Le risque d’une France ingouvernable : une crise politique majeure menace l’Europe
La victoire de la gauche aux législatives et l’absence de majorité à l’Assemblée nationale ouvrent une période d’incertitude en France. Cette situation est d’autant plus risquée qu’une crise de la dette n’est pas exclue et que l’Union européenne pourrait se retrouver paralysée. Attention, danger!
La France a évité une majorité absolue du Rassemblement national, au soir du second tour des législatives, ce dimanche 7 juillet. Un soulagement démocratique. Le prix économique de la dissolution de l’Assemblée nationale et de ce retour prématuré aux urnes risque toutefois d’être grand. Arrivé en tête, le Nouveau Front Populaire reste une coalition hétéroclite bousculée par les outrances de la France insoumise. Surtout, aucune majorité claire ne se dégage. Notre grand voisin devra apprendre de notre petite Belgique l’art du compromis, ce qui est loin d’être gagné.
1. Une France ingouvernable
“L’inquiétude principale, c’est de se retrouver avec une France totalement ingouvernable, souligne Bernard Keppenne, chief economist chez CBC. Elle pourrait être bloquée durant un an, parce qu’aucune dissolution n’est plus possible.” Le Premier ministre démissionnaire, Gabriel Attal, est chargé de préserver “la stabilité du pays”. Les tractations auront lieu sur fond de chaos et de promesses irréalistes.
“Lors de ces élections, je n’ai pas entendu parler une minute d’économie, au-delà d’un programme, certes légitime, de front contre le RN, souligne Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain. Emmanuel Macron a jeté une bombe en pleine procédure de déficit excessif et les programmes électoraux ne faisaient qu’évoquer des dizaines de milliards de dépenses. Mais bon sang: l’argent ne tombe pas du ciel !”
“Les signaux sont à l’orange, confie Philippe Ledent, senior economist chez ING. Notre message, c’est qu’ils resteront à l’orange dans les 12 prochains mois. Le risque le plus important est celui d’une inconsistance coupable face aux défis actuels et une incapacité à l’expliquer à la population. Ce chaos est sidérant: ceux qui savent où aller ne savent pas l’expliquer et ceux qui ne savent rien vendent leurs solutions à un problème qu’ils ne maîtrisent pas. On risque un immobilisme complet à se demander qui serait Premier ministre. Du grand n’importe quoi !”
2. Une gauche trop radicale
L’épouvantail de l’extrême droite a été balayé par le front républicain. Paradoxalement, avec ces renoncements à répétition, le Rassemblement national n’était pas forcément la pire crainte des marchés. “La gauche fait peur en raison de son programme économique d’une vraie radicalité, qu’elle souhaite appliquer dans son intégralité, souligne Philippe Ledent. Et je ne pense pas que ce soit du bluff…”
Le Nouveau Front Populaire annonce qu’il déposera ses mesures, notamment en vue d’un “choc de pouvoir d’achat”, au Parlement: aux autres partis de prendre leurs responsabilités. “Cela ne marcherait qu’un temps: après quelques mois, on reviendrait à la raison car ce serait un vrai problème budgétaire, précise le senior economist d’ING. La défiance des investisseurs à l’encontre du Nouveau Front Populaire est réelle. Les analystes ont rapidement vu une série d’horreurs pour la gestion des entreprises avec le fait de prévoir des sièges pour les représentants des travailleurs dans tous les conseils d’administration, la volonté d’une mainmise de l’Etat sur une série de secteurs stratégiques, une volonté de sortir du nucléaire, etc.”
“Dans leur programme, il n’y a aucune mesure de réduction de la dette, appuie Bertrand Candelon. Cela se résume à une course à l’échalote pour satisfaire les gens. Les promesses sont innombrables, alors qu’il n’y a plus d’argent dans les caisses. Sandrine Rousseau (LFI) a même osé dire qu’il n’y avait pas de problème de dette car il suffit de mobiliser l’épargne des Français. Je me demande combien de mouvements de capitaux il y a eu suite à cela… Aucun parti ne met en garde contre le risque engendré par la procédure européenne de déficit excessif, si ce n’est pour dire qu’il faut renégocier avec l’Europe. Le populisme est généralisé.”
3. Le risque d’une crise de la dette
Avec un déficit budgétaire supérieur à 5% du PIB, la France inquiète. “La Belgique émet chaque année 50 ou 60 milliards, la France, c’est 400 milliards, illustre Philippe Ledent. Il y a, certes, suffisamment d’épargne nationale pour couvrir cette charge, mais cela signifie qu’elle serait concentrée là-dessus, alors qu’aujourd’hui, elle est entre les mains des investisseurs internationaux, ce qui permet à l’épargne nationale d’être dirigée sur les marchés mondiaux. Il y a une dilution du risque importante. Une défiance des investisseurs n’arrivera qu’après un certain temps.”
Avec le programme dispendieux de la gauche comme repoussoir, cette crise de confiance risque de survenir. “Cela reste une énorme épée de Damoclès, poursuit le senior economist d’ING. C’est la loi de Murphy: quand quelque chose doit mal se passer, cela finit par mal se passer. Une économie peut-elle vivre avec 100% ou 110% d’endettement? A partir du moment où les taux restent modérés et où la Banque centrale parvient à contrôler l’inflation, c’est gérable. Le problème, c’est quand on n’a aucune trajectoire de stabilisation de ce taux. Dans le cas de la Belgique, de la France ou de l’Italie, la dynamique de l’endettement peut alors devenir explosive. On n’évitera pas un moment de vérité sur l’endettement européen, même s’il ne se passera pas de la même manière qu’en 2009, car les pays qui donnaient la leçon à l’époque, comme l’Allemagne, ne vont pas bien.”
“La situation budgétaire de la France est catastrophique, estime, lui aussi, Bertrand Candelon. Un rapport du Sénat évoque même la probabilité que des choses ont été dissimulées ou retardées. Le rapport de la Commission européenne est accablant. L’audit est fait, pas besoin d’être un prix Nobel de l’économie. Le ‘quoi qu’il en coûte’ d’Emmanuel Macron durant le covid a été une expression très malheureuse: en économie, il en coûte toujours quelque chose. Psychologiquement, cela revenait à dire que l’argent est là et qu’il n’y a qu’à se baisser pour le prendre.”
“Ce que les investisseurs détestent plus, c’est l’incertitude, poursuit-il. Cela va poser un problème sérieux en France et je ne m’étonnerais pas qu’il y ait des mouvements de capitaux vers d’autres pays. Dans un premier temps, cela pourrait être profitable à un pays comme le nôtre. Mais le risque est réel que des mécanismes de contagion se mettent en œuvre. L’hypothèse la plus grave mettrait en danger la viabilité de l’euro et engendrerait des risques de fragmentation.”
“Une crise de la dette? Ce n’est pas un scénario que j’envisage aujourd’hui, temporise Bernard Keppenne. Les investisseurs restent relativement sereins, même si l’élargissement du spread entre la France et l’Allemagne se payera. Il ne faut certes pas exclure une baisse du rating de la France, si elle reste bloquée pendant un an: ce sera d’autant plus inquiétant pour les finances publiques. Mais je ne suis pas dans un scénario catastrophe avec effet boule de neige sur les autres dettes.”
Le chief economist de CBC dit merci à la BCE puisqu’elle a acheté massivement de la dette française, au même titre que les dettes belge et italienne, par son programme d’assouplissement quantitatif. “En outre, prolonge-t-il, il y a quand même un contrôle européen, des mesures peuvent être prises et si le gouvernement ne veut pas les appliquer, il sera mis à l’amende par la Commission européenne, ce qui l’obligera à agir. Cela devrait jouer en faveur d’une stabilisation.”
4. Une économie “porteuse” fragilisée
“Du point de vue d’un économiste, j’ai envie de dire: quel gâchis!, peste Philippe Ledent. Parce que paradoxalement, la France n’était pas si mal positionnée que ça dans le monde d’aujourd’hui. Elle a une démographie moins négative que l’Allemagne. Elle dispose d’un avantage énorme avec son prix de l’énergie moins élevé, ce qui est un élément crucial pour la réindustrialisation. Elle a un secteur technologique bien vivant, là où l’Allemagne reste dans son modèle basé sur l’exportation de produits manufacturés. Pourtant, il y a un paradoxe entre cette situation et un sentiment de profonde détresse de la population.”
“Le bilan économique de Macron n’est pas du tout mauvais, acquiesce Bernard Keppenne. Il a mené des politiques de réindustrialisation de la France très importantes, il a accompagné les entreprises et rendu le pays attractif… Cette incertitude totale, pendant un an, risque de mettre à l’arrêt les investissements étrangers et réduire les prises de risque. Les indicateurs de confiance pour l’industrie et les services ont déjà lourdement chuté. Le tissu des petites entreprises est lui aussi inquiet de cette instabilité annoncée. C’est un vrai danger.”
Et que dire du risque des Jeux olympiques, ajoute l’économiste: “Imaginons des tensions sociales ou des manifestations, c’est toute l’image de la France qui en pâtira. C’est là où la décision de Macron est incompréhensible: il n’y avait pas une urgence absolue, il aurait pu attendre au moins après les Jeux olympiques.”
“Chez ING, nous avons baissé les prévisions de croissance des prochains trimestres parce que je ne vois pas comment on pourrait tomber dans l’euphorie, complète Philippe Ledent. En Belgique, on pourrait imaginer une sorte d’élan parce que les résultats sont clairs, même si cela va être dur et qu’il y aura des mesures impopulaires. En France, il n’y aura aucune période de grâce. Je m’attends à une situation attentiste, au moins à court terme, pour les dépenses et les investissements. Cela pèsera sur la croissance. Forcément, ce problème supplémentaire aggravera la question des finances publiques.”
5. Le moteur européen est bloqué
Le possible blocage de la France et les confrontations attendues des prochaines semaines sonnent comme un signal d’alarme pour l’Europe tout entière. “Ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’Emmanuel Macron a perdu la main au niveau européen et c’est un énorme risque pour l’Union, acquiesce Bernard Keppene. Dans les faits, le moteur franco-allemand n’existe plus. Nous avons une Allemagne extrêmement faible économiquement avec un gouvernement Scholtz affaibli, nous avons désormais une France bloquée alors qu’elle était un vecteur essentiel dans le développement nécessaire. Emmanuel Macron n’est plus crédible, on le voit déjà à travers les tensions sur la prolongation de Thierry Breton comme commissaire européen.”
Pourtant, l’époque est critique pour les Vingt-Sept avec la guerre à nos portes et un passif réel en matière de compétitivité. “Toutes les discussions sur la nécessité d’avancer le projet européen pour éviter de se faire manger par la Chine et les Etats-Unis risquent de se trouver au point mort, souligne le chief economist de CBC. Le plan de soutien à l’industrie, la réflexion sur la mobilisation des capitaux, etc. : tout cela risque d’être remis en cause alors que l’Europe est à la croisée des chemins dans son positionnement au niveau mondial. Les conséquences pourraient être négatives à moyen ou à long terme parce que l’Europe aura loupé le coche dans sa volonté de se réindustrialiser et d’accomplir les réformes nécessaires.”
“Ce sera une période déterminante, confirme Philippe Ledent. La dynamique conjoncturelle se ralentit déjà dans la zone euro: le deuxième semestre n’a pas été bon. Les défis sont énormes sur le plan géopolitique et industriel. Et l’arrivée possible de Donald Trump à la Maison Blanche, en novembre prochain, n’arrangera pas les choses.”
Le senior economist d’ING estime “étrange” cette période au niveau européen avec les tractations sur les top jobs, tandis que le camp nationaliste se structure autour du Hongrois Viktor Orban, qui multiplie les provocations jusqu’à se rendre à Moscou pour rencontrer Vladimir Poutine, ou fédérer le Rassemblement national et le Vlaams Belang au sein du Parlement européen. “L’Europe donne l’impression que l’on prend un peu les mêmes et que l’on recommence comme avant alors qu’il y avait tout de même un appel du pied des milieux économiques pour dire qu’il faut faire quelque chose rapidement pour ne pas rater les batailles technologiques et industrielles”, souligne-t-il.
Selon l’économiste, il est grand temps que l’économie reprenne le dessus sur le caractère parfois irrationnel du débat politique. “On peut faire des débats à l’infini sur l’idéologie ou des échanges de salon sur croissance/décroissance… mais la réalité, c’est que l’on est en train d’accumuler du retard sur le plan technologique, on a un énorme problème de productivité, l’industrie est de plus en plus à risque, l’indépendance énergétique est un dossier de premier plan. Les 12 prochains mois seront cruciaux dans la capacité de l’Europe à donner des signaux positifs.”
6. L’espoir d’une alliance démocratique
Tout n’est peut-être pas perdu. S’il y a un espoir auquel la France peut se raccrocher, c’est à une alternative laissant de côté les extrêmes pour construire un autre système politique et apporter une réponse aux questions économiques. Plusieurs voix politiques se sont déjà élevées pour proposer “une grande alliance allant de LR au PS”. Les craquements perceptibles dans chacun des blocs pourraient laisser augurer une telle évolution. “Dans ma note pour ING préalable aux élections, j’avais ajouté sans trop y croire ce quatrième scénario selon lequel, dans un parlement divisé, on aurait pu créer un arc républicain avec les républicains modérés, les macronistes, les socialistes et les écologistes, dit Philippe Ledent. C’était le scénario le moins probable, mais le plus favorable. Cela permettrait d’avancer. Le modèle français actuel est arrivé à bout de souffle.”
Ce scénario de stabilisation par la coalition permettrait de s’attaquer aux vrais problèmes de la France: des préoccupations claires en matière de pouvoir d’achat, mais dans un contexte où les finances publiques doivent être soulagées. “Ce n’est pas un scénario très crédible, craint Bernard Keppenne. On voit mal les macronistes s’allier avec le gauche avec son programme actuel, ne fut-ce que sur la volonté de revenir sur la réforme des retraites. C’est impossible! La droite traditionnelle étant laminée, elle ne pourra pas faire l’apport. Je crains malheureusement une situation de blocage qui va durer. Nous, en Belgique, avons l’habitude de trouver des compromis. Ce n’est pas quelque chose qu’ils connaissent en France.”
“Mettre ensemble une partie du Nouveau Front Populaire, les macronistes et les Républicains? Franchement, je n’y crois pas trop, d’autant qu’il n’y pas la culture de la négociation et du compromis, abonde Bertrand Candelon. En France, c’est celui qui a le plus de voix qui décide, point, les autres se taisent. Cela dit, c’est peut-être quand on est au pied du mur que l’on se retrousse les manches.”
Et si c’était cela que, secrètement, Emmanuel Macron avait voulu provoquer?
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