L’effet des sanctions sur l’économie russe? “Les Chinois reprennent le marché russe aux Européens”

RUSSIE. "Le pouvoir d’achat du Russe moyen a fortement chuté en l’espace de six mois." © Getty Images
Jozef Vangelder Journaliste chez Trends Magazine

Taux d’intérêt élevés, investissements à l’arrêt, pénurie sur le marché du travail : l’économie russe est en train de lentement se passer la corde au cou, selon Johan Vanderplaetse, vice-président de la Chambre de commerce belgo-luxembourgeoise en Russie. Les sanctions européennes ne nous servent pas, que du contraire. “Au lieu d’acheter une Volkswagen ou une BMW, les Russes achètent maintenant une BYD.”

Il a fallu attendre un certain temps, mais l’économie russe commence à montrer des signes de faiblesse avec l’enlisement de la guerre. En 2023 et 2024, la croissance économique était encore robuste, entre 4,1 et 4,3%, mais, pour cette année, le ministère russe de l’Économie ne prévoit qu’un maigre 1,5%. Le FMI est encore plus pessimiste, avec une prévision de 0,9%. Le ton a changé et des figures de premier plan n’hésitent plus à dire les choses clairement. En juin, le ministre de l’Économie Maxim Reshetnikov a déclaré que la Russie se trouvait au bord d’une récession. Ce même mois, Elvira Nabioullina, la gouverneure de la Banque centrale russe, a averti que l’économie du pays atteignait les limites de ses capacités.

Une littérature abondante a été produite autour de la question suivante : combien de temps l’économie russe peut encore tenir . Les sanctions occidentales deviennent de plus en plus sévères, du moins sur le papier. Pour un entrepreneur belge possédant plusieurs sites de production en Russie, il ne faut pas se bercer d’illusions.

Sanctions?

“Des sanctions ? La Russie achète tout ce dont elle a besoin en Chine, en Inde et dans d’autres pays, affirme cet entrepreneur. Ne me comprenez pas mal. Je trouve la guerre en Ukraine horrible. Mais si vous me demandez si les sanctions fonctionnent, ma réponse est claire : non, elles ne fonctionnent pas. Le reste du monde s’est engouffré dans la brèche. Les États-Unis aussi d’ailleurs, car les sanctions américaines sont moins sévères que les européennes. Je connais une grande entreprise américaine qui exporte directement depuis la Pologne des matières premières et des produits vers Saint-Pétersbourg. Les entreprises européennes doivent faire un coûteux détour par la Chine ou d’autres pays tiers, ce qui revient à une distorsion de concurrence. L’Europe se tire ici une énorme balle dans le pied.”

L’horloge tourne

La Russie gagnera-t-elle d’abord la guerre ou tombera-t-elle en faillite avant ? Le débat fait rage. Les revenus pétroliers – en 2024, ils représentaient 30% du budget fédéral russe – ont chuté, et avec le ralentissement de l’économie, d’autres revenus chutent également, comme les impôts sur les personnes et les entreprises. Budgétairement, la Russie peut encore tenir un moment, selon un rapport du think tank Peterson Institute of International Economics, mais la pente est (très) glissante. En mai 2025, le déficit budgétaire était déjà presque aussi grand que celui de toute l’année 2024. Et les liquidités du Fonds national de bien-être – autrefois destiné à payer les retraites et qui est désormais une source de financement de la guerre – ont chuté de pas moins de 71% depuis le début du conflit avec l’Ukraine.

La défense et la sécurité sont évidemment de grands gouffres financiers, selon un rapport du centre de recherche Center for Strategic and International Studies (CSIS). Ensemble, ils représenteront cette année 40% des dépenses publiques, soit plus que les dépenses cumulées pour l’enseignement, la santé, la politique sociale et l’économie. Et les dépenses de défense sont sans doute encore bien plus élevées. Car beaucoup d’argent officiellement destiné à des objectifs non militaires est en réalité détourné vers l’armée et l’industrie de défense. La Russie ne peut pas tenir indéfiniment cette logique.

Un rapport de la Stockholm School of Economics adopte une perspective plus large. La Russie veut jouer dans la cour des grands, mais c’est une petite économie. En 2023 ,elle ne représentait que 11% de l’économie de l’UE. Selon ce même rapport, même si l’économie russe croissait chaque année de trois points de pourcentage de plus que l’économie européenne, la Russie aurait encore besoin de 70 ans pour rattraper l’UE. Les ajustements pour les coûts relatifs et la parité de pouvoir d’achat modifient les proportions en faveur de la Russie, mais pas fondamentalement. Même en ce qui concerne la capacité militaire. Chaque augmentation d’un point de pourcentage des dépenses militaires par la Russie peut être égalée par l’UE avec une augmentation de seulement 0,2 point de pourcentage. Le soutien militaire européen à l’Ukraine n’est donc pas une question de moyens, conclut le rapport, mais de volonté politique.

Ce constat est régulièrement entendu par Johan Vanderplaetse. Le vice-président de la Chambre de commerce belgo-luxembourgeoise en Russie connaît très bien le pays. Il y a vécu 30 ans, est marié à une femme russe et parle la langue. En 2022, il a déménagé, pour des raisons professionnelles, de Russie vers la Suisse puis vers l’Autriche. Mais il continue de se rendre régulièrement en Russie, en tant que conseiller et administrateur d’entreprises belges sur place.

TRENDES-TENDANCES. L’Europe se tire-t-elle une balle dans le pied avec ses sanctions, comme le dit cet entrepreneur belge ?

JOHAN VENDERPLAETSE. Laissez-moi vous donner un exemple. J’ai fait partie pendant des années de la direction de Schneider Electric (la multinationale française spécialisée dans les réseaux de distribution électrique et l’automatisation industrielle, ndlr). J’y étais, entre autres, responsable du marché russe. L’un de mes plus gros clients était T Plus, un producteur et distributeur d’électricité dans la région autour de la ville de Nijni Novgorod, contrôlé par l’oligarque russe Viktor Vekselberg. Les sanctions européennes nous ont obligés à stopper nos livraisons à T Plus. Plus tard, un émissaire de Vekselberg m’a raconté quelle entreprise nous avait remplacés comme fournisseur : l’américaine General Electric.

Le gouvernement américain avait certes imposé des sanctions à la Russie, mais avait autorisé une exception pour les livraisons de General Electric. Nous, Européens, nous avons des principes. Mais si tout le monde n’agit pas selon les mêmes principes, alors vous avez un problème. Alors, on vous retire le fromage de votre sandwich.

Apparemment, les Chinois se sont aussi engouffrés dans la brèche.

Allez jeter un coup d’œil à Moscou. Toutes les nouvelles voitures qui roulent là-bas sont chinoises. Ces voitures roulent très bien, sont belles et ne sont pas chères. À cause des sanctions, vous ne pouvez plus acheter de voitures occidentales, sauf par le biais d’une coûteuse importation parallèle. Les Chinois reprennent le marché russe aux Européens. Au lieu d’une Volkswagen ou d’une BMW, les Russes achètent maintenant une BYD. J’ai vu autrefois un phénomène semblable se produire dans le secteur des télécoms, lorsque les acteurs européens ont dû s’incliner devant le chinois Huawei. La même chose se passe maintenant dans le secteur automobile. Les sanctions nous ont explosé au visage.

Combien de chiffre d’affaires les entreprises européennes ont-elles perdu en Russie ?

Pour faire un calcul correct, il faut des chiffres sur les importations parallèles depuis l’Europe vers la Russie. Ces chiffres n’existent évidemment pas. Il y a certes une importation parallèle légale – des entreprises européennes qui, par crainte pour leur image, vendent des produits non frappés de sanctions via un distributeur en Russie. Mais une grande partie de l’importation parallèle viole les sanctions européennes, et vous ne trouverez évidemment aucune donnée à ce sujet. Il s’agit alors d’entreprises qui font parvenir des produits interdits en Russie, via le Kazakhstan, l’Arménie ou Dubaï. Il y a aussi des entreprises qui se sont retirées du marché russe. Tous les plus et les moins réunis, j’estime qu’il reste aujourd’hui 30 à 40% des ventes européennes qui se réalisaient auparavant en Russie.

La guerre commence à peser sur l’économie russe, selon les données chiffrées. Le constatez-vous là-bas ?

À première vue, non. À Moscou, les restaurants sont pleins et les magasins bien fournis. La ville vit. Mais il y a quelques signaux d’alarme. Nous avons un appartement à Sotchi, sur la mer Noire, où nous passons toujours quelques semaines pendant les vacances d’été. Normalement, c’est complet à Sotchi, mais cet été un tiers des chambres d’hôtel est resté inoccupé et les restaurants étaient remplis à moitié. Les exploitants me disent que les vacances, même dans le pays, sont devenues trop chères pour beaucoup de Russes. Ne croyez pas au chiffre officiel d’une inflation de 10%. En réalité, elle est beaucoup plus forte (proche de 20%, selon un rapport de la Stockholm School of Economics, ndlr). Le pouvoir d’achat du Russe moyen a fortement baissé en l’espace d’un semestre.

Les salaires russes n’avaient-ils pas augmenté plus fortement que l’inflation ?

Oui, mais aujourd’hui ce n’est plus le cas. Et un autre problème s’ajoute. Pour contenir l’inflation, la banque centrale a dû relever, l’an dernier, le taux directeur à un niveau astronomique de 21%. Il est depuis redescendu à 18%, mais un prêt reste extrêmement cher. Le taux hypothécaire atteint facilement 25 à 30%. La construction résidentielle subit une crise très lourde.

Johan Vanderplaetse, vice-président de la Chambre de commerce belgo-luxembourgeoise en Russie. © PG

Qu’en est-il des crédits aux entreprises ? La situation est-elle aussi catastrophique ?

Non, à ma grande surprise. On s’attendrait à une hausse dramatique du nombre de mauvais crédits. Mais les responsables d’Alfa Bank et d’autres grandes banques russes me disent que la qualité du portefeuille de crédits aux entreprises reste très bonne. Les petites entreprises semblent réussir à répercuter les lourdes charges d’intérêts dans leurs prix, ce qui explique aussi la forte inflation. Les moyennes et grandes entreprises n’investissent plus, mais placent plutôt leur trésorerie à la banque, où elles peuvent obtenir 18 à 20% d’intérêts. Les investisseurs étrangers sont aussi aux abonnés absents. Tôt ou tard, l’arrêt des investissements se retournera contre l’économie russe.

La Russie souffre aussi d’une pénurie de main-d’œuvre. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?

On trouve encore des employés de bureau. Le problème se situe au niveau des ouvriers. Chaque mois, des dizaines de milliers d’hommes signent un contrat pour aller combattre en Ukraine. L’argent qu’ils reçoivent pour cela est une somme dont un ouvrier ne peut que rêver. (Le montant dépend de la région. Pour un an de service militaire, les recrues de Moscou et de Saint-Pétersbourg recevaient respectivement en 2024 – prime de départ et salaire mensuel cumulés – l’équivalent de 60.600 dollars et 35.000 dollars, selon le journal indépendant “The Moscow Times”. Le salaire mensuel moyen en Russie s’élève aux alentours de 932 dollars, ndlr).

Les sommes généreuses assurent un approvisionnement suffisant en chair à canon au front et évitent dans le même temps une mobilisation obligatoire. Une grande partie des soldes versées aux soldats afflue vers les régions défavorisées, d’où proviennent la plupart des recrues. Là, le pouvoir d’achat est aujourd’hui plus élevé que jamais. Les veuves de soldats tombés au combat reçoivent des montants immenses (jusqu’à 130.000 dollars, selon un rapport de la Stockholm School of Economics, ndlr). On n’a jamais vu auparavant autant de salons de coiffure et de manucure dans ces régions.

En conclusion, combien de temps l’économie russe peut-elle encore tenir de cette manière ?

Selon moi, certainement encore jusqu’à la mi-2026. Ensuite, la situation pourrait devenir très tendue. J’ai esquissé un tableau global, mais ce n’est jamais noir ou blanc. Même dans une économie qui s’effondre, il y a toujours des entreprises qui réalisent des bénéfices. Je ne citerai pas de noms, mais il y a des entreprises belges qui s’en sortent très bien aujourd’hui en Russie. Vous ne pouvez cependant pas ignorer l’érosion du pouvoir d’achat. C’est de cela que j’entends les Russes se plaindre. Ce qui ne signifie pas que le président Poutine sera renversé. Après toutes ces années passées en Russie, je reste toujours stupéfait de l’endoctrinement profond dans cette société.

“J’estime que l’économie russe pourra encore tenir jusqu’à la mi‑2026. Après cela, cela pourrait devenir très tendu.”

Et la répression ?

Elle est plus forte que jamais. Il est probable que WhatsApp soit maintenant également bloqué et remplacé par l’application Max, contrôlée par l’État. Selon une nouvelle législation, non seulement la diffusion de propagande occidentale est punissable – ou ce qui doit passer pour de la propagande occidentale – mais aussi sa lecture. Le tour de vis se resserre toujours davantage.

Pouvez-vous nous dire comment se manifeste cet endoctrinement ?

Vous ne voyez évidemment pas en Russie des images de maisons et d’appartements ukrainiens bombardés avec leurs victimes civiles. On vous présente seulement la destruction d’installations militaires ukrainiennes. À l’inverse, les dommages civils causés par les attaques ukrainiennes en Russie sont largement exagérés. Ce qui me frappe, c’est le nombre de mes amis russes qui ont tourné le dos à l’Europe. Ce phénomène s’explique par la propagande – particulièrement négative envers l’Europe – mais aussi par des sanctions de notre continent. Beaucoup de Russes ordinaires se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter ces sanctions. Car ils n’ont pas voulu la guerre, mais ils en paient quand même la facture.

“Beaucoup de Russes ordinaires se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter ces sanctions. Ils n’ont pas voulu la guerre, mais ils paient quand même l’addition.”

Les Russes ne vont-ils pas au-delà de la propagande ? Ils sont quand même plus intelligents que ça ?

Non, et cela ne me surprend pas vraiment. L’immense majorité des Russes ne comprend que la langue russe, et n’a comme seule source d’information que la télévision russe. La censure et la propagande à la télévision sont d’un professionnalisme jamais vu, à tel point que moi-même, si j’étais Russe, je serais convaincu que l’Otan est sur le point d’attaquer mon pays et que le président Poutine devait intervenir pour le protéger. Je connais même des Russes très instruits qui en sont intimement persuadés. C’est douloureux à voir.

Comment tout cela va-t-il se terminer ?

Tôt ou tard, cela deviendra un conflit “gelé”, comme dans la péninsule coréenne. Nous devrons offrir à l’Ukraine des garanties de sécurité, et aider le pays à se reconstruire. Ce ne sera pas facile. Car la corruption a toujours été particulièrement importante en Ukraine. Et l’actuel manque de leadership en Europe est affligeant. Dans les médias, on fait souvent référence à l’élargissement de l’Otan comme catalyseur de cette guerre.

En 1990, lorsque la Russie était économiquement à genoux, les États-Unis ont donné des garanties orales que la réunification allemande ne conduirait pas à un déplacement de l’Otan vers l’Est. C’est pour moi une énigme de savoir pourquoi ces garanties n’ont pas été rédigées par écrit à l’époque. À la conférence sur la sécurité de Munich, en 2007, Poutine a clairement indiqué que l’élargissement de l’Otan devait s’arrêter. Les signaux étaient donc là. Je ne dis pas que nous devons accepter sans broncher tous les diktats russes. Et ce passé n’est certainement pas une justification de la guerre. Je dis juste que tout n’est pas noir ou blanc. L’Occident aussi a commis de graves erreurs dans ce dossier.

Profil

1968 : né à Tielt
1992 : Master en droit européen (Collège d’Europe, Bruges)
1993 : Langue et culture russes (Institut Pouchkine, Moscou)
Depuis 1998 : Senior vice-président successivement chez Alcatel, Emerson et Schneider Electric
Depuis 2022 : Président d’Ahlers Logistics ; conseiller de plusieurs entreprises
Depuis 2012 : Président du Belgian-Russian Business Club
Depuis 2016 : Vice-président de la Chambre de commerce belgo-luxembourgeoise en Russie
2018 – 2022 : Président de l’Association of European Businesses in the Russian Federation

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