Un traité vieux de plus de 35 ans est déjà mobilisé par la Russie contre le Luxembourg. Il pourrait l’être également contre la Belgique pour Euroclear.
Alors que l’Ukraine a un besoin urgent de fonds (ses coffres seront épuisés en février), Kaja Kallas, la haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, s’interrogeait voici quelques jours devant quelques parlementaires européens à Strasbourg : “Mais pourquoi donc, la Belgique est-elle si peureuse” face à l’idée de mobiliser les fonds russes, logés chez Euroclear, pour servir de garantie à un prêt de 140 milliards en faveur de l’Ukraine ?
On sait que le temps presse, et qu’en avril de l’an prochain, l’Ukraine sera complètement à sec. D’où la volonté de la Commission, devant le refus des États membres de lever un emprunt commun pour l’Ukraine, d’utiliser coûte que coûte les avoirs russes immobilisés en Belgique.
“Devant quelles juridictions les Russes pourraient-ils s’adresser ?”, s’interrogeait encore Kaja Kallas. La réponse pourrait se trouver dans un vieux traité datant de 1989, signé à l’époque entre ce qui s’appelait encore l’Union soviétique, la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg.
Willy Claes, Robert Urbain et le Kremlin
En février 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, les trois pays concluaient un accord “concernant l’encouragement et la protection réciproque des investissements”. Il était le fruit de négociations menées tambour battant par Willy Claes, alors ministre des Affaires étrangères, et Robert Urbain, ministre du Commerce extérieur. À l’époque, le monde politique s’était réjoui : devant le Parlement, Marc Eyskens, qui avait remplacé Willy Claes, et Robert Urbain soulignaient que la Belgique était “le premier pays occidental à proposer à l’URSS un tel traité de protection des investissements”.
Cet accord, ratifié par le Parlement en février 1990, stipulait dans son article 5 : “Les investissements effectués par des investisseurs de l’une des parties contractantes sur le territoire de l’autre partie contractante ne peuvent pas être expropriés, nationalisés ou soumis à toutes autres mesures ayant des effets similaires, sauf si ces mesures sont prises dans l’intérêt public, selon une procédure légale et ne sont pas discriminatoires. De plus, elles doivent être assorties de dispositions prévoyant le paiement d’une indemnité dont le montant devra correspondre à la valeur réelle des investissements concernés à la veille du jour où les mesures sont prises ou rendues publiques.”
Et si jamais un litige devait intervenir, un tribunal arbitral devrait statuer.
L’ironie est qu’au départ, le Kremlin était très réticent à engager la responsabilité de l’URSS dans un tel traité. Mais finalement, “la délégation soviétique a accepté l’arbitrage”, se réjouissait-on en Belgique, en 1989. Ce qui paraissait alors une victoire pour la diplomatie belgo-luxembourgeoise semble bien constituer aujourd’hui un gros embêtement, tant à Bruxelles qu’à Luxembourg.
L’affaire Fridman
Car ce traité de 1989 est invoqué aujourd’hui par l’oligarque russe Mikhail Fridman dans sa plainte déposée contre le Luxembourg. Fridman exige, sur la base de l’accord, une indemnisation de 16 milliards d’euros. L’oligarque russo-israélien, cofondateur de la banque Alfa Group ainsi que de la société d’investissement luxembourgeoise LetterOne, a vu ses actifs (estimés à environ 15 milliards d’euros) bloqués pour suspicion de soutien financier aux autorités russes. Mikhail Fridman est bien décidé à les récupérer. Il a mobilisé une équipe d’avocats parmi laquelle se trouve Cherie Blair, l’épouse de l’ancien Premier ministre britannique Tony Blair.
Un tribunal arbitral vient d’être constitué à Hong Kong pour traiter de cette affaire qui pourrait durer des années. Le Luxembourg se dit prêt à se défendre avec des “arguments solides”, et la Commission européenne a annoncé son soutien au Grand-Duché. Mais ce soutien européen ne va pas jusqu’à signer un chèque en blanc si le Grand- Duché perdait son arbitrage.
Si la Russie invoquait le même traité pour récupérer ses avoirs immobilisés chez Euroclear, la facture pour la Belgique serait salée : Euroclear détient 185 milliards d’euros d’avoirs russes, qui devraient donc être remboursés. Un montant impossible à payer pour la Belgique, et c’est pour cela que Bart De Wever demande à l’Europe des garanties solides, qu’il n’a toujours pas reçues.

Comment saisir sans confisquer ?
La situation qui prévaut à Luxembourg n’est toutefois pas exactement la même que celle concernant Euroclear, nuance Jan Balliauw, ancien journaliste de la VRT, aujourd’hui senior associate fellow à l’Institut d’Egmont et grand spécialiste de la Russie. “Contre le Luxembourg, la procédure a été engagée par une personne privée. Ici, il s’agit des avoirs de la Banque centrale russe, dit-il. Ce sont des biens souverains qui tombent sous des règles spécifiques. Par ailleurs, le traité porte sur les investissements. Or, les avoirs sont chez Euroclear, qui n’est pas une banque d’investissement, c’est une chambre de compensation. Est-ce que cela tombe quand même sous la catégorie ‘investissement’ ?”
Jan Balliauw poursuit : “La discussion actuelle porte surtout sur : peut-on saisir ces avoirs ? Tout le monde est d’accord : la confiscation pure et simple est exclue. Mais la question est : peut-on quand même en faire quelque chose qui ne soit pas une confiscation, mais qui permette d’utiliser ces fonds pour aider l’Ukraine ? C’est une question juridique extrêmement délicate.”
“La confiscation pure et simple est exclue, mais peut-on malgré tout faire quelque chose de ces avoirs pour aider l’Ukraine ?”
Elle est d’autant plus délicate que le mécanisme imaginé par la Commission est, de l’aveu même des fonctionnaires européens, “ingénieux et créatif”. Les avoirs russes chez Euroclear, essentiellement des liquidités issues des obligations arrivées à maturité que possédait la Banque centrale russe, seraient transférés à un véhicule spécial (un “SPV” dans le jargon). Ce transfert est censé limiter le risque financier pour Euroclear et la Belgique. En contrepartie, Euroclear recevrait des obligations à coupon zéro émises par la Commission européenne. Une fois dans le SPV, les fonds russes pourraient être utilisés pour financer le fonds de reconstruction de l’Ukraine. La subtilité est que la Russie conserverait la propriété légale sur les actifs sous-jacents logés dans le SPV. Le transfert ne serait pas une expropriation, mais une “séquestration conditionnelle”.
Deux scénarios
À la fin du conflit, en effet, il y aurait deux scénarios. Soit la Russie accepterait de payer les réparations à l’Ukraine. Moscou récupérerait alors les fonds logés dans le SPV, l’Ukraine rembourserait le prêt, et les obligations à Euroclear seraient honorées. Soit, le plus probable, la Russie refuserait de payer des dommages, et les avoirs logés dans le SPV couvriraient alors le prêt à l’Ukraine. Mais il n’y aurait pas de transfert de propriété. Ce serait une “subvention déguisée”, pas une saisie formelle.
Évidemment, la position russe est très différente. Si jamais les avoirs logés dans Euroclear devaient être transférés dans un SPV, le Kremlin a déjà dit qu’il considérerait cela comme une expropriation. Il lancerait une série de procédures judiciaires pour obliger la Belgique et Euroclear à rembourser une partie ou la totalité de ces sommes. Et il brandirait certainement le traité de 1989.
Voici quelques mois, le 18e paquet de sanctions européennes pris contre la Russie a abordé directement ce problème. Il a introduit ce que les juristes européens estiment être des protections contre les recours abusifs à un arbitrage en cas de litige entre un investisseur et un État. Cette mesure vise expressément à empêcher les sociétés ou les personnalités russes sanctionnées d’utiliser un traité bilatéral d’investissement, tel que celui signé par la Belgique, le Luxembourg et l’URSS en 1989, pour contester les sanctions européennes.
Une image ternie
Mais ce n’est évidemment pas si simple. On peut se demander jusqu’où s’étend le pouvoir européen, et si ces protections ne mettent pas à mal l’image de l’Europe auprès des investisseurs étrangers qui se verraient privés d’un recours juridique. C’est peut-être là que se trouve le risque majeur.
“Une procédure d’arbitrage fondée sur le traité de 1989 pourrait être l’une des pistes possibles. Personnellement, je pense que ça a peu de chances d’aboutir, dit Jan Balliauw. On peut également imaginer des procédures contre la Belgique devant la Cour internationale de Justice, devant la Cour européenne des droits de l’homme, etc. Et bien sûr, des procédures en Russie : on pourrait faire la même chose avec des biens belges en Russie. Mais il y a le risque général dont Euroclear a essayé d’alerter Ursula von der Leyen : celui d’un effondrement de la confiance dans l’ensemble du système.”
Risque pour le marché européen
Dans une lettre envoyée à la présidente de la Commission européenne et rendue publique par le Financial Times, la patronne d’Euroclear, Valérie Urbain, avertit en effet que la procédure imaginée par l’Europe risque “d’endommager l’attractivité du marché européen, et d’avoir pour conséquence d’augmenter la prime de risque” que devront supporter les États européens pour se financer dans le marché. Parce que les investisseurs, et particulièrement les fonds souverains et les banques centrales, “percevront (cette opération) comme l’équivalent d’une confiscation opérée sur les réserves d’une banque centrale”.
Et une dernière pièce vient encore compliquer le puzzle : il apparaît que la Maison Blanche a également des vues sur ces avoirs gelés. Dans son plan de paix en 28 points pour résoudre le conflit ukrainien, Steve Witkoff, l’envoyé de Donald Trump, veut – sans en avoir averti la Belgique – que ces avoirs servent à financer des joint-ventures russo-américaines destinées à développer des projets dans l’énergie, les minéraux et les terres rares en Russie. Est-ce en ayant ce point à l’œil que Bart de Wever, dans une dernière lettre à Ursula von der Leyen, estimait que si l’Europe confisquait l’argent des Russes, cela compromettrait une issue diplomatique à la guerre en Ukraine ?