Salué par la critique et plébiscité par les lecteurs, ce fin observateur des coulisses de la politique analyse dans “L’Heure des prédateurs” la montée en puissance d’acteurs inédits et les ressorts du spectacle inquiétant qui se joue devant nous. Un essai indispensable pour saisir les nouveaux enjeux de l’ordre mondial à l’ère de l’IA.
Giuliano da Empoli écrit-il ses livres en scrutant une boule de cristal ? Le Mage du Kremlin, paru en 2022 quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, lui a donné une réputation de quasi-devin. Dans ce roman, couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française, l’auteur italo-suisse donnait à ses lecteurs les clés pour entrer dans la tête de Vladimir Poutine et comprendre toute la logique de cette offensive brutale.
Cette fois-ci, l’ancien conseiller de Matteo Renzi éclaire brillamment les turbulences de l’actualité sous la nouvelle ère Trump avec un essai écrit il y a quelques mois à peine. Alors que les commentateurs politiques et économiques peinent à trouver au jour le jour un sens aux revirements idéologiques de la Silicon Valley et aux actions du nouveau président des États-Unis, Giuliano da Empoli les décrypte dans L’Heure des prédateurs avec une pertinence inégalée. À la suite des Ingénieurs du chaos, publié en 2019, où il analysait leurs outils de propagande numérique, l’écrivain et enseignant à Sciences-Po Paris fait le portrait de ces nouvelles figures du pouvoir et de leurs alliés inattendus issus de la tech.
À la manière d’un scribe aztèque face à des conquistadors modernes qui s’imposent par la force et la sidération, il oppose un regard lucide et même sarcastique. Et c’est d’ailleurs la grandeur de ce livre qui, avant même d’expliquer, nous donne à voir, à réfléchir et parfois à sourire. Une rencontre passionnante avec un humaniste élégant et cultivé, capable de parler aussi bien des couloirs de l’ONU que des romans de Kafka, les uns menant aux autres et vice versa.
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TRENDS-TENDANCES. Qui sont les “prédateurs” du titre ? Et en quoi la lecture de Machiavel est éclairante pour les comprendre ?
GIULIANO DA EMPOLI. Les prédateurs, ce sont ces figures que l’on voit aujourd’hui sur la scène internationale : les Donald Trump, les Javier Milei, ou encore des personnalités plus exotiques comme Nayib Bukele au Salvador. Ce sont des personnages qui évoluent dans un monde sans règles, ni limites. Par rapport aux leaders politiques que nous avons connus ces dernières décennies, ils sont profondément disruptifs car ils brisent tous les cadres.
Je les qualifie de “borgiens”, en référence à César Borgia considéré comme le modèle du prince chez Machiavel. Ces personnages-là échappent à l’analyse traditionnelle si l’on se réfère uniquement à l’histoire récente ou aux textes des 20 ou 30 dernières années.
En revanche, si l’on relit les classiques – notamment Le Prince de Machiavel – on les comprend mieux, car ce sont au fond des figures intemporelles. L’époque de Machiavel était, elle aussi, marquée par un fort chaos où l’ordre fragile des petites républiques de la Renaissance avait été balayé par une technologie qui redonnait l’avantage à l’agresseur. Aujourd’hui, je pense que nous vivons un basculement comparable dans une situation de chaos où la prime est à nouveau à l’agresseur, notamment dans le domaine du numérique.
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Quels sont les liens entre ces “prédateurs” et les “ingénieurs du chaos” auxquels vous avez consacré un livre en 2019 ?
Je dirais que les “ingénieurs du chaos” étaient encore des figures rebelles qui utilisaient le chaos comme une arme pour prendre d’assaut le pouvoir. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une phase quasi hégémonique du chaos où le chaos devient le véritable sceau de la puissance. Il s’agit toujours de la même dynamique, et surtout, elle repose sur la même infrastructure : le numérique. Car si les “borgiens” sont des personnages classiques dans leur inspiration, leur retour en force est rendu possible par l’infrastructure numérique, et par ceux qui la contrôlent – qui sont, selon moi, eux aussi des prédateurs. On le voit très clairement avec Musk, mais aussi avec d’autres acteurs du numérique comme Zuckerberg ou les dirigeants de Google et d’Apple. Ce qui est nouveau, c’est la convergence entre ces deux types de prédateurs.
Qu’est-ce que leurs méthodes ont de disruptif?
Dans l’opinion publique de nos démocraties, beaucoup ont le sentiment qu’il n’y a pas véritablement de différence entre un politique et un autre, que de toute façon, les contraintes sont telles, les règles internationales, les normes européennes, la bureaucratie… que tout est bloqué. Ce que font les prédateurs, les “borgiens”, c’est qu’ils agissent. Avec des actions surprenantes, directes, parfois irréfléchies, mais qui sortent des cadres, brisent les règles et produisent un impact immédiat sur la réalité. Les “borgiens” produisent des formes de “miracles”.
Au sens théologique, le miracle, c’est Dieu qui contourne le fonctionnement ordinaire du monde pour intervenir sur un cas précis. En Russie, on appelle cela le “contrôle manuel”. En s’appuyant sur la machine du numérique qui, de toute façon, ne valorise que les excès, les prédateurs sont dans le coup d’éclat permanent, pour paraphraser François Mitterrand. C’est une forme de violence continuelle produisant des moments de surprise et de sidération qui s’enchaînent sans donner le temps de métaboliser, ni de réagir.
Malgré ses revirements incessants et son caractère provocateur, Donald Trump a-t-il, selon vous, une stratégie bien définie ?

Je pense qu’il ne faut pas surinterpréter Trump. Il est très à l’aise dans le chaos, il en produit spontanément et il devient lui-même d’ailleurs l’adversaire de n’importe quel projet structuré. Trump ne maîtrise évidemment pas tout, mais c’est une bête de scène, il va constamment produire des moments spectaculaires et catalyser l’attention sur lui. C’est sa force et il faut en tenir compte. Il est parfaitement immunisé par rapport à la contradiction, au paradoxe et au scandale. En vérité, ça fait partie de son métabolisme. On voit néanmoins bien que, derrière cette histoire de taxes d’importation par exemple, il y a une forme de rationalité. Malgré toutes les contradictions que l’on observe, on voit se déployer avec une certaine clarté depuis son investiture un projet techno-impérial, que l’on peut aussi appeler “techno-césarisme”.
En quoi consiste ce projet techno-impérial ?
C’est un processus fondamental qui correspond à 30 ans de montée en puissance de la tech et des élites qui la contrôlent. La tech, au départ, rassemblait des jeunes gens en sweat à capuche avec des slogans gentils, qui sont progressivement devenus de plus en plus puissants et de plus en plus riches. On a pu penser que c’était simplement une question d’accumulation de richesses, mais aujourd’hui, on voit bien que c’est davantage un basculement politique, un changement de régime. De leur point de vue, la démocratie libérale n’est pas la meilleure façon de gérer une société et il faudrait passer à une sorte de gouvernance numérique. Le nouveau tsar de l’immigration aux États-Unis, Todd Lyons, le directeur de l’ICE (U.S. Immigration and Customs Enforcement, ndlr), a d’ailleurs dit : “Il faudrait que l’immigration soit gérée avec la même efficacité qu’Amazon”.
Comment l’interventionnisme économique de Trump peut-il coïncider avec l’idéologie libertarienne de certains leaders de la tech ? De quelle nature est cette convergence ?
Le politiste bulgare Ivan Krastev explique que dans une révolution, les contradictions sont nombreuses. Les gens ne sont pas d’accord entre eux, mais ils sont d’accord pour dire que leur moment est arrivé, que le futur leur appartient. J’ai tendance à penser que l’aspect technologique est plus structurel et qu’il finira probablement par prendre le dessus, même si cela ne se fera pas de manière linéaire.
Cette convergence n’a pas besoin d’être consciente : c’est une convergence d’intérêts entre des outsiders qui avancent en s’attaquant aux élites traditionnelles (les élites politiques, mais aussi les médias, les universités). Ils ne supportent pas d’être contraints par des règles et des lois. Ils ne tolèrent aucune limite à leur volonté de puissance. Tant qu’ils étaient en position de relative faiblesse, les acteurs de la tech devaient composer, faire semblant d’être plus ou moins d’accord avec de gentils progressistes ou de gentils conservateurs.
Aujourd’hui, ils ont atteint un niveau de puissance qui leur permet de dire : “il faut tout balayer”. Ils se tournent alors vers des figures comme Trump, ou des partis comme l’AfD en Allemagne, qui sont en phase avec leurs méthodes et leurs idées.
Dans “L’heure des prédateurs”, vous expliquez comment Eric Schmidt, l’ancien patron de Google, a aidé Barack Obama à gagner en 2012. Les démocrates ont-ils vendu leur âme au diable à ce moment-là ?
Même si Obama n’imaginait sans doute pas en 2012 les évolutions que l’on observe aujourd’hui, mon livre est particulièrement critique envers les démocrates américains. Entre les années 1980 et 2024, tous les présidents, vice-présidents et candidats démocrates étaient juristes. Le parti démocrate américain est devenu le parti des avocats. Ils se sont focalisés sur des questions de droits, notamment sur les droits des minorités et sont tombés dans un formalisme inefficace face à la brutalité des prédateurs dont le discours est justement de balayer les formes et les règles afin “d’affronter les vrais problèmes”.
Le paradoxe, c’est que les démocrates ont négligé la seule question sur laquelle, effectivement, ils auraient dû intervenir en tant qu’avocats. Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale de Biden, a déclaré que quatre à six projets comparables au projet Manhattan (bombe atomique), c’est-à-dire capables d’affecter le futur de l’humanité, étaient en cours aux États-Unis. Tous ces projets se déroulent dans des entreprises privées, sans aucune forme de gouvernance ni de contrôle public. Les républicains, de ce point de vue, ne suscitent guère d’attentes : ils ont toujours été pro-business, pro-initiative privée.
Vous dites, dans votre préface à “L’Empire de l’ombre”, que les techno-césaristes voient l’Europe comme un obstacle. Mais l’Europe a-t-elle encore le pouvoir de s’opposer à la tech et de la réguler ?
Il y avait une fenêtre d’opportunité pour encadrer les dynamiques de la tech aux États-Unis dans un cadre démocratique, mais elle s’est refermée. Je trouve néanmoins que l’agressivité des prédateurs envers l’Europe est plutôt encourageante. Presque tous les jours, que ce soit du côté de la Maison Blanche, de la tech ou évidemment du Kremlin, vous avez quelque chose de très violent qui est dit ou même acté contre l’Europe.
Il y a peut-être une part de ressentiment, mais je pense surtout qu’ils perçoivent l’Europe comme un véritable adversaire. Un adversaire qui, de son côté, n’a pas tout à fait conscience de l’être, et qui manque de courage et même de mots. Je ne pense pas qu’on puisse mener ce combat de façon implicite. Je pense qu’à un moment, il va falloir qu’on ait le courage, comme ça a été le cas du Canada, de les affronter directement. Cela permettra de mobiliser des énergies.
“Je trouve que l’agressivité des prédateurs envers l’Europe est plutôt encourageante.”
Que pensez-vous des arguments de ceux qui voient les tentatives d’encadrement de l’IA par l’UE comme une stratégie suicidaire face à l’avance technologique des États-Unis et de la Chine ?
Je suis en désaccord radical avec ces arguments. Il faut imposer nos valeurs et le respect de certains principes à la technologie et accepter d’en payer le coût. Les Chinois l’ont fait à leur façon. Ce ne sont ni nos valeurs ni notre modèle politique, mais à un moment, ils se sont rendu compte qu’ils perdaient le contrôle. Et même s’il était important pour eux de rester dans une logique d’innovation et de croissance, ils ont tout de même rétabli une forme de contrôle politique.
Aujourd’hui, malgré cela, ils ont DeepSeek. Nous devons avoir la même détermination à imposer notre modèle de société à la technologie, y compris à l’IA. Il y aura peut-être un prix à payer, mais il y aura aussi des bénéfices.
“Il faut imposer nos valeurs et le respect de certains principes à la technologie et accepter d’en payer le coût.”
“Si l’on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront”, disait Emmanuel Macron en novembre dernier. Quelle transformation les États européens devront-ils accomplir pour résister aux prédateurs américains et russes ?
Je ne pense pas du tout que le modèle européen soit dépassé. Il est d’ailleurs né de la défaite des empires. Il ne faut surtout pas se laisser impressionner en se disant : “ils ont raison, il faut changer notre manière de faire”. En revanche, ce qui est vrai, c’est qu’il y a des enjeux de pouvoir. L’approche purement technocratique ne suffit pas. L’intelligence artificielle est une machine de pouvoir et il faut l’appréhender comme telle. Ce qui est terrible, c’est que les gens de la tech sont entièrement projetés dans un scénario de domination globale tandis que nos rares politiques intéressés par l’avenir, et notamment par l’IA, n’ont, en réalité, aucune incitation ni intérêt à s’en emparer. Leur survie politique dépend de mécanismes tout autres.
Qu’est-ce qu’une société gouvernée par l’IA implique réellement ?
La démocratie repose sur des procédures qui produisent des décisions bonnes ou mauvaises, mais légitimes, parce qu’issues d’un processus démocratique. Quand vous discutez avec des experts de l’IA, ils vous expliquent qu’on ne peut pas reconstruire la façon dont la décision a été prise. C’est opaque. Les concepteurs eux-mêmes ne savent pas comment ça marche. On doit donc se satisfaire du fait que le résultat est bon et qu’il sera de plus en plus bon. C’est le contraire exact de la démocratie. Dans son dernier livre, Laurent Alexandre affirme que nous allons produire tellement de données qu’il sera impossible pour un humain de les traiter. La seule solution sera de confier ce traitement aux IA. Pour moi, l’IA est une technologie “borgienne”, parce qu’elle se nourrit du chaos.
“Pour moi, l’IA est une technologie ‘borgienne’, parce qu’elle se nourrit du chaos.”
Quelle place faut-il selon vous donner à l’IA ?
Je ne suis pas du tout technophobe. La question n’est pas de contester les bienfaits, non seulement éventuels, mais déjà présents de l’IA. Il suffit de voir les deux prix Nobel de l’an dernier, en physique et en chimie. Je cite dans mon livre une phrase de Rilke : “Je vis en mauvaise intelligence avec les appareils photo, parce qu’ils ont perdu l’humilité que toute technologie devrait avoir”. Je pense que notre défi est de réenseigner l’humilité aux machines. Et pour cela, il ne faut pas être luddite, mais plus avancé que la machine elle-même. Ce qui me semble crucial, c’est la gouvernance de la technologie : est-ce que nous maîtrisons la technologie ? Et surtout, qui la maîtrise ?
“Je pense que notre défi est de réenseigner l’humilité aux machines. Et pour cela, il faut être plus avancé que la machine elle-même.”
Pour aller plus loin : “L’empire de l’ombre. Guerre et terre au temps de l’IA” (revue “Le Grand Continent”, éd. Gallimard), préface de Giuliano da Empoli.
Profil
– 1973 : Naissance à Neuilly-sur-Seine d’une mère suisse-alémanique et d’un père économiste italien en poste à l’OCDE.
– 2014 : Conseiller de Matteo Renzi à la présidence du Conseil italien.
– 2019 : Publie Les ingénieurs du chaos ( éd. Lattès).
– 2022 : Publie Le mage du Kremlin, grand prix du roman de l’Académie française, vendu à plus de 700.000 exemplaires, adapté prochainement au cinéma.
– 2025 : Publie L’heure des prédateurs (éd. Gallimard).
Par Paloma De Boismorel et Amid Faljaoui