Le célèbre géopolitologue français, fondateur de l’IRIS, évoque les concessions nécessaires pour un cessez-le-feu en Ukraine, les attaques audacieuses de Zelensky et les risques réels d’élargissement du conflit. “Certains se bercent d’illusion en pensant que l’on va se réveiller de ce cauchemar”, nous dit-il.
Pascal Boniface, fondateur et directeur de l’Institut national de relations internationales et stratégiques (IRIS), était l’un des invités du débat de rentrée organisé par Trends Tendances, la RTBF et le Cercle de Wallonie, mercredi soir au Théâtre de Liège. L’occasion d’évoquer une situation tendue autour du conflit ukrainien, entre espoirs ténus de paix et menaces d’escalade.
Un cessez-le-feu, voire une paix, est-elle envisageable et à quel prix?
Pour qu’il y ait un cessez-le-feu, selon les strictes règles du droit international ainsi que selon les voeux de l’Ukraine et de ses soutiens, la Russie devrait abandonner les territoires qu’elle a conquis de façon illégale, par la force, depuis 2014. Mais ce voeu est irréaliste parce qu’il y a 30 millions d’Ukrainiens et 145 millions de Russes, et que les pays européens ne sont pas prêts à envoyer des soldats pour changer cette balance démographique. Je trouve depuis longtemps, sans que cela ne fasse de moi un poutinophile, que l’on ne fera que prolonger la guerre si l’Ukraine ne renonce pas à ces territoires – conquis illégalement, je le répète. On peut prolonger la guerre si on pense que l’on va en changer le cours, mais cela semble impossible.
Mais Vladimir Poutine veut-il vraiment un cessez-le-feu?
Il y a aussi des positions irréalistes de la Russie. Lorsque Poutine demande que l’on reconnaisse ces territoires conquis illégalement ou que l’Ukraine se retire des territoires annexés de façon illégale mais ou l’armée ukrainienne est encore présente, voire quand il dit vouloir une Ukraine démilitarisée, c’est irréaliste. On ne peut pas l’accepter. Poutine se rangera-t-il à la raison parce que Trump lui dira que s’il ne l’accepte pas, il deviendra son ennemi? Avec ses exigences actuelles, Poutine montre qu’il refuse la paix.
Y’a-t-il un risque d’escalade, après les attaques audacieuses des Ukrainiens?
Pour l’instant, c’est la logique militaire qui prévaut. L’avantage des opérations faites par les Ukrainiens, c’est qu’ils envoient le signal à la Russie qu’il n’y a pas d’impunité totale, que toutes les cartes ne sont pas dans leurs mains et que la seule continuation du conflit n’est pas forcément avantageuse pour eux. L’Ukraine a musclé son jeu pour amener la Russie à négocier. Dans l’histoire des conflits, on sait qu’il y a souvent une intensification des combats avant d’arriver à une négociation. Pour ma part, je pense qu’il n’y aura un cessez-le-feu que s’il y a un sommet Trump – Poutine parce que chacun veut tirer la couverture à soi: Trump veut pouvoir dire qu’il est un artisan de la paix et, Poutine qu’il rehausse son image en parlant avec l’homme le plus puissant du monde. Bien sûr, cela peut se faire sur le dos des Ukrainiens et des Européens.
Ce serait en effet une grande défaite pour l’Europe?
Bien sûr! Quand on n’est pas à table, c’est que l’on est au menu. L’Europe n’a qu’à s’en prendre à elle-même: elle a mis tous ses pions dans le panier américain et a suivi Zelensky sans tenter d’influencer son jeu. L’Europe s’est privée de tout levier de négociation en se contentant d’aider l’Ukraine et en disant que c’est à elle de dire quand s’arrêtera la guerre. Zelensky suit le président américain: même quand Trump montre qu’il l’abandonne, c’est avec lui qu’il signe un accord sur l’exploitation des richesses minières américaines, pas avec l’Europe. Nous nous sommes laissés malmener par l’Ukraine.
Etes-vous de ceux qui pensent qu’un grand conflit européen est possible? On évoque beaucoup une attaque sur la Lituanie…
Les pays les plus fragiles, ce sont plutôt la Moldavie ou la Géorgie, qui ne sont pas dans l’Union européenne ou dans l’OTAN, et qui font partie de l’ex-espace soviétique. Par ailleurs, il y a des minorités russophones dans les pays baltes, il n’y en a pas en Pologne. Poutine pourrait prétexter le mauvais traitement à ces minorités russophones. C’est effectivement un point d’interrogation. Il faut rappeler que les Etats baltes font partie de l’Union européenne et de l’OTAN, le risque étant que si le président met en doute l’article 5, il prive l’alliance atlantique de sa substance. Je pense que nous sommes à un tournant historique: Trump a décrété la fin du monde occidental tel qu’on le connaissait depuis les années 1940. Depuis, la fin la guerre, il y avait toujours une protection américaine contre Moscou, qu’elle soit capitale de l’URSS ou de la Russie. Donald Trump laisse entendre qu’il pourrait ne plus nous protéger, voire il nous menace dans le cas du Danemark et du Groenland. Le protecteur devient un potentiel prédateur. Il veut passer un accord sur nos têtes. C’est vraiment la fin du monde tel qu’on le connaissait et je ne suis pas sûr que tout le monde le réalise. Certains se bercent d’illusion en pensant que l’on va se réveiller de ce cauchemar.