Pascal Boniface : “C’est inquiétant, Poutine et Biden sont proches du choc des civilisations”
Un an après le début de la guerre en Ukraine, le célèbre géopolitologue français Pascal Boniface met en garde contre un élargissement du conflit et “une escalade qui peut s’accompagner d’engrenages, de dérapages”.
Pascal Boniface est fondateur et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) à Paris. Auteur de nombreux ouvrages dont le dernier en date, 50 idées reçues sur l’état du monde (éd. Armand Colin), il analyse pour Trends Tendances ce conflit ukrainien dont on ne voit pas la fin, un an après l’agression russe.
Le discours de Vladimir Poutine, un an après le début de l’agression russe contre l’Ukraine, ressemblait à une fuite en avant, ce mardi…
Pascal Boniface: Une fuite en avant, oui, mais celle-ci a débuté dès son échec initial qui consistait à aller jusqu’à Kiev en trois jours. Il a dû retomber sur un plan B et déclarer une mobilisation qui va à l’encontre de cette appellation d’opération militaire spéciale – c’est une vraie guerre. Très clairement, Vladimir Poutine joue sa survie politique. S’il devait se retirer de l’ensemble des terres conquises depuis 2014, on voit bien que sa présidence serait en jeu. Il joue le tout pour le tout dans un langage d’escalade. Mais l’escalade existe aussi de l’autre côté. Les Etats-Unis, au nom de la démocratie, et Poutine, au nom de la défense de la Russie, ont des thématiques qui sont de plus en plus proches du choc des civilisations.
Cela peut aller jusqu’où ?
Il vaudrait mieux que cela n’aille pas plus loin et que cela ne dégénère pas en conflit généralisé. Pour l’instant, il n’y a pas d’implication directe des soldats de l’OTAN, mais entre les futures livraisons de nouvelles armes à l’Ukraine et la nouvelle mobilisation en Russie, on voit bien qu’on est dans une escalade.
Il y a, pour l’instant, deux scénarios possibles étant donné que les négociations ne semblent pas à l’ordre du jour : c’est soit un enlisement du conflit, soit une escalade qui peut s’accompagner d’engrenages, de dérapages… Tout ceci est quand même relativement inquiétant sur les conséquences que cela peut avoir en termes de sécurité, mais aussi, sur le long terme, au niveau économique.
Quand vous parlez d’escalade, cela veut dire un élargissement du conflit, un durcissement ou d’autres foyers éventuels ?
Pour l’instant, il semble quand même que la limite soit la participation directe de militaires de l’OTAN à la guerre. C’est une ligne rouge qui a été tracée par le président américain Joe Biden et qui tient toujours. Mais l’engrenage, ce peut être l’accélération des matériels militaires de l’OTAN d’un côté et une mobilisation de plus en plus forte de la Russie, Poutine essayant de compenser par le nombre son infériorité technologique et en matériel.
Une des leçons à retenir de cette guerre, c’est cette identité ukrainienne qui est sacralisée par ce conflit, incarnée par son président.
Depuis son indépendance et jusqu’au début des années 2000, le vote ukrainien était partagé entre un vote pro-russe à l’Est et un vote pro-occidental à l’Ouest. Aujourd’hui, à part dans quelques régions minoritaires du Donbass, le sentiment national ukrainien est fort. J’avais écrit en 2014 que Poutine avait gagné la Crimée, mais qu’il avait perdu l’Ukraine. Cette identité ukrainienne se construit sur base d’une hostilité à la Russie, sur fond de guerre, mais aussi de crimes de guerre.
Cela donne une autre stature au pays et à son chef. Avant 2022, l’Ukraine n’était pas un pays vers lequel on se précipitait et les investisseurs le fuyaient, vu l’ampleur de la corruption. Aujourd’hui, l’Ukraine est devenue le pays martyr, choyé, soutenu par l’ensemble des pays occidentaux. Il a même obtenu le statut de candidat à l’Union européenne, ce que ni ses performances économiques ni son mode de gestion ne justifient. On voit là qu’il y a eu un choix émotionnel.
Quant à Zelensky, il est devenu le héros iconique du monde occidental. Quand il s’adresse aux pays occidentaux, alors qu’il est demandeur, c’est lui qui fixe l’agenda et les pays occidentaux se disputent ses faveurs pour être le plus proches de lui.
N’est-ce pas une difficulté supplémentaire ? Tout le monde dit qu’il faut aider l’Ukraine jusqu’à la victoire, avez-vous dit, mais personne ne définit ce qu’est la victoire…
Il y a un non-dit qui est très grand, en effet. Pour la Pologne, les pays baltes, la Suède, la Finlande ou même l’Ukraine, il faut que la Russie soit vaincue et même écrasée, qu’elle ne puisse plus être en mesure de repartir à la conquête d’autres territoires pour une très longue période. Pour cela, il ne faut plus qu’elle vive en tant que puissance. Certains disent même qu’il ne peut y avoir de paix tant que Poutine ne sera pas jugé. Le problème, c’est que même si l’on peut être horrifié par ses crimes de guerre, il est quand même à la tête d’un pays nucléaire. Je doute qu’il puisse être démis de ses fonctions ou que, même en cas de nouveau pouvoir russe, on le livre aux Occidentaux rapidement.
D’autres pays se disent plutôt que ce que l’on doit obtenir, c’est un retour au statu quo ante, d’avant 2022 et non d’avant 2014. Le chef d’Etat-major américain a dit lui-même que la reconquête de la Crimée serait militairement très difficile, pour ne pas dire dangereuse : on ne sait pas comment Poutine pourrait réagir si la Crimée était en cause. Certains disent donc, comme le président français Emmanuel Macron, que l’on ne peut pas « écraser » la Russie. Mais personne n’ose dire ouvertement que l’objectif serait de récupérer les territoires perdus depuis 2022, parce que ce serait présenté comme une trahison de l’Ukraine, de coup de poignard dans le dos.
Ce serait aussi un gage donné la force utilisée par la Russie pour modifier les frontières et l’ordre international ? Un précédent ?
Non, ce ne serait pas un précédent puisque nous-mêmes avons fait la guerre du Kosovo pour changer les frontières de la Yougoslavie et que nous sommes intervenus dans d’autres endroits. Justement : les pays du Sud nous reprochent d’être très attentif à l’intégrité territoriale ukrainienne et d’être moins regardants quand cela se passe ailleurs. Ceci étant, il s’agit que Poutine ne puisse pas se targuer de ses propres méfaits. Mais en mars-avril, Zelensky lui-même était prêt à laisser de côté la question de la Crimée pour dix ou quinze ans, à l’époque où il était moins confiant sur l’issue de la guerre.
Une leçon de cette année de conflit, est-ce le retour en force des Etats-Unis et le basculement du centre de gravité de l’Union européenne vers l’Est, avec une minorisation de l’axe franco-allemand ?
L’axe franco-allemand est sur la défensive, c’est sûr, parce que les fondamentaux de ces deux pays ont été complètement remis en cause. Il y avait, aussi bien à Berlin qu’à Paris, l’idée que des rapports développés avec la Russie augmentaient les marges de manœuvre. En Allemagne, il y avait une tradition d’Ostpolitik qui avait été utile pour le pays : ce n’est plus possible. Pour la France, le fait d’avoir des relations diplomatiques avec Moscou permettait de nourrir l’autonomie stratégique européenne : ce n’est plus possible, ce serait vécu comme une trahison de la solidarité atlantique. Pour tous les pas européens, il n’y a plus qu’une protection qui vaille : celle des Etats-Unis.
En face de cela, les pays baltes et la Pologne considèrent qu’ils avaient vu juste : c’était une erreur de vouloir parler aux Russes, cela leur a fait croire que nous étions faibles et hésitants, cela n’a fait que favoriser leur agressivité. On aurait dû leur adresser un « non » catégorique et définitif.
Sauf que par le passé, les Baltes et des Polonais leur ont adressé ce « non », ce qui a empêché des rapprochements. Il y a donc une autre façon de voir les choses, mais qui n’est pas audible pour le moment, c’est que l’on a commis des erreurs à l’égard de la Russie, même si – soyons bien clair – aucune de ces erreurs ne justifie, n’explique ou n’excuse le recours à la guerre.
Mais les Polonais et les pays baltes ont le vent en poupe parce que ce langage d’opposition frontale à la Russie est celui qui est le mieux reçu pour le moment. Et on vient bien que les Etats-Unis ont eux aussi le vent en poupe parce que l’on a oublié la débâcle de Kaboul, ils s’opposent depuis quarante ans à la livraison de gaz russe à l’Europe et ils ont gagné, c’est terminé, et tous les pays pensent que les Etats-Unis sont les seuls à même de les protéger. Pour Poutine, c’est un échec dramatique.
Et pour Biden, une victoire totale ?
Voilà. Poutine a perdu l’Ukraine, il a remis en selle les Etats-Unis, il a renforcé les liens entre les Etats-Unis et l’Europe. Biden apparaît le garant de la sécurité en Europe. Pour Zelensky, on voit bien que son véritable partenaire, ce sont les Etats-Unis qui comptent, l’Europe n’était là que pour payer la facture, le moment venu, à la reconstruction.
Il y a toutefois une nuance : hors de l’Europe, les Etats-Unis ne contrôlent plus la situation : ils ne contrôlent plus ni le Brésil, ni les pays africains, ni l’Inde, voire même la Turquie. On a bien une division entre l’Ouest et le reste à laquelle les Occidentaux ne sont pas suffisamment attentifs, en affirmant un peu trop rapidement que les autres sont soumis à la propagande russe, sans réfléchir plus en avant sur la rationalité de cette division.
C’est la construction d’un nouvel ordre mondial : n’est-ce pas la Chine qui tire le plus les marrons du feu ?
En effet, en soi, les Américains se disent que c’est la Chine le plus gros morceau, pas la Russie. Ils sont tout à fait capables de partir aussi rapidement qu’ils sont arrivés en Europe : il suffit qu’il y ait un changement de président l’an prochain, un essoufflement du soutien au Congrès…
On voit bien une coupure entre la Russie et le monde occidental qui persistera tant que Poutine sera au pouvoir, il n’y aura pas de réconciliation possible tant qu’il est au pouvoir. Mais en même temps, une Russie qui n’est pas si isolée que cela – on l’a vu avec la tournée de Lavrov en Afrique – parce que de nombreux pays n’acceptent plus de se voir dicter leur comportement par les pays occidentaux. Il en va de même pour la Chine.
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a dit voici quelques jours qu’il ne fallait pas recommencer les mêmes erreurs vis-à-vis de la Chine que celles que l’on a commises vis-à-vis de la Russie : il ne faut pas trop crisper un pays de manière à en faire un ennemi, alors que ce n’est au départ qu’un rival.
Ce qui est le cas, en l’occurrence ?
Oui.
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