissement des actifs américains et une redistribution plus équilibrée des flux de capitaux à l’échelle mondiale », conclut Philippe Gijsels.