L’industrie chinoise plie mais ne rompt pas

Usine de production de panneaux photovoltaïques à Lianyungang. © Belga
Jozef Vangelder Journaliste chez Trends Magazine

Surcapacités, baisse des prix, marges bénéficiaires en berne : l’industrie chinoise souffre. Mais elle est loin d’être à bout de souffle. Ses atouts demeurent intacts : un marché intérieur immense et, surtout, une concurrence interne impitoyable, explique Karel Eloot, spécialiste de la Chine et senior partner chez McKinsey.

La machine industrielle chinoise est-elle en train de s’enrayer ? S’il est vrai que, depuis des années, la situation dans son ensemble n’est guère réjouissante, il ne faut pas tirer de conclusions hâtives. Oui, la demande intérieure s’essouffle, et les usines se retrouvent en surcapacités. Et pour préserver au maximum leurs parts de marché, elles sont contraintes de maintenir des prix bas, ce qui érode leurs marges. Pourtant, l’industrie chinoise continue d’investir, souvent encouragée par les subventions des autorités locales. Résultat : de nombreux investissements sont inutiles ou bien mal orientés, avec un rendement en baisse constante. Selon le think tank Bruegel, le retour sur investissement du capital en Chine est inférieur de 4,2 points de pourcentage à la moyenne mondiale.

Si à première vue, le « miracle industriel chinois » – l’usine du monde – semble révolu, Karel Eloot n’en croit rien. Installé depuis vingt ans en Chine, ce dernier est senior partner de McKinsey et préside la Chambre de commerce Benelux en Chine orientale. « La grande force de l’industrie chinoise reste l’existence d’écosystèmes compétitifs dans de nombreux secteurs », observe-t-il. « On en trouve par exemple dans les matières premières critiques, la production de batteries, les panneaux solaires ou les voitures électriques. Chacun de ces écosystèmes repose sur une chaîne de production, avec à chaque maillon une forte rivalité entre entreprises. C’est un élément que nous oublions souvent en Occident. Les multinationales occidentales affrontent la concurrence de leurs homologues chinoises, mais la compétition la plus acharnée se joue entre entreprises chinoises elles-mêmes. »

Cette pression concurrentielle expliquerait pourquoi la capitalisation boursière des entreprises chinoises est souvent inférieure à celle de leurs rivales américaines.

KAREL ELOOT. « En effet. La concurrence réduit les bénéfices, ce qui se traduit par des valorisations boursières plus faibles. Mais elle oblige aussi les entreprises à être extrêmement efficaces et leur procure ainsi un avantage en coûts face à leurs concurrentes étrangères. Pour survivre dans cette bataille, une entreprise chinoise doit innover en permanence. Elle ne peut jamais se reposer. Elle doit sans cesse proposer de nouveaux produits, de nouveaux services, ou mettre au point de nouvelles méthodes de production. En contrepartie, elles bénéficient d’économies d’échelle gigantesques. Avec 1,4 milliard d’habitants, la Chine représente un marché colossal, permettant une montée en puissance rapide. Tous ces facteurs combinés donnent à la Chine une avance considérable dans certains secteurs, par exemple celui des véhicules électriques. »

L’Occident a fini par réagir. Mais un tel écosystème chinois n’est pas simple à reproduire…

ELOOT. « Cela prend des années, et surtout cela exige des investissements colossaux. Entre 2014 et 2024, la Chine a investi quelque 42.000 milliards de dollars dans la production de biens. L’Inde, pourtant immense elle aussi, n’a investi que 4.100 milliards sur la même période, soit dix fois moins. Les pays de l’Asean (l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est : Indonésie, Thaïlande, Vietnam, Singapour, etc.) ont fait encore moins : 3.400 milliards de dollars. Ces pays devront donc mobiliser d’énormes capitaux pour espérer répliquer les chaînes de production chinoises. »

Beaucoup de lecteurs penseront : « Oui, mais les entreprises chinoises reçoivent des subventions. »

ELOOT. « Les subventions ne suffisent pas à expliquer la force des écosystèmes chinois. Ce n’est pas comme si Pékin décidait d’avoir cent producteurs de véhicules électriques et distribue des subventions à ces cent acteurs. Cela ne fonctionne pas ainsi. La Chine raisonne de manière stratégique. Le gouvernement identifie d’abord des secteurs prioritaires – panneaux solaires, batteries, voitures électriques. Ce signal inspire confiance à certains entrepreneurs, qui investissent. Cela enclenche une spirale ascendante : si je vois les autres investir, je vais investir aussi. C’est ainsi que les écosystèmes se construisent, souvent en coopération avec des universités et des centres de recherche. Le fait de rassembler dans un même écosystème tous les maillons de la chaîne de valeur réduit en outre le risque. Un fabricant de batteries, par exemple, ne peut croître que s’il dispose de suffisamment de lithium. »

Conclusion : les subventions seules ne bâtissent pas d’écosystèmes.

ELOOT. « Exactement. Sur le marché chinois règne une compétition féroce. Les entreprises doivent survivre, y compris dans ces écosystèmes. Et pour survivre, elles doivent rester compétitives. Leurs ressources proviennent de leurs bénéfices, qu’elles doivent réinvestir, comme toute entreprise dynamique. Les États-Unis ont Tesla, mais la Chine a plusieurs Tesla. »

La Chine et les États-Unis ont conclu une trêve temporaire dans leur guerre commerciale. Mais si celle-ci devait dégénérer ?

ELOOT. « Bonne question. L’industrie chinoise avait déjà commencé à se déplacer vers des produits de qualité, à forte valeur ajoutée, renforçant sa place dans le commerce mondial. Mais elle exporte encore de nombreux produits sensibles aux droits de douane : textile, jouets, électronique de base. La question est donc : si ces produits ne peuvent plus entrer aux États-Unis en raison de tarifs prohibitifs, quel pays pourra les produire ? Quel autre pays est capable d’investir en peu de temps 42.000 milliards de dollars pour se doter d’un appareil productif équivalent à celui de la Chine ? »

Sans parler de la production de biens technologiques de pointe, qui exige aussi du savoir-faire…

ELOOT. « Pourquoi Apple continue-t-il à fabriquer l’essentiel de ses iPhone en Chine ? Parce que, comme le dit Tim Cook, les fabricants chinois figurent parmi les meilleurs au monde en matière de production de précision à grande échelle. Mais ce résultat est le fruit de vingt ans d’apprentissage. Ces dernières années, les producteurs chinois ont beaucoup investi en Asie du Sud-Est, mais cela n’a pas été facile. Même eux ne peuvent pas simplement transplanter ailleurs leur système de production. Car la force des chaînes chinoises réside aussi dans les équipes : ce sont des employés chinois, parlant la même langue, partageant la même culture, la même éducation, la même culture d’entreprise. Prenez un exemple simple : le calendrier des congés. Le vendredi 2 mai était un jour de pont, et le lundi 5 mai férié. Ces deux jours doivent être récupérés en travaillant deux samedis. Cela en dit long. »

La Belgique et, plus largement, l’Europe n’ont peut-être pas d’écosystèmes industriels aussi impressionnants, mais elles disposent d’un État de droit.

ELOOT. « Aujourd’hui, l’incertitude est mondiale. Je préfère donc m’attarder sur les certitudes. En Chine, elles concernent par exemple l’urbanisation croissante et l’émergence d’une classe moyenne aisée, moteurs de croissance et opportunités pour les entrepreneurs, y comprispour les entrepreneurs  étrangers. Une autre certitude est le vieillissement démographique, qui obligera le pays à accroître sa productivité, donc à innover davantage. Cela crée à nouveau un potentiel considérable pour les entrepreneurs. La plus grande certitude reste sans doute les résultats déjà obtenus. Regardez où en est aujourd’hui l’économie chinoise. Elle domine dans les voitures électriques, les batteries, la 5G et la 6G. On ne peut pas sous-estimer cela. Ce succès rassure une multitude d’entrepreneurs sur la Chine. Et les entrepreneurs chinois eux-mêmes veulent préserver ce résultat. C’est ce qui explique les progrès considérables de la protection de la propriété intellectuelle en Chine ces dernières années. »

Mais peut-on dire que la Chine est un pays riche ? Certaines régions accusent encore un retard de développement.

ELOOT. « La Chine est un pays, mais il vaut mieux la considérer comme un continent. Les régions côtières sont bien développées, tandis que certaines zones de l’intérieur sont restées à la traîne. On le constate, par exemple, dans les disparités de qualité des soins de santé. Sur la côte, les services de santé sont de bon niveau. »

Vous vivez à Shanghai. Vous feriez-vous opérer là-bas ?

ELOOT. « Oui. Les chirurgiens des grandes villes disposent d’une véritable expertise. Cela tient encore une fois à l’échelle. Ne regardez pas la Chine avec une loupe belge. La Belgique compte 12 millions d’habitants, Shanghai à elle seule en a 27 millions. Certains hôpitaux sont si spécialisés qu’ils n’ont l’autorisation d’effectuer que certains types d’opérations. Vous êtes ainsi assuré d’être pris en charge par un véritable spécialiste. Je n’ai aucune inquiétude. »

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